lundi 30 décembre 2013

Hänsel et Gretel : les sortilèges et les enfants


Les enfants s'inventent des histoires, font vivre nounours et poupées, jouent aux marionnettes avec leurs doudous derrière le drap de leur lit. Les parents leur lisent des contes terrifiants, s'amusent à leur faire peur, pour mieux les faire grandir. Les enfants font des rêves et la réalité devient fantasmagorie.
C'est un rêve dans un rêve, un rêve dans un conte, un conte dans un rêve. Avec une grande pertinence, Andreas Baesler joue avec les mises en abime et gomme les frontières entre ce qui est et ce qui s'imagine.
Car il faut s'évader de cette vie : le marché du balai a du plomb dans le manche, le livre de comptes est dans le rouge, le père boit, la mère abusive sévit par le gourdin, la gouvernante boiteuse est laide et revêche, il n'y a rien à manger. Meubles, tapis, bijoux et tableaux sont saisis, portraits de Richard W. et de Cosima, horloge des sortilèges. Restent le fauteuil, le Pleyel, le sapin de Noël, le lit à étage des petits et le grand poêle, des ingrédients pour d'autres sortilèges.


Les enfants endormis font un rêve. Le marché du balai a subitement repris, le père éméché rentre à la maison avec lard, galettes et maisonnette en gâteau. S'assoit dans le fauteuil et prend le grand livre de contes, là seulement où existent les sorcières. Quoique... Le praxinoscope les fait voler de jardin à cour, se multiplier, folle chevauchée aux accents, parfois, de celle des Walkyries.
Alors les boules de Noël deviennent fraises, le sapin se multiplie en forêt, poupée, nounours et doudous-marionnettes grandissent et s'animent, le coucou du salon devient coucou des bois. Depuis la coulisse, l'écho des voix d'enfants répond à la peur, étrange, aérien, magnifique. Par un très beau mouvement du décor (Harald Thor), le plafond se soulève, les murs s'écartent, l'espace clos et pesant du salon s'ouvre sur l'imaginaire ; le Marchand de sable – marionnette passe, la poupée prépare le lit, le nounours d'un geste magique fait se fermer les rideaux. Les enfants rêvent dans leur rêve sous la protection des quatorze anges, revenants blancs effrayants et bienveillants, superbe pantomime d'ancêtres de toutes époques en hennin, crinoline, haut-de-chausses, haut-de-forme ou perruques, qui s'évanouissent en laissant une plume de chapeau – ou d'ange.
La sorcière du praxinoscope se réjouit d'avance et fait des loopings sur son balai. Le Bonhomme Rosée est un cerf-volant gracieux manipulé par la poupée et le nounours. Mais le rêve se mue en cauchemar : pied bot, nez crochu, yeux de serpent, ressemblant étrangement à la gouvernante, la sorcière ogresse surgit dans des lumières verdâtres. Alors le lit devient cage, le gourdin de la mère bâton maléfique, le poêle four à enfants. Four à sorcière. Four qui explose. L'apparition des enfants-gâteaux endormis, qui émergent peu à peu dans la brume-fumée de la forêt, est saisissante.

Claus Peter Flor, dans le même temps extrêmement attentif au plateau, donne à l'orchestre de magnifiques couleurs. Jean-Philippe Lafont et Diana Montague font un couple de bourgeois très crédibles dans leur déconfiture, même si le vibrato de l'un et les aigus métalliques de l'autre révèlent l'usure du temps. Khatouna Gadelia enchante en Marchand de sable et en Bonhomme rosée, celui-ci incarné avec mérite en suspension dans les airs. Ses deux acolytes, petite poupée et petit nounours, sont confondants de naturel dans chacun de leurs gestes. Jeannette Fischer brûle les planches avec son balai, qu'elle chevauche avec délectation. Distillant l'effroi et l'humour – même le fauteuil recule vers la coulisse, la chanteuse ne cède rien à l'actrice, précise dans les aigus, juste dans le nez (de sorcière), et se jouant de l'amplification des formules magiques.



Scéniquement parfaites, naturelles dans leur alchimie, Silvia de La Muela et Vannina Santoni forment un couple frère-sœur idéal, dont la complémentarité vocale émeut profondément dans leur magnifique Laissez-nous prier à genoux. Vannina Santoni, qu'elle retrouve sa voix d'enfant pour le lied Au bois un petit homme, ou qu'elle montre ses talents de colorature pour les Tirelireli, est remarquable. La toute jeune Maîtrise, préparée avec grande précision par Alfonso Caiani, ravit par ses interventions, admirable écho de coulisse, voix très douce des enfants-gâteaux, enthousiasme de la liberté retrouvée.

Le décor s'est refermé sur la réalité, le père brandit le livre de contes, les enfants poussent un cri et s'enfuient. Des sortilèges, des enfants, des rêves, un enchantement.

Théâtre du Capitole, représentations des 24, 27 et 29 décembre 2013

Photos © Patrice Nin

mercredi 25 décembre 2013

Carte blanche à Philippe Jaroussky : la générosité du maître


Les murs de Saint-Pierre résonnaient encore des miracles qu'accomplit Saint-Nicolas, mais il n'y a pas de Saint-Nicolas pour les Timothée, Marc, Jean et tous les autres enfants dont les lymphocytes s'orchestrent mal. Juste l'abnégation des bénévoles de l'association IRIS et la générosité de son parrain.



Les grands maux qui bouleversent des vies et les petits aléas, dérisoires, du quotidien. Un jeune chanteur ne s'est pas présenté à la masterclass ; Yasuko Bouvard remplace au pied levé le doigt blessé par la chute de vélo de Samuel Crowther ; et il fait très frais ce soir aux cuisines de Saint-Pierre.



Le violon virtuose et joueur de Gilles Colliard dialogue avec le continuo et l'écharpe blanche attentive de Yasuko Bouvard, dans les sonates du 4e livre de Jean-Marie Leclair. Les trois jeunes élèves du maître de l'après-midi se succèdent pour Haendel, les pleurs timides de l'Almirena et le Sesto en furore de Cécile Piovan, l'Angelica encore scolaire de Clémence Braux, et les vocalises aguicheuses de la Cléopâtre tempétueuse de Clémence Garcia. Quittant écharpe et Cristalline, Philippe Jaroussky se lève du premier rang et vient sur le plateau, jeune musicien parmi les jeunes musiciens, pour l'Alto Giove de Porpora, douceur et grande émotion.






Les Clémence de Philippe : le duo Scherzano sul tuo volto le gracie vezzosette d'Amirena et Rinaldo est donné par Philippe Jaroussky et ses deux jeunes partenaires (Clémence Braux et Clémence Garcia) en forme de trio de la jalousie plein d'humour, la rouge et la noire se disputant les faveurs du maître.




Enfin Philippe Jaroussky offre l'émotion poignante de Ombra mai fu aux enfants qui ne sont plus là. Les notes aériennes de Serse s'envolent, au-delà des platanes et des voûtes de Saint-Pierre, Tuoni, lampi, e procelle
 / non v'oltraggino mai la cara pace,/ ne giunga a profanarvi austro rapace. L'artiste est grand, l'homme simple et généreux.

Saint-Pierre-des-Cuisines, 11 décembre 2013

Photos © Catherine Tessier

mercredi 27 novembre 2013

Orlando : la magie en intra-veineuse


Comment mettre en scène ce livret à la fois indigent et abracadabrant où le deus ex machina règne en maître ? Éric Vigner choisit l'épure mais garde l'accessoire, éclipse la magie au profit d'une esthétique japonisante parfois belle, souvent illisible et vaine. Le fond de scène est nu, les feux de la rampe en néon, des panneaux de bambou font shoji, et des rideaux de perles montent et descendent, s'effondrant jusqu'au sol pour figurer une maison détruite. Le signifiant s'accroche aux cintres. Sur un smartphone géant s'affichent les surtitres (le spectateur épargne ainsi ses cervicales), mais aussi des séquences vidéo qui se répètent en boucle. À l'entracte, l'écran égrène l'heure pendant que les spectateurs lisent leurs mails sur le leur. Le baroque du XXIe siècle.

© Jean-Louis Fernandez
Les due sbirri de Zoroastro, jumeaux en lunettes et costumes noirs (Grégoire et Sébastien Camuset), scrutent la salle avec leur lampe phare. Ils ne traquent pas Cesare Angelotti jusque dans son puits mais lisent l'avenir dans les astres pendant que leur patron cherche l'inspiration magique dans son petit livre rouge. La magie générée par des gestes impérieux déclenche l'apparition de BB et ses fesses sur le smartphone géant (l'amour fait partie des effeminati sensi) cependant que les deux sbires miment gauchement un combat de boxe française (Va, combatti per la gloria) ; ou plus tard le vol d'une colombe censée apporter la liqueur guérisseuse, qui sera administrée par les sbires par voie intra-veineuse, boîte, seringue, aiguille et garrot bien désinfectés.


© Jean-Louis Fernandez

Un drôle de bracelet-manche lacé dont les franges forment un petit rideau de perles assorti aux grands, passe de bras en bras. Le manteau d'Angelica a un col à manger du Mont-Dore et la robe de Dorinda a une fâcheuse tendance à s'accrocher aux perles des rideaux – c'est heureusement la robe qui gagne après une bataille acharnée. Medoro a le bras en écharpe au premier acte, puis guérit subitement ensuite : magie ou réalité ?

On retiendra cependant les ombres, splendides et inquiétantes, créées par les lumières de Kelig Le Bars ainsi que les vagues tempétueuses des rideaux de perles : les sbires n'excellent que dans le rôle de truchements visuels et sonores.

© Patrice Nin
C'est un Orlando (David DQ Lee) fatigué, déprimé, qui s'appuie sur une canne, mais qui se transcende dans des aigus aériens et sait reprendre avec aisance une voix de baryton pour atteindre les tréfonds de la partition. Le trio féminin (Adriana Kučerová – Angelica, Kristina Hammarström – Medoro, Sunhae Im – Dorinda) est beau et bien équilibré. Luigi de Donato peine dans les vocalises de Zoroastro et semble forcer pour passer la rampe. Le spectacle magique est dans la fosse, où la scansion des corps et les gestes enthousiastes de Jean-Christophe Spinosi, qui parfois appuie son coude gauche sur la rambarde en auditeur conquis par ses musiciens et chanteurs, font écho à la tempête et aux arie di furore. Splendide basse continue au violoncelle et au théorbe, dont on entend avec plaisir le délicat pincement des cordes.

Au rideau final quelques huées pour les sbires inélégants, vite effacées par un bis rock and roll du choral final où Orlando, la magie dans les veines, se défoule enfin en passant allègrement du registre de baryton à celui de contre-ténor.

© Patrice Nin


Théâtre du Capitole, 16 novembre 2013

mardi 19 novembre 2013

Tosca : et Roberto brilla

La mise en scène de Luc Bondy avait fait scandale en 2009. Quoi ? Scarpia roule un patin à la statue de la vierge en plein Te Deum ? Des filles de petite vertu lui font des gâteries alors qu'il est affalé sur son canapé rouge près de la salle de torture ? Mais le puritanisme est passé par là. Plus de baiser à la Madone et les filles légères rient bêtement. Un Scarpia presque comme il faut. Dommage. Seuls le sacristain et son seau d'eau qui sert à la fois à remplir le bénitier et à laver les pinceaux, et la Magdalena e troppo bella qui a toujours le sein nu, conservent la petite touche transgressive.
En revanche, la vaine déambulation du peloton d'exécution répétant (?) sa mise en place est avantageusement abandonnée au profit d'une partie d'échecs sous haute tension émotionnelle ; face à son geôlier qui lui impose cet affrontement cynique, le chevalier condamné sort ses cavaliers d'abord, puis renverse le plateau : il n'y a pas d'échec à Scapia. D'ailleurs il froissera le sauf-conduit que lui confie triomphalement Tosca.


Celle-ci a toujours des velléités de sauter par la fenêtre après son bacio, mais se ravise et reprend ses esprits en s'éventant... avec le ventaglio iagesque de l'Attavanti. Mais quand elle se jette vraiment dans le vide pour son rendez-vous avec Scarpia devant Dieu, c'est une doublure qui apparaît en haut de la tour du Castel Sant' Angelo et ça se voit : une sorte de poupée hirsute qui ne ressemble absolument pas à l'originale. En 2009, personne ne se jetait dans le vide et le noir se faisait sur... rien. Décidément, l'effet n'est pas au point.

Le chef Riccardo Frizza impose un tempo lent, parfois traînant, qui nuit à la tension dramatique des confrontations de l'acte II. Chose courante et regrettable, il interrompt la composition continue de Puccini [1] pour laisser place aux applaudissements après les trois grands airs.

Très bel Angelotti de Richard Bernstein, contract singer au MET, qui fut Leporello en 2005 au Capitole. Malgré son bandeau sur l'œil et sa mine patibulaire, le Spoletta de Eduardo Valdes est effacé et n'inquiète pas une seconde. Le petit pâtre (Seth Ewing-Crystal), qui n'est hélas pas sur scène, chante juste mais sans diction ni beauté, conséquence d'une amplification cachée ? On regrette la voix d'ange et l'appareil dentaire du gamin du film de Benoît Jacquot.


Le Scarpia de George Gagnidze roule des yeux pervers mais nuance l'abjection. Patricia Racette, excellente actrice, est particulière touchante dans un beau Vissi d'arte, mais donne des aigus métalliques quelque peu désagréables. Quant à Roberto Alagna, il domine le plateau avec un chant fluide, sans efforts, de magnifiques et longs aigus, une aisance en scène confondante. Ses Vittoria! sont poignants, E lucevan le stelle, dramatiquement amené par la partie d'échecs et ce visage où passent subtilement les émotions des derniers instants, magnifique et émouvant. Un Cavaradossi au firmament.


[1] Sylvain Fort – Puccini, Actes Sud Classica 2010

Photos © Marty Sohl Metropolitan Opera

Metropolitan Opera Live in HD, 9 novembre 2013

vendredi 1 novembre 2013

La Bête et la Belle : le cri du corps


Alice traverse le miroir, la Belle traverse son armoire.
Pas de reine de cœur ni de roi blanc, mais des doudous transformés en bestiaire fantasmagorique. Surtout le rouge, le préféré de la Belle (Julie Loria, enfantine, légère, presque transparente).
Ce sont alors des centaures à croupes et queues devant, des grues étranges – certaines d'entre elles sont des danseurs travestis, des queues – de pies, de couleuvres, de cobras.
Danse de symboles à peine masqués.



Il y a là le Marlou, faucheux en costume mafieux flanqué de ses deux autruches, qui tente d'engluer la Belle dans ses longues pattes (belle performance de Jérémy Leydier et de ses béquilles). Le Cygne et le Vautour, robe fluide et redingote décharnée, beauté et laideur, amour et mort, Eros et Thanatos que tire la Bête en fardeaux sur sa longue peau hirsute.




Le Toroador, Escamillo en habit de lumière et strass très moulant qui fait le beau devant sa
cuadrilla bizarre et tente de violer la Belle (solo athlétique de Kazbek Akhmedyarov, qui en perd presque l'équilibre). Mais ces bêtes-là ne sont que des caricatures.






La Bête très humaine [1], très belle, torture son corps parfait et son beau visage dans des contorsions, chocs et grimaces qui sont autant de plaintes, d'appels. Takafumi Watanabe donne corps et cris à une époustouflante incarnation, violente et sensuelle, du désir.



Mais l'armoire a son autre face, celle du vrai monde, avec ses conventions bien habillées et boutonnées jusqu'au cou. Ici les animaux obéissent à l'homme et doivent anéantir les Bêtes lorsque sonne l'hallali. Quelques longueurs dans cette partie plus convenue. Jusqu'à ce que la Belle choisisse de se dépouiller de ses oripeaux comme il faut et de se retrouver nue, comme la Bête, pour une magnifique union charnelle, tel le Sacre de deux Elus. Le printemps de la belle, éclose au pied de son armoire. Elle n'a plus besoin de doudous, elle danse avec le costume fantastique de la Bête.



[1] Kader Belarbi, note d'intention, La Bête et la Belle, programme de salle du Ballet du Capitole, octobre 2013

Photos © David Herrero

Théâtre du Capitole, 29 octobre 2013

lundi 28 octobre 2013

Hamlet : ou n'être pas


Something is rotten... À jardin et à cour, des latrines. Pas très reluisantes. Distributeur de capotes, graffitis (To be, or not to be...) et traces de doigts. Au centre la salle du pub, avec fléchettes, juke-box hurlant, trophées et photos dédicacées. Du kitsch glauque.

Le tenancier du bar royal – ou du palais sordide – est le roi usurpateur, costard vert, ray-ban colorées et liasses de billets dans les poches (Hervé Pierre, très à l'aise dans son rôle de parvenu sans scrupules, même quand il doit, à l'entracte rideau ouvert, nettoyer les chiottes et manger ses pâtes de fast-food) ; sa cour est en pattes d'eph et pattes graissées, moumoutes et faux-semblants ; la reine (Clotilde de Bayser) en décolleté et transparences fendues. Le revers du pouvoir est laid, argent plus ou moins propre, corruption, sexe, alcool, meurtre.



Take you me for a sponge my lord ? - Ay, sir, that soaks up the King's countenance, his rewards, his authorities. Le couple des faux-frères Rosencrantz et Guildenstern, marionnettes sinistres manipulées par le couple royal [1], ces deux personnages qui parlent à l'unisson et ne font qu'un traître spongieux, sont astucieusement réunis en un seul (Elliot Jenicot), ventriloque et chien toujours prêt à ouvrir la gueule pour saisir les gros billets.

La folie d'Ophélie (Jennifer Decker, très exposée) est un carnaval de pacotille, cotillons extirpés d'un sac en plastique, et exhibition hystérique en culotte rose. Cependant sa mort concentre les incohérences : suicidée par abus de médocs, on la retrouve avachie dans les toilettes des dames à cour, noyée ? Drowned, drowned, dit la reine... Les livreurs fossoyeurs descendent les fûts de bière à la cave avant de descendre la bière d'Ophélie dans le même trou. Jeu de mots facile ou illustration du texte – and why of that loam whereto [Alexander] was converted might they not stop a beer-barrel? Cependant pourquoi diable y aurait-il des crânes sous cette trappe du bar ? Vaine vanité...

Par contraste, les purs, les intègres, les compagnons d'Hamlet, sont interprétés avec une remarquable et émouvante sobriété. Magnifique Horatio d'Alain Lenglet en cheveux grisonnants, complet lie-de-vin et voix de baryton. Spectre et premier comédien fascinants d'Éric Ruf, dont la présence magnétique, le regard mélancolique mouillé de larmes et la diction pure font disparaître le costard jaune fluo dont on l'a affublé.



Emmitouflé dans son pardessus nighted colour, transi jusqu'au cœur par le froid et la nuit [1], puis en gilet et cravate débraillés, Denis Podalydès a la fragilité et l'assurance du fou, ou de celui qui joue à être fou – I am but mad north-north-west. La ruse de la folie feinte [1]. Serrant contre lui ses livres comme son enfance révolue, il finit par les découper méthodiquement – Yea, from the table of my memory / I'll wipe away all trivial fond records / all saws of books, all forms, all pressures past / That youth and observation copied there […] Son Hamlet ressemble à celui, à l'opéra, de Simon Keenlyside : même cinquantaine adolescente, même violence rentrée qui explose face à la mère, même regard habité.

Dans le grand-guignol des meurtres en série de la scène finale, Hamlet fait-il semblant de mourir ? To die, to sleep – / To sleep, perchance to dream –. S'allongeant tranquillement auprès des cadavres, il prend son temps.
Au fond tout cela est-il la représentation de Hamlet ? Ou une simple répétition de la tragédie du monde voué aux mains de gouvernants opportunistes ? Parfois les comédiens ne sortent pas de scène, s'assoient devant le décor, s'épongent dans leur serviette, boivent leur Cristalline, regardent leurs collègues. N'être pas ou être dans la pièce...

N'être pas ou être irrévérencieux. Telle est la question que ne se pose pas Dan Jemmett. Il l'est, comme l'est Hamlet lui-même. Pour provoquer le courtisan.

[1] François Maguin, Introduction à Hamlet, GF Flammarion, 1995

Photos © Cosimo Mirco Magliocca

Comédie-Française, 7 octobre 2013

samedi 5 octobre 2013

Manon : des Grieux se fait un prénom


Manon est une autre traviata : la mauvaise pente de l'argent et des plaisirs frivoles plutôt que l'élévation de l'amour véritable.
C'est par un escalier rejoignant les hauteurs de la ville que les amoureux fuient, abandonnant leurs valises remplies d'une vie déjà trop tracée. Par un escalier aussi qu'ils accèdent à leur mansarde avec petit lit, petite table et vue sur les toits de Paris.
Mais c'est sur des plans inclinés que parade la reine du Cours-la-Reine et que tiennent en équilibre précaire les tables de jeu de l'Hôtel de Transylvanie, tripot de sous-sol aux murs verdâtres et néons blafards. A Saint-Sulpice, tout est de guingois, prêt à choir, piliers, sacristie et petit lit de prêtre... le lit d'amour de la mansarde.

Laurent Pelly habille en noir et blanc : noirs les hauts-de-forme qui rôdent déjà au pied de la mansarde – qui ne sont pas sans rappeler les fantômes de son Macbeth, noirs les fracs des messieurs lubriques, noires les ombres des joueurs qui trafiquent cartes et gros billets, noires les robes austères des grenouilles de bénitier émoustillées ; blanches les toilettes des coquettes et des cocottes, blancs les tutus des danseuses de l'Opéra. Mais la chute annoncée de Manon porte le rose : du bouquet prémonitoire de la mansarde au rose pâle du Cours-la-Reine, puis au rose fuchsia, ostentatoire, de la salle de jeu.



La direction d'acteurs est magnifique de précision, de justesse, d'invention, les mouvements de groupe esthétiques, picturaux lors des arrêts sur image. L'affrontement au jeu devient duel avec témoins, valets et armes de pique et de trèfle. Peu de femmes, toutes entretenues, pour beaucoup d'hommes, dont la concupiscence bien mise court après les petits rats du menuet.





Tour à tour adolescente délurée en jupe bleue et natte tombante, amante lassée en cotillons trop simples, femme entretenue triomphante, manipulatrice sensuelle et vénale, puis déchue, méconnaissable en tignasse emmêlée, visage sale et défait, Natalie Dessay s'investit totalement en voix et jeu dans son ultime Manon. Le chant se métamorphose avec le personnage, de l'amertume des chimères, à la simplicité touchante de la petite table, puis à la marche souveraine sur tous les chemins.






Cependant Charles des Grieux Castronovo, pour sa prise de rôle, donne un prénom au chevalier et vole la vedette à sa partenaire. Si les cheveux couleur soutane et la révolte contenue envers la douce image font des ravages à Saint-Sulpice, les pianissimi sublimes d'un Songe d'une douceur extrême emportent vers des sommets d'émotion.







Les comprimari sont tous excellents, en particulier le Lescaut de Thomas Oliemans, son beau baryton et sa parfaite diction, et le luxueux Comte des Grieux de Robert Bork, qui impose son ombre de Commandeur dans l'enfer du tripot.
Jesús López Cobos sait parfois tempérer les ardeurs de l'orchestre afin de ne pas couvrir les voix, mais certaines parties de mélodrame restent malheureusement inaudibles. Les chœurs sont parfaits dans les ensembles et les nombreux petits rôles.

Et on gardera l'immense émotion de la mort de Manon dans les bras de son chevalier, ultime syllabe chantée dans un souffle sur un quai du Havre à la perspective infinie, le bout de la pente, avec là-bas, au fond, la grue de travers, Léthé dans le halo de lampadaires lugubres. Et le cri poignant du chevalier.



Photos © Théâtre du Capitole
Théâtre du Capitole, 29 septembre 2013

lundi 12 août 2013

Café Tango : avec la voix, avec le coeur


« Le tango, comme le flamenco, fait partie de Toulouse », dit Alain Lacroix. Hommage à Toulouse, hommage à Nougaro, Omar Hasan offre le Tango pour Claude en ouverture. Vie violence. Garonne mugit sur la chaussée du Bazacle. L'orage menace au loin.
Mais Omar Hasan a conservé quelques sortilèges de son Horloge : sa voix solaire, dans l'abrazo du violoncelle énergique de Marie-Françoise Mercier et de l'accordéon plaintif de Grégory Daltin, fait taire le tonnerre dès le second tango.



Heureux de donner pour la première fois son Café Tango avec l'Orchestre de chambre, en équipe avec Gilles Colliard comme naguère à quinze dans « une autre carrière qui n'était pas tout à fait ça », il déclare son amour à Buenos Aires (Mi Buenos Aires querido - Carlos Gardel), offre le dernier café, désabusé, à l'aimée qui s'éloigne (El Ultimo Café - Catullo Castillo), parie sur les chevaux comme sur les femmes, en perdant toujours (Por una cabeza - Carlos Gardel). La valse de colère Amor de mis amores réjouit la Foule. Il y a des larmes salées, des cafés de l'oubli, des cigarettes solitaires, des cœurs brisés. Et comme le voyageur de Schubert qui reviendrait vers ce premier amour bafoué, un retour improbable le front marqué [d]es neiges du temps [1] (Volver – Carlos Gardel). Quelqu'un cherche, plein d'espérances, / Le chemin que ses rêves / Ont promis à son désir... [1] (Uno – Enrique Santos Discépolo, Mariano Mores). Omar Hasan joue les sentiments autant qu'il les chante, tour à tour abattu, violent, résigné.
Mais il y a l'espoir aussi : comme l'hirondelle à laquelle il « ne ressemble pas », le voyageur a posé ses ailes à Toulouse, à la recherche du bonheur (Golondrinas – Carlos Gardel).
Le tube Granada permet au chanteur d'imposer sa voix lyrique. Belles notes tenues et projection puissante, il torée de sa doublure de veste rouge les insectes de nuit qui dansent dans le faisceau des projecteurs.

En bis, Omar Hasan récite puis danse avec ce « fou sympa » de la Balada para un loco (Horacio Ferrer, Astor Piazzolla). « On est tous un peu fous, mais certains plus que d'autres. » Enfin, tombant la veste, c'est le Tango corse, note d'humour potache pour terminer dans la légèreté une soirée donnée de corazón.



Un bémol pour vite l'oublier : une sonorisation trop forte et sans nuances qui tend à brouiller parfois voix, solistes instrumentaux et orchestre dans un certain fatras sonore.

[1] Traductions de Fabrice Hatem

Photos © C. Tessier

Festival Toulouse d'été, Jardin Raymond-VI, 8 août 2013