dimanche 23 février 2014

Lo Real / Le Réel / The Real : danser l'indicible


On sort abasourdi de la danse d'Israel Galván. Perturbé, dérouté.

Le théâtre est nu, projecteurs, régisseurs, fils et ficelles semblent être là pour les hasards d'un premier filage. Il n'en est rien, et ce bazar est rigoureusement chorégraphié. Cinq tableaux, cinq stations d'un chemin de croix : Prologue, l'Homme, la Femme, Entracte, La mort. Comment peut-on danser l'extermination des tsiganes par les nazis ? Violemment, bruyamment.



Ce corps-là est, de fait, plus modeste et plus intelligent que les autres : il n'annonce jamais qu'il va devenir sublime [1]. Le corps est aminci, le visage émacié par la barbe. Un salut nazi qui se racornit comme feuille morte. Israel Galván « [danse] comme si c'était le dernier jour, toujours ». De profil dans les rectangles de lumière, dialoguant avec sa solitude, là-bas, au fond de la coulisse. Coincé dans ce piano couché sur la tranche qui rend tripes et cordes. Foulant aux pieds la peur sur une plaque de tôle incurvée. Couché comme un cadavre, Zig et zig et zag, la mort en cadence / On entend claquer les os des danseurs. Dangereusement écartelé sur les rails sinistres, pour des zapateados défiant l'équilibre. Tout accident provoqué, voire recherché par les différents dispositifs participe de [la] plasticité [2] du danseur. Accessoires et corps sont objets sonores, prétextes à nundillos étranges, inquiétants. Et quand il s'arrête, il ne s'arrête pas pour autant de danser. Il danse sans arrêt, donc il danse son arrêt [1].



Une fille (Belén Maya) en jupe à fleurs sur un pantalon de survet rose, chaussettes et sabots. Elle semble danser librement mais sera bientôt accrochée dans les cordes sorties des entrailles du piano, étendue comme du linge, enchevêtrée dans les barbelés. Une autre fille, très belle en Carmen grotesque (Isabel Bayón), fait un Cabaret inquiétant.



Chants et poèmes (en espagnol, en allemand, en dada), grincements du violon (Eloisa Cantón), accents de Tannhaüser, écho sinistre des poutrelles précipitées et traînées au sol, palmas et percussions. La danse est opéra. Sublime, tragique.

Le finale est un duo éphémère et rare, où Israel Galván et Belén Maya, pieds nus, s'avancent vers le néant. Les corps se touchent, se soutiennent. Alors les murs s'élèvent, implacables, entre scène et salle, et ces gens qu'on n'entend presque plus restent derrière. Noir.

[1] Georges Didi-Huberman – Le Danseur des solitudes. Les Éditions de Minuit 2006
[2] Corinne Frayssinet Savy – Israel Galván. Danser le silence. Actes Sud 2009

Photos © Javier del Real

TNT - CDC, 16 février 2014

samedi 15 février 2014

La Favorite : un ténor et une valise








Vincent Boussard et son décorateur Vincent Lemaire travaillent sur l'épure : les arches en fond de scène, qui se multiplient à jardin dans un miroir, sont cloître ou palais. Un rideau de perles moucharabieh dissimule les courtisans prompts à médire. Cependant la vue au-delà des arcades présente de curieuses taches noires et les accessoires ont tendance à sortir de l'épure : chaises fuchsia, paons posés, en vol, portés, et la valise lumineuse. Mais pourquoi donc Fernand a-t-il une valise, de surcroît lumineuse ? Que contient-elle ? Sa vie temporelle, sa vie spirituelle ? Son feu intérieur ? Sa lampe torche ?













Le hakama et le sweat-shirt à capuche font la bure et le moine tandis que le courtisan arbore longue tunique, perfecto et demi-fraise. Les dames sont des mannequins de couture noirs sur lesquels sont drapés, jetés, empilés ou fagotés taffetas et plis savants, robes inachevées sculptées par les lumières (Guido Levi).



Étranges mouvements des ensembles : ballet des moines au couvent de Saint-Jacques, qui passent alternativement du fond de scène au bord de fosse ; les jeunes filles de l'Île de Léon s'assoient et se lèvent ; la cour piétine avant de trouver le bon pied pour quitter en cortège la salle du palais de l'Alcazar. En revanche le billet intercepté circule de main en main comme le ragot qu'on propage, avec dédain et gourmandise.



Antonello Allemandi a soin d'équilibrer orchestre et plateau, sauf dans la scène de l'anathème, où le chaos devient cacophonie des voix solistes poussées à l'extrême, malaise exacerbé par ce baiser forcé du roi à sa favorite, ce combat au sol, presque un viol.
Giovanni Furlanetto n'impose qu'une autorité discrète en Balthazar, plus à son aise en père protecteur qu'en porteur de la terrible bulle papale. La Léonor de Kate Aldrich donne les beaux graves qui siéent aux femmes sulfureuses, mais aussi quelques aigus plus métalliques qu'angéliques. Le roi de Ludovic Tézier est royal, sauf lorsqu'il doit passer au-dessus de la cour et de l'orchestre offusqués. La révélation de la production est Yijie Shi qui presque au pied levé troque les habits modestes de Don Gaspar pour la valise de Fernand. Dès son air d'entrée À l'autel que saint Jacques protège, l'émotion, intense, submerge : diction française parfaite, merveilleux phrasés, présence sensible, et nul besoin apparent du souffleur qui doit s'ennuyer dans son trou.






Au couvent de Saint-Jacques, le faux novice Léonor, les pieds meurtris, a quitté les robes blanches pour le rouge et le noir. Christian Lacroix l'engonce dans une camisole en forme de cercueil, la tête entièrement enfermée dans une voilette cage. Elle s'en extirpera adroitement pour quitter la scène par l'escalier du fond, laissant un Fernand désespéré avec un texte devenu incohérent (Rouvre les yeux, c'est moi...) et sa valise désormais rangée – et éteinte – pour toujours.



Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 9 février 2014.

dimanche 2 février 2014

Caro Carissimo Puccini : E lucevan le stelle


Les 11 et 12 juillet 1992 Tosca était diffusé dans 107 pays, filmé aux heures et lieux de l'action [1]. Quelques années plus tard, Bernard Chambaz tombe par hasard sur cet extrait qui montre un homme en chemise à jabot blanche ; qui chante quelque chose qu'il ne connaît pas. L'air l'émeut profondément. Le 11 juillet 1992 disparaissait Martin, le fils de Bernard Chambaz. Puccini est né à Lucques à deux pas de la cathédrale Saint-Martin. Hasards objectifs desquels naît une sorte d'impératif catégorique pour Bernard Chambaz : il doit écrire un livre sur Puccini.



C'est un roman biographique, une biographie littéraire, un petit livre tendre et drôle, pertinent et impertinent. Un autre Puccini. Le Puccini des anecdotes, collectionneur de voitures, de maisons, de fusils, de femmes, bon vivant et gros fumeur. Le Puccini qui s'achète une bicyclette avec les recettes de Manon Lescaut, travaille les allitérations pour son ode au dentifrice, aime l'argent, hésite à composer un Méphistophélès et à se faire greffer des c... de gorille, voyage beaucoup mais déteste les mondanités. Un Puccini sensible qui redoute le vieillissement, qui craint la mort.

À propos de l'air final E lucevan le stelle, on rapporte que Verdi soi-même en a été ému et impressionné. [...]
Puccini place l'émotion au principe de l'art, il a raison.

[1] Brian Large. Tosca, In the settings and at the time of Tosca. C. Malfitano, P. Domingo, R. Raimondi, Z. Mehta. 1992.

Rencontre avec Bernard Chambaz, Contre UT... 1, Université Toulouse 1, 30 janvier 2014.