dimanche 25 novembre 2012

Tartuffe : jubilatoire tartuffication


« Noir ».
Lumière.
C'est un défilé bruyant, mère, servantes, fils, fille, épouse, beau frère entrent, sortent, déménagent des ballots, s'interpellent, s'invectivent, parle[nt] haut. Châle, chapeau, fichu, bandana, tablier, manteau, ceinture, les tissus colorés font d'un trio d'acteurs une maisonnée entière.

Et quels acteurs ! Passant instantanément d'un personnage à un autre, Corinne Mariotto, Guillaume Destrem et Francis Azéma sont homme ou femme, maître ou servante, pour ou contre. L'impayable Dorine traverse la pièce en changeant d'interprète comme on ne change pas de tablier.










Point de robes, jabots, rubans, dentelles ou affectation ! La scène de dépit entre les deux jeunes amoureux, ce sont nos ados qui se chamaillent dans la cour du bahut : Mariane, la fille un peu cruche en mini jupe vert pomme ; Valère, le jeune bcbg ahuri et désinvolte en écharpes et chewing-gum. Incroyables justesse et modernité des alexandrins dits et joués avec les codes des d'jeuns du XXIe siècle. Drôlerie irrésistible.



Discrètement ceint de jaune, Tartuffe, comme tout grand manipulateur, avance l'air de rien, presque effacé. Et se peut-il qu'un homme ait un charme aujourd'hui / A vous faire oublier toutes choses pour lui. Le manipulateur impose son costume, Orgon arborera la même ceinture jaune. Le manipulateur prétend dédaigner la chair tout en la recherchant. Ce Tartuffe-là est d'une séduction inouïe. L'altière Elmire y succombe, prise à son propre jeu : ses coups frappés sur la table censés avertir son mari caché le sont à regrets et deviennent bien timides...

La pièce s'achève sur le triomphe de Tartuffe croisant sur sa poitrine les pans de son foulard jaune, parangon des costards cravates qui nous abusent et à qui on érige d'infernaux piédestaux.


Photos : Pierre Boé, Le Clou dans la planche

Théâtre du Pavé, Toulouse, 17 novembre 2012

 

samedi 17 novembre 2012

The Tempest : les fantômes de l'Opéra


Le lustre, l'immense masse du lustre glissait, venait à eux, à l'appel de cette voix satanique. Décroché, le lustre plongeait des hauteurs de la salle et s'abîmait au milieu de l'orchestre, parmi mille clameurs. Ce fut une épouvante, un sauve-qui-peut général. [1]

Le rideau est ouvert sur la salle de la Scala – I was Milan, chantera Prospero – une copie conforme de l'extraordinaire premier tableau de Don Giovanni mis en scène par Robert Carsen justement pour l'ouverture de la saison 2011-2012 de la Scala. Chez Carsen, c'était un miroir. Chez Lepage, c'est une illusion, que vient balayer la catastrophe déclenchée par ce lustre de cristal qui entre subitement en rotation, sous l'effet magique d'un autre fantôme de l'opéra, Ariel acrobate accroché à ses branches. L'ouverture musicale est puissante, les effets sonores formidablement renforcés par les vagues qui emportent les naufragés. Toute la cour usurpatrice sombre, dans un chœur aux accents infernaux de Damnation de FaustHell is empty / All the devils here [2].

L'île magique de Prospero sera donc la salle et la scène de la Scala vues sous tous leurs angles, y compris en coupe au dernier acte. Lepage copie décidément Carsen et ses Contes d'Hoffmann. Mais ici la métaphore du théâtre sert la magie du royaume de Prospero : apparitions et disparitions par le trou du souffleur, mouvements irréels des personnages portés par d'invisibles hommes en noir, à la manière du bunraku.

La musique et le chant, où l'on relève parfois quelques inspirations baroques, sont difficiles, au contraire du lexique, très simplifié (6000 mots !) par rapport à la pièce de Shakespeare. Si l'audition au disque [2] de l'opéra est ardue, la version scénique, emmenée par le compositeur qui dirige lui-même – avec une bienveillance que n 'entame pas une inquiétude visible – est un enchantement.


Le rôle de Prospero a été écrit pour Simon Keenlyside. Simon Keenlyside est Prospero, sorte de Wotan affrontant l'émancipation de sa fille, metteur en scène, régisseur général, ou grand manipulateur vaincu par la force des sentiments. Ses livres perdus – I loved […] my books – portés en tatouages à même la peau, plumes à la Papageno dans les cheveux, à l'avant-scène comme détaché de l'action, sa voix chaude et son jeu émouvant expriment la profondeur du conflit interne et le renoncement devant aboutir au pardon des usurpateurs.

Le très beau couple Miranda (Isabel Leonard) – Ferdinand (Alek Shrader) s'accorde parfaitement dans l'esthétique vocale et visuelle. On regrettera cependant un excès de mièvrerie dans leur descente vers la mer calmée au soleil couchant.






Caliban, monstre souterrain, monstre des dessous, est étrangement distribué à un ténor (Alan Oke). Moins touchant que Luca Pisaroni dans la fantaisie baroque The enchanted Island donnée au MET la saison passée, l'interprète est d'une truculence irrésistible dans ses manigances avec les deux pochards naufragés (formidable binôme baryton - contre-ténor) .











Ariel, esprit de l'air, esprit des cintres, ne touche jamais terre. Corps et voix d'une souplesse hors du commun, Audrey Luna se coule dans les praticables, manipule les projecteurs, grimpe aux rideaux tout en vocalisant de manière surhumaine... une élève surdouée du Fantôme. Bien sûr c'est aux dépens de la diction, l'une des propriétés principales du chant dans l'aigu, c'est de rendre impossible l'articulation intelligible de la parole [3].





Now I've no art / Pity take my part sont les derniers mots de Propero. Seuls restent dans le théâtre lorsque tous ont quitté la scène, les Caliban, les Ariel, les esprits des dessous et des cintres, les fantômes de l'Opéra. Les théâtres sont hantés par ces êtres mystérieux.

[1] Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra - 1910
[2] Thomas Adès, The Tempest, livret de Meredith Oakes d'après l'œuvre de Shakespeare – Royal Opera House 2009 (CD EMI Classics)
[3] Michel Poizat, L'Opéra ou le Cri de l'ange – Essai sur la jouissance de l'amateur d'opéra – Métaillié 2001, pages 67 et suivantes

Photos © Ken Howard

Metropolitan Opera, Live in HD, 10 novembre 2012

dimanche 4 novembre 2012

Otello : le terrible jeu du mouchoir


Jago est peut-être le plus mauvais des mauvais garçons de l'opéra . Quelque dix-neuf ans plus tard, Arrigo Boito en fait le fils spirituel de son Mefistofele (1868) : le Credo de Jago à l'acte II d'Otello, dont les vers et sentiments [sont] imputables seulement à Boito [1] est un écho maléfique au Sono lo spirito che nega du diable se présentant à Faust. Rido e avvento questa sillaba « No » lance Méphisto. « No ! » crie Jago en ultime défi avant sa fuite.
Que l'arme soit un mouchoir ou un éventail, on se cite entre mauvais garçons : Per riddure un geloso alla sbaraglio / Jago ebbe un fazzoletto... ed io un ventaglio !... (Scarpia, Tosca), et on se délecte de l'effet du poison de la jalousie : Già il veleno l'ha rosa ! […] Morde il veleno ! (Scarpia) ; Il mio velen lavora (Jago).
(Photo : Mary Altaffer)






Dominant le monde de sa silhouette noire dès la tempête de l'acte I, instillant son venin sans jamais regarder ses victimes en face, Falk Struckmann incarne à la perfection la manipulation et la perversité. Beaucoup plus à son aise vocalement qu'en Scarpia aux Chorégies d'Orange (2010) , il retrouve son legato – toujours avec cette étrange façon de projeter la voix les lèvres rentrées.









Johan Botha faisait son retour en Otello après trois représentations manquées pour cause de maladie. Malgré un certain vibrato, la voix est belle et assurée, mais l'interprète est autant dévoré par le stress que le personnage par la jalousie. On va lui faire rouler les yeux, se tordre par terre : c'est Otello grotesque [2]. Otello roule des yeux et Johan lance de fréquents et inquiets coups d'œil au chef d'orchestre. Et on ne peut réprimer un sourire à la vue de cette silhouette massive qui, après s'être poignardée, s'assied prudemment avant de s'écrouler.

(Photo : Antony Tomassini)
Le magnifique prélude aux bois de l'acte IV annonce la Chanson du saule et l'Ave Maria que Renée Fleming sublime. Comment elle parvient ensuite à chanter ses derniers mots après avoir chu à plat dos dans les escaliers du lit (sans s'y être assise préalablement...) reste un secret de grande professionnelle.






Michael Fabiano, tant physiquement que vocalement, est un Cassio solaire, qui a tout pour rendre vraie cette histoire d'adultère. Mais seul l'infâme Jago mène le terrible jeu du mouchoir.

(Photo : Ken Howard)


[1] Kobbé - Tout l'opéra, Bouquins 2008
[2] Catherine Clément - L'opéra ou la défaite des femmes, Figures Grasset 1995

Metropolitan Opera, Live in HD,  27 octobre 2012

jeudi 1 novembre 2012

Traviata et nous : Natalie et les autres


Les dimanches froids attirent les mélomanes dans la (trop) petite salle en sous-sol de l'Utopia, y compris ce musicien de l'ONCT sortant juste de la fosse des Noces, tenue de concert et instrument en bandoulière.

Les répétitions d'opéra sont des assemblages de « trucs », « il faudrait faire un truc », « tu vois le truc », « un truc qui serait, tu vois, comme ça... ». Le metteur en scène est homme de « trucs », de phrases amphigouriques suspendues.

Les répétitions d'opéra sont des chorégraphies, ballet hésitant des toiles peintes tombant des cintres, ballet emprunté des bohémiennes en devenir, ballet des balais qui ramassent confettis dorés et fausses fleurs.

Regard magnifique de la jeune italienne chef de chant dont la passion ne ménage ni les pages de la partition, ni le jeune ténor E Piquillo, un bel gagliardo. Regards incrédules des choristes estoniennes devant le so not bad sabir censé donner intentions et gestes précis. Regards inquiets ou gourmands du metteur en scène. Le chœur d'hommes, vestons noirs sur bermudas de touristes estivaux, n'est qu'alignement de bouches synchronisées. « Bon appétit ! », lance le chef d'orchestre en guise de cadence finale.

Les répétitions d'opéra sont des natures mortes, pinceaux alignés, lustres de cristal, montres abandonnées chacune dans son propre temps, camélia-coquelicot dans un pauvre verre d'eau. Bidules et bouts de ficelle en régie lumière.

Marquant ou chantant à pleine voix, sur le fil comme quelques mois plus tard au MET, Violetta - Natalie Dessay est omniprésente, clown en jogging ou diva déchue. Longueurs. On aurait aimé s'attacher plus au jeune Alfredo – Charles Castronovo, à sa veste blanche, à sa présence détachée ; on aurait aimé s'attarder avec Ludovic Tézier, en Germont froid, en photographe à casquette. On aurait aimé leur confrontation de l'acte II.

Les répétitions d'opéra aboutiront, parfois, à des échecs, parce que ce « putain de e strano » est étrange et compliqué, parce que la voix se refuse, parce que la vie est faite de chutes, qu'il faut inlassablement répéter, pour mieux savoir tomber.



Utopia, Toulouse