mercredi 27 février 2013

Rigoletto : malédiction à Las Vegas


Dans l'introduction à sa mise en scène, Jonathan Miller commençait par rappeler que Verdi et son librettiste Piave avaient été obligés, eux, par la censure, de déplacer de la cour de François 1er à celle du duc de Mantoue au XVIe siècle l'action du drame de Hugo Le Roi s'amuse, qu'ils avaient adapté. Il suggérait là, involontairement peut-être, une question […] : la transposition délibérée d'aujourd'hui n'aurait-elle pas quelque rapport avec la transposition forcée d'hier ? Question qui en a entraîné d'autres : les avantages de l'opération l'emportent-ils sur ses inconvénients ? Quels sont les mérites et les limites de la transposition d'un opéra comme Rigoletto ? Une transposition satisfaisante est-elle possible et à quelles conditions ? [1]
En 1982, Jonathan Miller avait situé l'action dans le milieu de la mafia italienne à New York dans les années cinquante. En 1981, Jean-Claude Auvray avait fait de même, mais dans les années trente [1]. Au MET en 2013, Michael Mayer propose une intrigue dans les années soixante à Las Vegas. Au fond, rien de si original ni déplacé.

Il y a cependant un problème essentiel. Quel sens une malédiction a t-elle à cette époque ? Pourquoi cette malédiction est-elle proférée par un cheikh arabe nommé... Monterone ? Pourquoi les sous-titres sont-ils « adaptés » à ce qui se voit, et non à ce qui se chante ? – on frise ainsi le grotesque, le vulgaire, le racisme gratuit (Quel vecchio maledivami ! « traduit » par Cet Arabe m'a maudit ! )


Le Duc devient un chanteur de charme du Rat Pack, certainement – aussi – lié à la mafia (donc pourquoi le cheikh, alors qu'un gangster eût fait l'affaire). Le « Duc », un nom de scène, un nom de code ? Son tube est Questa o quella per me pari sono, chanté au (faux) micro avec pin-up sortie d'un (faux) sarcophage égyptien et trucs en plumes au vent. Rigoletto, qui porte (petite) bosse mais ne boîte pas, est affublé d'un affreux gilet jacquard orange, Arlequin de casino.



Les incongruités n'empêchent pas les bonnes idées. Rigoletto se fait aborder par Sparafucile, dernier client au comptoir d'un barman fatigué, et qui a tout entendu de cette histoire de malédiction. Rigoletto ne tient plus une échelle posée contre sa propre maison pendant l'enlèvement de Gilda, mais est poussé dans un ascenseur à cour, jumeau de celui de son immeuble à jardin. Gilda est emmenée dans le sarcophage de la revue, son porte-respect (une vulgarité trop maquillée, clope et chewing-gum) drogué et bâillonné. Sparafucile tient une boîte de pole dance, où sa sœur danza... è bella... Chi voglio attira..., se produit et attire les hommes. Point de sac pour le corps de Gilda, mais le coffre d'une Cadillac (immatriculée Nevada SPARFUC), pour aller le jeter dans quelque ravin (voir la note d'intention de Michael Mayer)… donc rempli d'eau All'onda ! All'onda ! ?

Bizarrement, les chanteurs affirment à l'entracte que cette mise en scène ne change rien à l'approche de leur personnage. Culottes courtes bouffantes ou vestons à paillettes ne font donc pas le moine. On perçoit cependant un certain malaise de Željko Lučić (Rigoletto) monobloc dans l'émotion, comme détaché de l'action, et qui rencontre quelques problèmes d'intonation – la maledizione finale n'est pas la bonne. Il reste cependant une alchimie palpable avec Diana Damrau, Gilda ingénue, qui note avec l'excitation d'une petite fille le nom Gualtier Maldè dans son journal intime rose avec serrure en cœur, avant un magnifique Caro nome. Piotr Beczala campe un « Duc » insolent de facilité vocale, sourire éclatant, très à l'aise avec la barre de pole dance autour de laquelle s'enroulent tant de donne mobili. Si la Maddalena de Oksana Volkova manque de présence charnelle et de graves, le Sparafucile sinistre de Štefan Kokán est impressionnant de noirceur et de souffle.
C'est dans la note finale -cile dans l'extrême grave du Borgognone (ce n'est pas la porte à côté, dit le sous-titre), tenue longuement en coulisses, qu'est la véritable malédiction.

Inexorable, terrible, crédible.



[1] Arnaud Laster – Mérites et limites de la transposition : le cas Rigoletto. L'Avant-scène opéra Rigoletto, n° 112-113, 2002

Photos © Ken Howard

Metropolitan Opera Live in HD, 16 février 2013

samedi 23 février 2013

L'Enfant et les sortilèges : le rêve de l'impossible


Des arbres, des grenouilles, des chauves-souris, une théière et une bergère Louis-XV, un feu et une arithmétique, un éoliphone, une râpe à fromage, comment monter L'Enfant et les sortilèges ?
En osant l'impossible, en réalisant un rêve. En faisant confiance à des artistes débutants. Ce que font les directeurs du Théâtre du Capitole et du Conservatoire à Rayonnement Régional de Toulouse, sous l'impulsion du baryton Jean-Philippe Lafont.

Le tout jeune metteur en scène spect-acteur Alexandre Camerlo métamorphose chaque spectateur en Enfant plongé dans l'illusion, la magie, l'épouvante, dans un théâtre de surprises, d'effets baroques, de dédoublements, de mouvements cinématographiques. La libellule virevolte au-dessus de la scène, chouette et rossignol sont perchés dans les loges d'avant-scène. Les déplacements des animaux sont confondants de naturel : sauts et progression des rainettes, hésitations du rossignol, félinité des chats.

Photo © Patrice Nin 
Juchée sur une crinoline gigantesque, l'autorité dominatrice de la Mère (Deborah Tardy) devient ombre diabolique, doigt inquisiteur, menaçant. Cette main se lève, interroge de l'index.
L'horloge comtoise (Omar Hasan) sonne avec l'accent argentin tandis que le sabir anglo-asiatique est versé avec grâce par le service à thé dansant de François Almuzara et Deborah Tardy.
Bondissant hors de la cheminée, le feu crépite des vocalises d'Anaïs Constans, flammèches brillantes jusqu'au dernier sursaut, replié dans l'âtre, sous la cendre.
Admirablement préparés par Rolandas Muleïka, les Pâtres et Pastourelles (chœur d'adultes du CRR), arrachés de la tenture à petits personnages que l'Enfant a lacérée, transmettent un chagrin de ne pouvoir plus se joindre, tendre histoire déchirée, qui va au cœur. Dans le jardin, ils seront Bêtes et Arbres qui accusent puis pardonnent. Étrangement, les sauts et brasses de grenouilles leur siéront à merveille alors les déplacements des bergers semblent empruntés et confus.

Photo © Patrice Nin 


La Princesse (délicate Céline Legouix) sort d'un livre déchiré – sacrilège de l'Enfant, un livre de Colette.
Les chiffres en rugbymen (les enfants de la maîtrise du CRR) tentent en locomotive Le voyage à travers l'impossible monde de l'Arithmétique (Hugo Tranchant qui peine, satanées maths ! à passer la rampe dans le déchaînement des problèmes de robinets).
Les chats (Marlène Moly, Xavier Luc – qui à n'en point douter furent chats dans une autre vie), s'étirent, minaudent, jouent et se caressent dans d'irrésistibles miaulements.





 © Walt Disney 



La fantastique transition de l'orchestre, hululements de chouette, cris d'oiseaux, coassements des rainettes, fait apparaître le jardin éclairé par la pleine lune, lune de Colette, lune de Méliès.
Les arbres dont les silhouettes noires se découpent sur le ciel deviennent monstres et sorcières aux doigts crochus, cauchemar de la fuite éperdue de Blanche Neige dans la forêt. Pour sortir d'un mauvais rêve, il faut panser la plaie, étancher le sang. Devenir sage ?



Photo © Patrice Nin 

Cécile Piovan est l'Enfant rebelle avec grande maîtrise, parfaite diction et aisance scénique face aux récriminations qui l'assaillent de toutes parts. Interventions imposantes du Fauteuil et de l'Arbre du maître de cérémonie, Jean-Philippe Lafont, étrangement moins intelligible que ses jeunes disciples. Christophe Larrieu dirige fosse (orchestre du CRR) et chanteurs avec une attention et une bienveillance palpables.

Il faut rêver de l'impossible, et l'oser.

Théâtre du Capitole, 17 février 2013


samedi 16 février 2013

La Damnation de Faust : le contemplatif et la vénéneuse


Nous avons en musique des Faust et pas de Faust [0].
Le titre seul de cet ouvrage indique qu'il n'est pas basé sur l'idée principale du Faust de Goethe, puisque, dans l'illustre poème, Faust est sauvé [1].  Le Faust de La Damnation pactise – tardivement – avec le diable pour sauver Marguerite, et non pour devenir un dieu ou un magicien (Marlowe 1589), pour répondre à ses questions existentielles (Boito 1868), pour atteindre la connaissance absolue (Goethe 1808 ; Lenau 1836 ; Busoni 1925 ; Fénelon 2007), ou la jeunesse et la jouissance (Goethe 1808 ; Gounod 1869 ; Boito 1868).
Ce Faust n'est pas vieux [3], il souffre de solitude et de mélancolie romantique « Oh je souffre! Je souffre ! […] Par le monde où trouver ce qui manque à ma vie ? » et veut en finir.

Dans cet ouvrage où l'ellipse dramatique est la règle et la continuité l'exception [2], c'est l'orchestre et non les subterfuges scéniques qui représentent, et c'est à l'auditeur d'imaginer ce théâtre rêvé [2]. Faust est d'abord le spectateur, l'auditeur, le narrateur du monde qui l'entoure. Alors qu'il est diaboliquement endormi par les roses du diable, la Marguerite qui lui apparaît n'est-elle qu'un songe ? La course à l'abîme un cauchemar ?

Bryan Hymel, Enée conquérant en janvier dernier au Metropolitan Opera, est manifestement heureux d'être là, et vit la musique. Son Faust est parfait de diction et de beau chant, surtout spectateur (magnifiques invocations à la Nature), détaché des péripéties. Un manque de puissance le fait disparaître parfois sous les forte de l'orchestre et le galop de Vortex et Giaour. Son cri de descente aux enfers est saisissant.

En Méphistophélès [4], Alastair Miles n'a pas le diable au corps. Si le texte est parfaitement compréhensible et chanté, l'incarnation n'a pas la rouerie que l'on attendrait, et les quelques accents et mimiques placés en fin de phrase pour faire le méchant sont quelque peu artificiels.

Olga Borodina fut une perverse Amnéris en décembre à New York. Cette voix puissante, ces graves profonds, cette présence ardente en font une Margueritophélès séductrice et vénéneuse plutôt qu'une fleur chaste et pure. Le duo de la Chambre est fatal à Faust, dont les mots d'amour sont diaboliquement couverts par ceux – souvent incompréhensibles – de son éphémère conquête.

© David Herrero

L'Orféon Donostiarra chante avec de belles nuances, mais en sabir de Pandæmonium du début à la fin. Les femmes sont vêtues d'une sorte d'aube de vierge divine, pas très seyante. Un baryton, suppôt de Satan, a un porte-partition rouge feu. Le chœur devient plus intelligible dès l'entrée des jeunes de la Lauzeta et le cri d'effroi des femmes et des enfants est glaçant. Berlioz réclamait dans l'idéal un chœur de deux ou trois cents enfants. [2]. On peut regretter que le solo séraphique Margarita ! soit chantée par une adulte, et que La Lauzeta, chœur d'enfants de Toulouse, soit nettement renforcée par des jeunes filles qui n'ont plus ce timbre des anges. L'apothéose de Marguerite est cependant un moment de grande émotion, prolongé par l'intensité du silence demandé par la baguette de Tugan Sokhiev.

[0] Paul Dukas. In [2]
[1] Hector Berlioz, Avant-propos de La Damnation de Faust. In [2]
[2] Emmanuel Reibel, Faust – La musique au défi du mythe. Les chemins de la musique, Fayard, 2008
[3] Nous rectifions ici l'erreur du programme de salle.
[4] Méphistophélès : de μη : non et πιστός : digne de foi, fidèle ; et de φηλόω: tromper.

Halle aux Grains, 8 février 2013

mardi 12 février 2013

Le Retour : fantômes et fantasmes


Rien ne manque dans cet intérieur qui perce le quatrième mur : aspirateur, four, cuisinière, réfrigérateur. Bouteilles vides, mégots, revues, vêtements jonchent le sol ; un désordre masculin. Deux poissons rouges jaunes tournent en rond dans leur aquarium bancal. Au mur noirci par quelque chose qui aurait brûlé, une photo de femme. Rien ne manque dans cet intérieur, sauf une femme.

Max (Bruno Ganz, lion magnifique et touchant dans sa violence de façade), le patriarche coupeur, cherche des ciseaux et manie la feuille de boucher. Joey (Louis Garrel, tout en muscles et gnons) le fils benjamin, démolisseur et boxeur, caricature de testostérone, s'épuise en pompes, dips, sauts à la corde. Lenny (Micha Lescot, mou et inquiétant à la fois) le cadet dégingandé, la petite frappe qui ne sait que faire de son corps, cogne les femmes. Sam (Pascal Greggory, faux ventre, feux cheveux, faux-jeton), le frère taxi de Max, en apparente rondeur bonhomme qui n'aspire qu'à être le meilleur chauffeur, vit dans la caravane qu'on aperçoit dans le garage, à l'écart. On mange, on boit, on fume beaucoup, pour combler ses frustrations. Quelques mots de tendresse et c'est aussitôt le contrepoint de la violence, masque de l'amour trop difficile à exprimer. La porte du réfrigérateur claque souvent, les poissons rouges jaunes sursautent.

Pascal Greggory, Bruno Ganz, Louis Garrel

Max a le nom de ses fils tatoué sur ses bras. Il les porte sur sa peau, en mère de substitution. Il leur donnait le bain quand ils étaient petits. Trois fils.

L'aîné, Teddy (Jérôme Kirscher, violent dans son apathie), débarque en pleine nuit, sans prévenir, après des années d'absence. Une autre caricature, intello à lunettes, trench étriqué, cheveux plaqués. Un docteur en philosophie, qui vit outre-Atlantique dans un milieu très stimulant, donne des séminaires incompréhensibles et ne répond pas aux questions qui ne font pas partie de son domaine. Une table c'est une table. Tautologie de la vie ordinaire. Teddy débarque avec sa femme Ruth (présence étrange, surnaturelle d'Emmanuelle Seigner), que personne ne connaît. Une fausse blonde de papier glacé. Il ne sait lui enjoindre que de se reposer, de ne pas prendre l'air, d'aller se coucher.

Quelque chose cloche. Ce pleutre, marié à une telle femme ? Dont il a trois enfants ? Pourquoi ne montre-t-il pas des photos de ces enfants – étrangement, trois fils aussi – à Max, alors que celui-ci lui donne sa propre photo pour eux ? Pourquoi Max ne lui réclame-t-il pas de voir au moins une image de ses petits-enfants ? Pourquoi laissera-t-il là sa femme aussi facilement, en volant en échange un sandwich au fromage ?

Qui est cette femme ?
Un ex-modèle de magazine, qui saisit l'occasion de sortir de sa vie rangée et terne, des enfants qui vont à la piscine, de ce mari insignifiant qui ne la touche plus ?
Une visiteuse, théorème au féminin, qui exacerbe les frustrations accumulées, met l'ordre dans la maison – bouteilles et mégots ne traînent plus – en même temps que le désordre dans les désirs ?
Une terrible manipulatrice qui profite des hommes en rut pour mieux les humilier ? – la virilité sportive de Joey ne pourra aller jusqu'au bout. Pour mieux les exploiter ? Elle acceptera certes de travailler pour eux, mais avec appartement trois pièces tout confort et femme de chambre.

Emmanuelle Seigner, Micha Lescot



Au fond, cette femme est-elle réelle ? L'apparition de cette poupée venue d'ailleurs dans ce décor hyper-réaliste n'est-elle pas le fantasme de tous ces hommes perdus ? Le rêve ou le cauchemar de Lenny, dérangé en pleine nuit par le tic-tac de sa pendule, ces objets qui se réveillent quand il fait noir, qui raniment les fantômes de la frustration et du désir ? Le spectre de la femme morte, mère et putain, à la fois aimée et méprisée ? « Embrasse-moi, je le veux », dit Max, sans la regarder.
Parce que, peut-être, elle n'existe pas.




Saluts glaciaux. Les stars sont, elles aussi, des fantômes.




Photos © Rudy Walz

Théâtre National de Toulouse, 2 février 2013

samedi 9 février 2013

Rythmes de danse à Saint-Pierre : la cuisine et les clés


La musique et la danse, c'est là tout ce qu'il faut [1]. Qui est le moteur, la musique ou la danse ? Kader Belarbi ne tranche pas et préfère s'attacher aux termes qu'elles ont en commun : le phrasé, la suspension, la scansion, le rythme. Le rythme interne au geste.

Qui pratique la danse avec son ombre […] ressent intérieurement ce que calligraphier peut signifier lorsque le corps se fait pinceau et l'espace feuille : les instruments diffèrent, la vigueur demeure. [2]



Ce sont les calligraphies de Shi Tao qui ont inspiré Entrelacs à Kader Belarbi. La scène est une toile en trois dimensions : les danseuses sur pointes sont les poils du pinceau, les danseurs le bambou. Les mains ne doivent pas être rigides, c'est un trait sans fin. L'unique trait de pinceau est l'origine de toutes choses, la racine de tous les phénomènes ; sa fonction est manifeste pour l'esprit et cachée en l'homme, mais le vulgaire l'ignore [3]. La musique de Arvo Pärt permet l'étirement du temps, l'étirement des corps, la vie du mouvement dans l'air.
Changement de rythme.
Dans The Vertiginous Thrill of Exactitude, William Forsythe utilise le vocabulaire classique dans la fulgurance du scherzo de la neuvième symphonie de Schubert. Ce sont des pas académiques, avec des associations particulières, des lignes qui vont plus loin, des déhanchés, des décalages, une vitesse d'exécution vertigineuse.
Malléabilité et énergie.
Sur la musique électro-acoustique de Ulrich Müller et Siegfried Rössert, les corps façonnés par Jacopo Godani dans Anarchist Unit Related to Art (A.U.R.A.) deviennent malléables ; les danseurs se regardent, comptent. Des rythmes de corps. Une énergie puissante. Des rythmes de souffle dans ce duo répété sans musique.

Le sol glisse, une pirouette se déséquilibre, un ensemble n'est pas ensemble. Ce sont les rayures et les ratures du travail en cours, de la recherche de ces corps en haillons de tous les jours, de ces visages concentrés sans fards ni faux cils, qui halètent et ne sourient pas. Des artistes qui osent livrer la nudité de l'effort, de la souffrance, de l'essoufflement, de la chose encore imparfaite.

Le futur spectateur est entré dans la cuisine. Il aura quelques clés pour passer dans la salle et savourer l'aboutissement de la patiente construction.

[1] Molière, Le Bourgeois gentilhomme, Acte I, scène 2, Maître à danser.
[2] Cyrille J.-D. Javary, L'écrire étincelant. In [4].
[3] Shi Tao. In [4]
[4] Fabienne Verdier, L'Unique trait de pinceau, Albin Michel 2001

Saint-Pierre-des-Cuisines, 5 février 2013



dimanche 3 février 2013

Albert Herring : faites le mur, pas la poussière


C'est un lieu abstrait, aseptisé, atemporel, une maison des Arpel [1] où l'on tond le gazon au micromètre et où l'on traque l'impureté avec le plumeau de la pudibonderie. Lady Billows en tailleur rose taille son rosier, rien ne doit dépasser.





Le petit Harry, personnification des désirs enfouis d'Albert, joue à Ken et Barbie, les déshabille, les fait s'accoupler. Lady Billows et Florence Pike les ramasseront plus tard, du bout des doigts et en se pinçant le nez, pour les jeter dans un vulgaire sac en plastique.


Les notables de la ville ne se déplacent qu'affublés de leur masque de protection [2], l'Autre est un virus dont on doit se protéger. L'homme surtout – nasty masculine smell. Entre gens bien pensants, on ne parle pour ne rien dire, de l'heure qu'il est ou qu'il n'est pas, du temps qu'il fait. On masque l'essentiel comme on masque son nez. On fustige le sexe, la sensualité, l'amour, mais on est violent, vénal, méchant.

C'est la société d'aujourd'hui, où ragots et petits carnets sont dépassés. Les caméras de surveillance sont partout, savent tout. Big Brother is watching you. Jupes trop courtes ou flirt dans une voiture, aucune fille ne peut prétendre au titre de Reine de Mai. Ce sera donc Albert Herring [3].

L'épicerie d'Albert ressemble à toutes les supérettes, lumière crue, légumes calibrés sous cellophane, sensualité sous plastique. Troublé par ses amis Sid – le charnel garçon boucher – et Nancy – la jolie fille qui aime les pêches juteuses [4], Albert se demande pourquoi, lui, reste dans ses navets. Pourquoi se soumet-on à une mère castratrice, respecte-t-on les règles, se conforme-t-on à la société, en passant à côté de sa vie ? For what? hurle-t-il dans le micro. L'annonce de son élection comme Roi de Mai sera le déclic, il ne sera pas a stuffed white swan.





Au banquet du Roi de Mai, interminable et magnifique [5], Lady Billows porte un chapeau aussi improbable que celui de la voisine [1], Nancy est en robe rouge supermarché Casino, grosse marguerite blanche comprise. Les discours creux, les cadeaux puritains, passent. La scène est filmée, pour la postérité. Albert fixe la caméra, regard inquiétant, il nous défie, défie la société, il sait déjà ce qu'il fera. Le rhum versé par Sid dans son verre, philtre de liberté, ne sera que le déclencheur de la fuite, attaque tumultueuse de Satan [5]. Aidé par le sort – Heads for Yes and Tails for No – et de Harry son petit double, il fait le mur.


Alors on s'affole, on cherche longuement, on le croit mort. Des imperméables noirs et des ombres de parapluies s'agitent dans les faisceaux des lampes torches. Albert, depuis son mur, voit ça de haut. La ville n'est plus que toits et maisons microscopiques. Et lorsque Albert décide de réapparaître, descendant de son mur, il laisse de côté les sombres, les fâcheux, pour rejoindre les lumineux, les vivants. Tout comme Truman trouve une porte dans le décor [6], Albert trouve un trou pour enterrer sa vie d'avant, s'échapper. Vers un autre monde.



Le plateau est riche en voix et en jeu. Tamara Wilson met sa puissance et ses aigus stridents au service de la violence et de l'hystérie de Lady Billows. Le pasteur (Dawid Kimberg) et l'institutrice (Ana James) crient leur relation ambiguë et frustrée dans des envolées exaltées. Le baryton profond, charnel, de Craig Verm (Sid) se mêle sensuellement au mezzo fruité de Daniela Mack (Nancy). Le thrène de l'acte III, où chacun des neuf solistes à son tour se détache de la lamentation, est une merveille d'émotion. Quant au jeune Sam Furness (Albert), moins puissant, il semble en retrait, sa voix élégante étant parfois couverte par l'orchestre. Les trois enfants sont étonnants de naturel et de présence, en particulier le petit Finlay Williams A'Court (Harry). Les musiciens, tous solistes dans la fosse, sont très exposés – le solo de cor est redoutable. L'adaptation du livret veut que les sifflets de Sid sous la fenêtre de Nancy aient laissé place aux sms – text under my window. Mais quel son fait donc un sms ?

[1] Jacques Tati, Mon Oncle, 1958
[2] Florence : « Let me take your hats and sticks », traduit par « Vos manteaux et vos masques ». In Albert Herring, programme de salle du Théâtre du Capitole.
[3] Bien que Lady Billows considère d'abord cette suggestion comme « mere red herring », une fausse piste (non traduit dans le programme de salle)
[4] peach = sweet or nice person (familier)
[5] Guy de Maupassant, Le Rosier de Madame Husson, 1888
[6] Peter Weir, The Truman show, 1998

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 27 janvier 2013