mardi 20 mars 2012

La Clemenza di Tito : la pourpre et le noir


Le voile noir masque la statue jusqu'au piédestal, jusqu'au nom de Titus que l'on devine à peine. Noirs aussi les fantassins, glaives et armures articulées, sortes de ninja romains qui pratiquent leurs kata avec kiai et postures menaçantes qui confinent au ridicule. Une fausse note parmi les costumes Premier Empire dont le camaïeu évolue du blanc de la pureté pour Servilia et Tito au bleu sombre de la trahison pour Vitellia. Un escalier imposant occupe le côté jardin, l'accès à la Lumière, aux Lumières ?



(Crédit photo : Patrice Nin)
Le plateau, jeune et très homogène vocalement, sert à merveille les harmonies, les dualités, les ambiguïtés, les conflits. Le visage fin de Maité Beaumont confère à Sesto la troublante beauté du jeune homme pré-romantique déchiré entre deux passions, la vénéneuse Vitellia - alter ego de la Reine de la Nuit - et le généreux Tito - un autre Tamino.


Mais la scène d'amour la plus poignante de l'ouvrage est sans conteste la comparution de Sesto devant Tito, leur étreinte passionnée, le refus d'un ultime baiser. Ambivalence du travesti qui brouille les repères.







Le premier acte est d'action, le deuxième d'introspection : signer ou non, dénoncer ou non, se dénoncer ou non, céder ou renoncer. Conflits internes, longs questionnements et arias redoutables aux extrêmes des tessitures, soutenues par un chef très attentif à ses chanteurs. Le dénouement est de pourpre : le voile noir ôté révèle l'étrange buste d'argent et de cornaline de Titus, cependant que l'empereur, dans un ultime geste de renoncement, ramène à lui son manteau du pouvoir, encombrant rempart contre les passions humaines.



Titus Flavius Sabinus Vespasianus
Argent, Cornaline
Bustes des douze Césars
XVIe siècle
Musée du Louvre


Théâtre du Capitole de Toulouse, 16 mars 2012

dimanche 11 mars 2012

Faust - Murnau / Zygel : un opéra visuel


Le Faust de Murnau est une sorte d'opéra visuel. Quelles que soient ses qualités, ce texte [du poète Hans Kyser], ne vaut ni plus ni moins qu'un livret d'opéra. Il ne présume rien de la musique et nous permet de nous donner tout entier au plaisir de celle-ci, oubliant Kyser - et Goethe, comme nous l'oublions en écoutant Berlioz, Gounod ou Schumann. [...] Si le geste n'était bon qu'à indiquer, il serait emphase, pléonasme. Sa valeur n'est pas d'information, pas plus que l'air d'opéra n'est là pour nous révéler les états d'âme du personnage : ils sont supposés connus, on vient les chanter, non les dire. De même, le héros murnalien saura, par l'expression de son corps, nous laisser sous le même enchantement que peut la mélodie [1]. 
Nous nous donnerons ce soir-là tout entier à l'enchantement d'une fantastique mise en scène et en musique.
Surtout de nos décors déployez la richesse,
Qu'un tableau varié dans le cadre se presse,
Offrez un univers aux spectateurs surpris...
Pourquoi vient-on ? pour voir : on veut voir à tout prix.
[...]
Ainsi, ne m'épargnez machines ni décors,
A tous mes magasins ravissez leurs trésors,
Semez à pleines mains la lune, les étoiles,
Les arbres, l'Océan, et les rochers de toile ;
Peuplez-moi tout cela de bêtes et d'oiseaux ;
De la création déroulez les tableaux,
Et passez au travers de la nature entière,
Et de l'enfer au ciel, et du ciel à la terre. [2]

De l'opéra il y a l'ouverture - piano sur écran noir, la dramaturgie - Murnau s'approprie les injonctions de ce Prologue sur le théâtre que propose Goethe en incipit de son premier Faust, et l'intime mélange des images et de la musique.

Rares sont les Faust qui donnent la clé du mythe, ce pari, Prologue dans le ciel, entre le Seigneur et Méphistophélès : Goethe bien sûr, Boito [3], et Murnau qui oppose un Méphisto noir au visage goguenard, qui ressemble à une espèce de chat-huant, sans bec, au mufle écrasé [1] et un ange blanc, irradié de lumière, supérieur, sûr de sa victoire finale.

Les cavaliers de l'apocalypse, squelettes soulignés par les graves du piano, annoncent déjà l'ultime chevauchée de Faust et Méphisto sur Vortex et Giaour [4]. La peste est répandue par un impressionnant déploiement des ailes de Méphisto sur la ville. Faust sera impuissant face à la mort :
[...] c'est ainsi qu'avec des électuaires infernaux nous avons fait dans ces montagnes et ces vallées plus de ravage que l'épidémie. J'ai moi-même offert le poison à des milliers d'hommes ; ils sont morts, et, moi, je survis, hardi meurtrier, pour qu'on m'adresse des éloges. [2]

Le thème choisi par Jean-François Zygel pour le personnage de Faust est celui d'une machine, vaine merveille de la science face aux calamités : Rien ! [5]. Faust va jeter ses livres au feu, même la Bible, comme le fera celui de René Clair [6], comme l'avait fait celui de Lenau sous la contrainte du Malin. On retrouve d'ailleurs Lenau dans la scène glaçante des apparitions de Méphisto en vieil homme : C'est lui, près de l'arbre. Surgissant de la mousse et de la poussière, une sombre lueur dans les yeux, le Démon épie, attentif, aux aguets ; tendant la tête vers la place où Faust est resté seul. [7]

C'est un pacte avec période d'essai d'une journée. Un PDD de 24 heures avant le PDI. A l'expiration du PDD, le sablier est détruit par Méphisto :  le temps de Faust ne s'écoule plus dans le PDI - Alors je pourrais dire à cet instant qui passe : Arrête-toi, tu es si beau ! [2]
Alors que René Clair ou Maurice Béjart [8] joueront sur la permutation des corps de Faust et Méphistophélès, la dualité est représentée par Murnau par le double rajeunissement des deux personnages. Ainsi Méphisto se métamorphose-t-il lui aussi, la plume au chapeau, l'épée au côté, un riche manteau sur l'épaule [5].

C'est encore Lenau qui inspire Murnau dans l'épisode des noces de la Duchesse de Parme, délicieusement souligné par les accents orientaux du piano. Faust tuait le duc Hubert, son rival, fiancé de la Princesse ; ici c'est Méphisto, le double noir,  qui tue le duc. C'est Méphisto aussi qui tuera Valentin.

Dans la scène du Jardin de Marthe [2], que l'on retrouve également chez Gounod et Boito, Murnau pousse à l'extrême le dédoublement des couples. Gretchen et Marthe se voient offrir des bijoux - collier fin dans un coffret pour l'une, collier pesant pour l'autre, et c'est Marthe - Yvette Guilbert soi-même - qui rit de se voir si belle en ce miroir. Scène de séduction badine et légère au milieu de jeux enfantins pour Faust et Gretchen, trivialité du dialogue entre  Méphisto et Marthe dans les effluves d'un mauvais vin . Gretchen effeuille une... marguerite, Marthe un tournesol fané. Au piano, le thème de Marthe est presque le thème de Gretchen, mais renforcé, épaissi, vulgarisé. 





Pour prévenir, peut-être, une ballade incongrue de Méphisto - N'ouvre ta porte ma belle, que la bague au doigt [5] - Faust passe une bague au doigt de Gretchen. Le symbole du basculement. Gretchen, rentrée dans sa chambre, ouvre sa fenêtre pour accueillir l'amoureux, le piano se fait grave, dissonance de la situation. [...] tout « plus » a un « moins » et, moralement parlant, toute joie une douleur, tout bien un mal. Ainsi, par des moyens propres à son art, Murnau ne fait-il qu'affirmer, après Goethe, la parfaite insolubilité du conflit qui sert de thème profond à l'histoire du Dr Faust [1]. 
Méphisto souffle le vent du malheur : mort de la mère, mort de Valentin, Gretchen au pilori. Jean-François Zygel plonge dans les entrailles de son piano pour sonner le glas à cordes graves frottées, torturées. Mais face au tableau de Gretchen qui berce son enfant dans la mort blanche de la neige et du blizzard, il laisse un silence pesant accompagner la stupeur du spectateur.

Maudite soit l'illusion de la jeunesse !
Faust rompt le pacte, fuit son double diabolique, le temps reprend son cours, et c'est en vieillard que l'amoureux arrive au bûcher, trop tard pour arracher Gretchen aux flammes. Ils meurent ensemble, « sauvés ».

L'épilogue dans le ciel est la victoire de la volonté divine sur la volonté démoniaque : l'ange blanc détruit le pacte, Méphisto s'effondre. Le véritable pacte est l'amour.

Jean-François Zygel consulte le film de temps en temps : les images lui inspirent les motifs, les tempi, les respirations, les silences. Dans un geste émouvant, il dédiera l'ovation du public à l'écran désormais revêtu du blanc de l'ange, comme les solistes applaudissent leur maestro.


[1]  Eric Rohmer - L'organisation de l'espace dans le Faust de Murnau. Thèse de doctorat de 3e cycle, Université de Paris I, 1972 - Editions 10-18, 1977
[2]  Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832). Faust (1808) - Traduction de Gérard de Nerval (1828). Librio, 2000.
[3]  Mefistofele - Arrigo Boito (1875)
[4]  La Damnation de Faust - Hector Berlioz (1846)
[5]  Faust - Charles Gounod (1859)
[6]  René Clair -  La Beauté du diable, 1950
[7]  Nikolaus Lenau (1802-1850). Faust (1836). Stalker Editeur, 2006.
[8]  Notre Faust - Maurice Béjart (1975)


TNT Toulouse, 5 mars 2012