mercredi 27 novembre 2013

Orlando : la magie en intra-veineuse


Comment mettre en scène ce livret à la fois indigent et abracadabrant où le deus ex machina règne en maître ? Éric Vigner choisit l'épure mais garde l'accessoire, éclipse la magie au profit d'une esthétique japonisante parfois belle, souvent illisible et vaine. Le fond de scène est nu, les feux de la rampe en néon, des panneaux de bambou font shoji, et des rideaux de perles montent et descendent, s'effondrant jusqu'au sol pour figurer une maison détruite. Le signifiant s'accroche aux cintres. Sur un smartphone géant s'affichent les surtitres (le spectateur épargne ainsi ses cervicales), mais aussi des séquences vidéo qui se répètent en boucle. À l'entracte, l'écran égrène l'heure pendant que les spectateurs lisent leurs mails sur le leur. Le baroque du XXIe siècle.

© Jean-Louis Fernandez
Les due sbirri de Zoroastro, jumeaux en lunettes et costumes noirs (Grégoire et Sébastien Camuset), scrutent la salle avec leur lampe phare. Ils ne traquent pas Cesare Angelotti jusque dans son puits mais lisent l'avenir dans les astres pendant que leur patron cherche l'inspiration magique dans son petit livre rouge. La magie générée par des gestes impérieux déclenche l'apparition de BB et ses fesses sur le smartphone géant (l'amour fait partie des effeminati sensi) cependant que les deux sbires miment gauchement un combat de boxe française (Va, combatti per la gloria) ; ou plus tard le vol d'une colombe censée apporter la liqueur guérisseuse, qui sera administrée par les sbires par voie intra-veineuse, boîte, seringue, aiguille et garrot bien désinfectés.


© Jean-Louis Fernandez

Un drôle de bracelet-manche lacé dont les franges forment un petit rideau de perles assorti aux grands, passe de bras en bras. Le manteau d'Angelica a un col à manger du Mont-Dore et la robe de Dorinda a une fâcheuse tendance à s'accrocher aux perles des rideaux – c'est heureusement la robe qui gagne après une bataille acharnée. Medoro a le bras en écharpe au premier acte, puis guérit subitement ensuite : magie ou réalité ?

On retiendra cependant les ombres, splendides et inquiétantes, créées par les lumières de Kelig Le Bars ainsi que les vagues tempétueuses des rideaux de perles : les sbires n'excellent que dans le rôle de truchements visuels et sonores.

© Patrice Nin
C'est un Orlando (David DQ Lee) fatigué, déprimé, qui s'appuie sur une canne, mais qui se transcende dans des aigus aériens et sait reprendre avec aisance une voix de baryton pour atteindre les tréfonds de la partition. Le trio féminin (Adriana Kučerová – Angelica, Kristina Hammarström – Medoro, Sunhae Im – Dorinda) est beau et bien équilibré. Luigi de Donato peine dans les vocalises de Zoroastro et semble forcer pour passer la rampe. Le spectacle magique est dans la fosse, où la scansion des corps et les gestes enthousiastes de Jean-Christophe Spinosi, qui parfois appuie son coude gauche sur la rambarde en auditeur conquis par ses musiciens et chanteurs, font écho à la tempête et aux arie di furore. Splendide basse continue au violoncelle et au théorbe, dont on entend avec plaisir le délicat pincement des cordes.

Au rideau final quelques huées pour les sbires inélégants, vite effacées par un bis rock and roll du choral final où Orlando, la magie dans les veines, se défoule enfin en passant allègrement du registre de baryton à celui de contre-ténor.

© Patrice Nin


Théâtre du Capitole, 16 novembre 2013

mardi 19 novembre 2013

Tosca : et Roberto brilla

La mise en scène de Luc Bondy avait fait scandale en 2009. Quoi ? Scarpia roule un patin à la statue de la vierge en plein Te Deum ? Des filles de petite vertu lui font des gâteries alors qu'il est affalé sur son canapé rouge près de la salle de torture ? Mais le puritanisme est passé par là. Plus de baiser à la Madone et les filles légères rient bêtement. Un Scarpia presque comme il faut. Dommage. Seuls le sacristain et son seau d'eau qui sert à la fois à remplir le bénitier et à laver les pinceaux, et la Magdalena e troppo bella qui a toujours le sein nu, conservent la petite touche transgressive.
En revanche, la vaine déambulation du peloton d'exécution répétant (?) sa mise en place est avantageusement abandonnée au profit d'une partie d'échecs sous haute tension émotionnelle ; face à son geôlier qui lui impose cet affrontement cynique, le chevalier condamné sort ses cavaliers d'abord, puis renverse le plateau : il n'y a pas d'échec à Scapia. D'ailleurs il froissera le sauf-conduit que lui confie triomphalement Tosca.


Celle-ci a toujours des velléités de sauter par la fenêtre après son bacio, mais se ravise et reprend ses esprits en s'éventant... avec le ventaglio iagesque de l'Attavanti. Mais quand elle se jette vraiment dans le vide pour son rendez-vous avec Scarpia devant Dieu, c'est une doublure qui apparaît en haut de la tour du Castel Sant' Angelo et ça se voit : une sorte de poupée hirsute qui ne ressemble absolument pas à l'originale. En 2009, personne ne se jetait dans le vide et le noir se faisait sur... rien. Décidément, l'effet n'est pas au point.

Le chef Riccardo Frizza impose un tempo lent, parfois traînant, qui nuit à la tension dramatique des confrontations de l'acte II. Chose courante et regrettable, il interrompt la composition continue de Puccini [1] pour laisser place aux applaudissements après les trois grands airs.

Très bel Angelotti de Richard Bernstein, contract singer au MET, qui fut Leporello en 2005 au Capitole. Malgré son bandeau sur l'œil et sa mine patibulaire, le Spoletta de Eduardo Valdes est effacé et n'inquiète pas une seconde. Le petit pâtre (Seth Ewing-Crystal), qui n'est hélas pas sur scène, chante juste mais sans diction ni beauté, conséquence d'une amplification cachée ? On regrette la voix d'ange et l'appareil dentaire du gamin du film de Benoît Jacquot.


Le Scarpia de George Gagnidze roule des yeux pervers mais nuance l'abjection. Patricia Racette, excellente actrice, est particulière touchante dans un beau Vissi d'arte, mais donne des aigus métalliques quelque peu désagréables. Quant à Roberto Alagna, il domine le plateau avec un chant fluide, sans efforts, de magnifiques et longs aigus, une aisance en scène confondante. Ses Vittoria! sont poignants, E lucevan le stelle, dramatiquement amené par la partie d'échecs et ce visage où passent subtilement les émotions des derniers instants, magnifique et émouvant. Un Cavaradossi au firmament.


[1] Sylvain Fort – Puccini, Actes Sud Classica 2010

Photos © Marty Sohl Metropolitan Opera

Metropolitan Opera Live in HD, 9 novembre 2013

vendredi 1 novembre 2013

La Bête et la Belle : le cri du corps


Alice traverse le miroir, la Belle traverse son armoire.
Pas de reine de cœur ni de roi blanc, mais des doudous transformés en bestiaire fantasmagorique. Surtout le rouge, le préféré de la Belle (Julie Loria, enfantine, légère, presque transparente).
Ce sont alors des centaures à croupes et queues devant, des grues étranges – certaines d'entre elles sont des danseurs travestis, des queues – de pies, de couleuvres, de cobras.
Danse de symboles à peine masqués.



Il y a là le Marlou, faucheux en costume mafieux flanqué de ses deux autruches, qui tente d'engluer la Belle dans ses longues pattes (belle performance de Jérémy Leydier et de ses béquilles). Le Cygne et le Vautour, robe fluide et redingote décharnée, beauté et laideur, amour et mort, Eros et Thanatos que tire la Bête en fardeaux sur sa longue peau hirsute.




Le Toroador, Escamillo en habit de lumière et strass très moulant qui fait le beau devant sa
cuadrilla bizarre et tente de violer la Belle (solo athlétique de Kazbek Akhmedyarov, qui en perd presque l'équilibre). Mais ces bêtes-là ne sont que des caricatures.






La Bête très humaine [1], très belle, torture son corps parfait et son beau visage dans des contorsions, chocs et grimaces qui sont autant de plaintes, d'appels. Takafumi Watanabe donne corps et cris à une époustouflante incarnation, violente et sensuelle, du désir.



Mais l'armoire a son autre face, celle du vrai monde, avec ses conventions bien habillées et boutonnées jusqu'au cou. Ici les animaux obéissent à l'homme et doivent anéantir les Bêtes lorsque sonne l'hallali. Quelques longueurs dans cette partie plus convenue. Jusqu'à ce que la Belle choisisse de se dépouiller de ses oripeaux comme il faut et de se retrouver nue, comme la Bête, pour une magnifique union charnelle, tel le Sacre de deux Elus. Le printemps de la belle, éclose au pied de son armoire. Elle n'a plus besoin de doudous, elle danse avec le costume fantastique de la Bête.



[1] Kader Belarbi, note d'intention, La Bête et la Belle, programme de salle du Ballet du Capitole, octobre 2013

Photos © David Herrero

Théâtre du Capitole, 29 octobre 2013