mercredi 10 juillet 2013

Don Carlo : un roi royal


Philippe II règne par la terreur sur ses sujets comme sur ses proches, renvoie des dames de cour et fait exécuter les idéalistes gênants. Au fond, les pratiques n'ont guère changé.

Le plafond en gril de Saint Laurent est bas, lourd d'un Christ gigantesque, chape de dogmes et de contraintes, rétrécissement de l'espace vital. Relevé dans les cintres, ce Christ laisse place à un bosquet d'arbres serrés les uns contre les autres, trop serrés, qui tient lieu de jardin. Même les arbres craignent l'Inquisition.

© David Herrero

Don Carlo est un drame intimiste mais, comme dans Aïda quatre ans plus tard, le spectaculaire avec foules, martyrs et tyrans, y fait irruption : la scène de l'autodafé, sous des colonnes qui trompent l'œil et menacent de tomber, reste sobre cependant, excepté un tableau des supplices émergeant des dessous. Et comme le tragique comporte toujours sa part de comique, le magnifique chien de la suite royale tourne délibérément le dos au public, malgré les tentatives de Philippe II soi-même pour le faire pivoter. L'animal fait ce qu'il veut, lui.
Point d'accessoires ni superflus ni nécessaires, le roi n'a pas de meubles en son cabinet, et le coffret dérobé est posé par terre. La royale main et le royal regard désigneront les flambeaux qui achèvent de se consumer qui certainement sont accrochés là-bas, au premier balcon.
Cages, caissons du plafond, ombres portées sont autant de grilles qui enferment les personnages dans leur terrible solitude, les isolent de l'amour. Mais le plafond finira par tomber, cédant au surnaturel de l'apparition saint-sulpicienne de Charles Quint en majesté, dominant une volée de marches sur lesquelles Carlo s'écroulera, frappé par la divine lumière. On eût préféré qu'un mystérieux moine l'entraînât dans le cloître, le couvrant de son manteau.
Le tableau d'ouverture est prémonitoire ou bien déjà le résultat de cette foudre finale : Carlo gît à terre. Déjà mort. Le chœur des moines en coulisses, magnifique, rend la scène encore plus étrange.

Maurizio Benini dirige avec attention le plateau mais impose parfois quelques excès sonores à l'orchestre. Les comprimari sont remarquables, voix céleste, moine bourru, sextuor des députés flamands.

Dimitri Pittas et Tamar Iveri  © David Herrero


Dimitri Pittas fait de son Carlo un emporté, sans nuances, un mauvais garnement qui n'en fait qu'à sa tête. Emprunté dans son jeu et tonitruant dans des aigus désagréables, il a le regard plus exalté par le deuxième balcon que par la paix des Flandres.
Tamar Iveri est beaucoup plus à l'aise vocalement et scéniquement qu'en Donna Anna. Elle porte avec dignité et détachement le costume de reine et tempère par sa sobriété la fougue désordonnée de son amoureux perdu.






Magnifique Eboli de Ekaterina Gubanova, dont le chant est séduisant d'une extrémité à l'autre de l'ambitus, particulièrement étendu dans la Canzone del Velo. Bandeau sur l'œil droit comme la véritable princesa de Eboli, elle joue avec subtilité ce Iago en jupons et se défait littéralement de sa beauté dans le splendide O don fatale.


Stefano Antonucci © Carsten W. Lauritsen

On est toujours admiratif devant l'artiste qui débarque de l'avion, endosse le costume, et évolue sur scène avec aisance comme s'il avait participé assidûment aux répétitions. Même si la projection est par moment un peu faible, Stefano Antonucci fait un très noble Posa au pied levé, et le moine,  fantôme ou réalité, qui l'abat depuis la coulisse, n'y voit que du feu.




Appuyé sur deux cannes empruntées à Luc Bondy (1996), le monstre Inquisiteur de Kristinn Sigmundsson a de très beau graves, mais devient nasal et faux dans ses aigus et ouvre fort les voyelles, ce qui prive le très attendu duo des puissants de son effrayante intensité.


Roberto Scandiuzzi © David Herrero



Mais par la stature, l'incarnation, la voix puissante, chaude et profonde, le roi est royal. L'aura du personnage, se confondant avec l'aura de l'artiste, est perceptible. Loin de son Don Pasquale un peu effacé, Roberto Scandiuzzi est autoritarisme intériorisé, mépris sobre, solitude résignée. Ella giammai m'amo est particulièrement émouvant, sans pathos, subtil. La solitude de l'homme de pouvoir empêtré dans ses erreurs. La solitude de l'homme.








Théâtre du Capitole, 30 juin 2013

samedi 6 juillet 2013

Oyster : Le Ballet sort de sa coquille


Ten fingers, ten toes,
he had plumbing and sight.
He could hear, he could feel,
but normal?
Not quite. [1]





La Revue dansée que proposent Inbal Pinto et Avshalom Pollak est une Parade de corps parfaits qui jouent des corps défaits, difformes, vieillis ; des monstres de foire, des corps bicéphales, des corps sans bras, des jambes sans torse, des corps en laisse. Des genoux en dedans, des dos voûtés. D'improbables équilibres. Des marionnettes entravées dans leurs fils, une poupée accrochée aux cintres pour un pas de deux aussi chimérique que la valse d'Olympia et d'Hoffmann.








Ce sont des fracs froissés, hirsutes. De vieilles dentelles fagotées. Des guirlandes d'ampoules désuètes, d'une fête de village un peu triste. Des nuages baroques. Des visages de clowns qui ne sourient pas. Une mystérieuse ballerine bâillonnée par son col roulé et collée à son tabouret. Des ombres fantomatiques. Des chapeaux melons, un petit parapluie, de la neige, une poésie mélancolique.



Comique et grotesque en masques de la réalité, violente. Ce tango étrange, drôle, à temps suspendu en coulisses, laisse le pauvre tanguero désemparé dans sa solitude malgré les apparences qu'il voudrait sauver. Et le drame de Pagliacci se noue en trois minutes dans un théâtre de poche : le clown trompé, le double meurtre, rideau. La Commedia è finita!



Le ballet excelle dans les mouvements d'automates, l'abandon des marionnettes, la précision extrême des rendez-vous aériens. Les ensembles sont parfaits, les acrobaties virtuoses, le jeu d'acteurs juste et émouvant.
Cette Huître atypique est une perle d'humour triste, de gravité absurde, qui laisse le public charmé et le Directeur de la danse manifestement heureux.

[1] Tim Burton – The Melancholy Death of Oyster Boy & other stories, Faber and Faber 1997

Photos © David Herrero

Casino-théâtre Barrière, 29 juin 2013