lundi 28 avril 2014

En attendant Godot : les vagabonds de nulle part


Sur la Lune, ou sur Mars peut-être. Ou au bord du Léthé. Ou nulle part. Avec arbre.
Arbre étique, rochers, sol craquelé. Des os de poulet jonchent le sol à cour.




Qui sont ces deux charlots en jaquette et melon ? L'un, canne et belles chaussures pointues, est plus distingué que l'autre, qui fait tout une affaire de ses godillots. Un vieux couple qui ne se supporte plus, qui s'engueule, se soutient, s'embrasse, travaille du chapeau. Et la belle complicité du duo Francis Azéma – Denis Rey.






Qui est Pozzo, maître sans scrupules, patron abusif, autorité malsaine ? Le diable peut-être. Un diable en costume blanc. Le pourvoyeur d'os. Alain Dumas étale sa superbe, mange, boit, fume, hume, se gargarise, tonitrue et devient étrangement inquiétant en aveugle aux yeux vides.






Qui est ce Lucky bizarre, le paillasse en laisse ? Un ancien scientifique, un chercheur devenu fou par excès de h-index, un Professeur Tournesol qui aurait mal tourné, un Faust à bout de forces ? Il débite sa conférence, sans points ni virgules, sans queue ni tête, citations des pairs à l'appui. Fantastique Juan Alvarez, émouvant clown muet, qui tombe, se relève, porte, dépose, puis explose dans un torrent de mots.





Qui est cet éphèbe (Robin Azéma), ange, robot, petit prince ?
La nuit tombe, l'astéroïde B612 paraît.
C'est l'éternel recommencement du temps qui passe ou ne passe pas. Juste un os de poulet de plus qu'hier, un de moins que demain.
Les deux charlots, devenus ombres, s'en vont sans bouger.



Qui sommes-nous ? Pourquoi attendons-nous Godot ?

Photos © Marc Vionnet – Le Clou dans la Planche

Théâtre du Pavé, 20 avril 2014

lundi 21 avril 2014

Les Pigeons d'argile : la force des fêlures


Une sirène stridente de police, qui se décompose.
C'est un opéra des fêlures, des forces fragiles, des engagements qui flanchent, des certitudes qui doutent. Une chronique des morts annoncées.


C'est une pure et dure Charlie. Elle n'a jamais confondu l'amour et la Révolution. Elle s'en persuade, le dit, le redit. Sauf que. Ce jour-là, elle n'est pas montée dans la voiture.
Il y a les utopies et la vraie vie ; Rimbaud à la tête du lit, le Bateau ivre des illusions, et les voitures qui ne démarrent pas ; le caméscope pour clamer une nouvelle constitution et l'œil des caméras de surveillance ; les engagements militants et l'amour qui vagabonde où il veut. Il ne faut pas insister quand une autre prend un cœur, il faut laisser sa place, renoncer, jeter son corps dans une autre bataille.




Elle est belle Charlie. Belle, fonceuse, violente. Sadique lorsqu'elle use de ses gigantesques ciseaux sur la chevelure de sa captive. Mais amoureuse, jalouse, ravagée par ce bruit étrange au fond de [son] cerveau. Dragon tatoué sur le cou et blouson de cuir rouge, son compagnon joue au révolutionnaire dur. Mais ses yeux trop doux le trahissent : Toni est un sentimental. Quelle raison ou déraison profonde le pousse d'ailleurs à enlever la jeune fille qui chante bien, avec qui il jouait lorsqu'ils étaient enfants et qui passe maintenant ses journées dans la prison dorée de sa chambre, avec ses trophées de tennis et son nounours ? Article 6 : La beauté n'a pas de prise sur nous. Facile à dire.



C'est un opéra des pères. Deux pères si différents mais intimement liés dans la catastrophe. Bernard Baer - Bernard Tapie, le type qui en impose dans son costume trois pièces, ses intérêts dans l'industrie, le foot, les chaussures, la télé, la politique ; qui a sa cour et dont les journalistes font leur curée. Pietro, le préposé aux pigeons d'argile, le vieux socialiste local, qui noie dans l'alcool sa solitude et ses conflits internes et veut devenir quelqu'un aux yeux de son fils ; il le deviendra dans le sacrifice – ultime pigeon d'argile – comme un Posa désenchanté.




Déclamant sur des phrases réitérées qui montent systématiquement dans l'aigu, chacun aspire à s'élever, à avoir une autre vie. Les ponctuations de l'orchestre suggèrent une autre réalité, plus sombre. Philippe Hurel prend grand soin des chanteurs qui ne sont jamais couverts et proposent ainsi le texte de Tanguy Viel avec une diction parfaitement compréhensible.

C'est un opéra cinématographique, avec ses fondus d'un plan à un autre, ses zooms, ses ralentis, ses situations simultanées, ses arrêts sur image, ses sur-impressions. La direction d'acteurs de Mariame Clément est extrêmement précise, dans chaque déplacement, chaque geste, chaque expression de visage.

Tigresse meurtrie, amoureuse éconduite, la Charlie de Gaëlle Arquez est magnifique dans l'action, émouvante dans ses commentaires en voix offJ'avais les cheveux si courts met en valeur une belle étendue vocale. Vannina Santoni offre des aigus aériens et surmonte brillamment le défi de chanter quelques mesures de Pamina sur du Hurel, même si on devine qu'elle doit être aidée par son diapason et ses écouteurs. Avec son baryton sensible, Aimery Lefèvre donne à Toni toute la fragilité du faux dur, qui est d'abord amoureux avant d'être révolutionnaire. Les pères sont touchants dans ce qu'ils croient être : Vincent Le Texier a la voix forte et imposante de celui qui ne doute pas ; Gilles Ragon est tout en fragilité, cassant son timbre dans ses tiraillements intimes. Sylvie Brunet-Grupposo endosse vaillamment le tailleur pantalon et les rythmes difficiles de la chef de la police, nulle en sentiments mais qui croit en la psychologie. Les artistes du chœur, successivement invités au ball-trap, journalistes qui mitraillent à bout portant, puis chœur antique en coulisses qui joue les auspices, excellent dans leur difficile partition. Une mention spéciale à Dongjin Ahn, l'employé de banque apeuré qui doit lire sous la menace les articles de la nouvelle constitution. Tout semble facile et naturel sous la baguette et le regard attentif de Tito Ceccherini. La cohésion et le travail de l'équipe face au grand défi de la création sont une évidence palpable.



Le blouson rouge de Toni sur les épaules de Patricia. Le père Baer reconnaîtrait cette veste de partisan à des kilomètres. On tremble – une fin à la Rigoletto ? Le père tuerait sa propre fille ? Non ce n'est pas possible. Une fin à la Rigoletto. Charlie en Gilda jetant son corps pour sauver celui qui l'a trompée, et qu'elle aime. Les opéras, encore aujourd'hui, finissent mal.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 15 avril 2014, première mondiale

dimanche 13 avril 2014

Le Songe d'une nuit d'été : la nuit étoilée


Laurent Pelly ne montre pas les forêts : pas plus d'arbres ici que dans sa forêt de Birnam. Cependant, on la voit, on l'entend. La nuit étoilée bruit de toutes parts, les elfes-lucioles volettent, les profondeurs se confondent avec le fond du théâtre que l'œil ne discerne pas.
Alors que Macbeth était prisonnier de ses murs labyrinthiques, les couples du Songe ont la liberté de l'immensité. Tout devient possible. Obéron et Titania s'invectivent dans les airs, marionnettes de bunraku tenues à bout de bras par des machines monstrueuses dont les roues grondent sur le sol comme un orage lointain. Puck descend des étoiles ou s'enfonce sous terre. Les joutes verbales se transforment en joutes de lits, montures et boucliers de chevaliers en pyjamas froissés (dont un – réalité triviale – a tendance à se découdre au mauvais endroit). La fée dénude l'homme à tête d'âne, ou l'âne à corps d'homme, pour s'y accoupler dans la lune.


Quel est le rêve, quelle est la réalité ? De quel côté du miroir sont ces comédiens amateurs en tenue de travail, bleus, survêtements, baskets ? Le mur restera le chaudronnier et le lion le menuisier, on fera semblant d'aimer et semblant de mourir, mais pour qui font-ils semblant ? Vertige exacerbé par ce miroir venu du fond de scène, où le reflet de Puck s'adresse à nous, désormais spectateurs de nous-mêmes.



Souffleur moderne ou amplification ? Tous portent une oreillette, plus ou moins discrète. Les jeunes gens du Conservatoire assurent brillamment leurs fées et elfes, malgré des sous-vêtements qui les font presque nus. Des jeunes couples en pyjama se détache la Héléna juste de ton de Jeanne Piponnier, les trois autres étant encore scolaires ou trop empruntés. Emmanuel Daumas est un brin désinvolte en Thésée et la tirade Le fou, l'amoureux et le poète manque cruellement de relief. Marie-Sophie Ferdane (Titania) a toujours cette touche de fausseté mêlée de vulgarité qui habillait déjà sa Lady Macbeth. La troupe des comédiens est impeccable dans sa médiocrité, et Eddy Letexier est autant à son aise dans le bleu de travail de Nick Bottom (le bien nommé) que dans sa tête d'âne et sa nudité ithyphallique. Laurent Meininger porte avec une grande classe le costume noir d'Obéron, élégamment pervers et cynique. Et c'est un Puck extraordinaire, étonnant de mobilité, qui mène son monde, prend des poses incroyables, singe les gestes des amoureux : petite actrice en caleçon, chemise froissée et nœud papillon dénoué, Charlotte Dumartheray porte à elle seule tout le Songe. Batt[ons] des mains pour cette jeune étoile.



Photos © Polo Garat-Odessa

TNT Toulouse, 8 avril 2014