dimanche 26 octobre 2014

Tosca : Don Scarpia


La Maddalena est probablement cachée parmi les Oréades tandis que la Madone se tient entre deux spectateurs quelque part au parterre. Mario boit l'eau du godet où trempent ses pinceaux et ne peint pas. « Facciam piuttosto il segno della croce », dit le sacristain. Et il ne le fait pas. « la mano mia la vostra aspetta… per offrirvi l'acqua benedetta », dit Scarpia à Tosca. Et il ne le fait pas. Pierre Audi met du Godot dans cette Tosca.



Toutes les églises sont en forme de croix. Ici la croix fait église. À cour la chapelle aux Oréades callipyges – le bellezze diverse – très partiellement voilées de noir [1] – les religieuses s'emploieront à les masquer de leurs cornettes aux yeux des enfants de chœur. À jardin, la nef avec cierges. Le Te Deum est une réussite visuelle : noir des manteaux des fidèles en bas contrastant avec le blanc des aubes des enfants en haut, domination de la hiérarchie à mitres et à crosses, isolement de Scarpia parmi les nymphes.



La croix plane maintenant sur le bureau de Scarpia. Le dîner, le vin d'Espagne, les bougies, l'écritoire sont bien là. Et des livres. Et des instruments d'optique. C'est un Scarpia cultivé et féru d'astronomie. Le panoptisme va jusqu'à la surveillance des révolutionnaires sélénites. Les sbires sont chauves et Roberti le tortionnaire est bodybuildé tendance cuir – l'habit fait le bourreau. Après son bacio, Tosca emporte un pistolet. On imagine une fin originale... las, on ne le reverra pas dans le désert.

Daniel Oren ne pouvait pas être à la fois au Bal et à l'église Sant'Andrea della Valle. Ses tempi ralentis à l'extrême décomposent le Recondita armonia ainsi que le ténor. Marcelo Alvarez devient caricature de chanteur, avec gestes de chanteur, tremblements de vibrato par tout le corps, et passage aux notes aiguës avec des appels de sauteur à la perche. Il n'y a plus de Mario. Wojtek Smilek (Angelotti) et Francis Dudziak (le sacristain) ne semblent pas non plus à leur aise. Martina Serafin est une Tosca solide, belle actrice malheureusement desservie par une réalisation qui exagère les gros plans jusqu'aux détails des rides. Le Vissi d'arte, magnifique prière adressée au crucifix imposé par Scarpia, est émouvant.




Phrasé, diction, jeu subtil en expressions et en regards, Ludovic Tézier fait un Scarpia d'une grande noblesse, un épicurien frustré qui se passe le pouce sur les lèvres, savoure ses mots (on sent une véritable délectation dans le simple « Basta, Roberti ») et torture à défaut d'aimer. « Un Don Giovanni amer, qui souffre de sa solitude, de la compagne qu'il n'a pas » [2].



Un camp de soldats au milieu de nulle part. Avec arbresÉbranchés, sans feuilles, comme après un incendie. La croix pour ciel. Un prêtre distribue la communion. C'est le désert, mais on entend tout de même le pâtre, les cloches, et le bureau de Scarpia est à portée de voix. Tosca a même eu le temps de faire un saut chez elle pour se changer. Le seul qu'elle fera. C'est un voile noir qui tombe pour un effet qui tombe... à plat.

[1] « Le recadrage (en haut) prive le tableau de sa verticalité, il lui ôte l’idée d’élévation. Le voile funèbre (en bas), posé sur le corps des femmes, fait obstacle au plaisir. La peinture est empreinte d’une érotique morbide. Les faunes ont quitté le tableau. Ils sont descendus sur scène, parmi nous : Scarpia, le faune machiavélique, et Cavaradossi, qui est aussi un faune, mais naïf, idéaliste… » (Pierre Audi)
[2] Ludovic Tézier, entretien avec Alain Duault

Photos © Charles Duprat / Opéra national de Paris

Retransmission en direct de l'opéra Bastille, UGC Wilson, 16 octobre 2014

samedi 11 octobre 2014

Un Ballo in maschera : oxymores sous la lune


À la lueur de la lune blême, il rêve, déguisé en comte. Fantasme masculin d'une femme qui se déshabillerait, qui se perdrait dans un vestiaire où attendraient des robes de bal. Mais de longs pardessus noirs l'encerclent en une veillée funèbre prémonitoire. Dans le cadre de la vie publique, le comte gouverne, décide, a des amis et de faux amis. Hors du cadre, à l'avant-scène, il pense ses amours interdites dans un jardin secret avec petit fauteuil à cour.


Vincent Boussard habille de subtils oxymores scéniques les oxymores musicaux de Verdi : la légèreté est effrayante, le macabre délicat, le ludique inquiétant.

C'est une délicate poupée de chiffons et de haillons, une douce enfant aux long cheveux blonds, qui est pendue au gibet. Un chaste bouquet de jeune fille gît dans le lieu lugubre. La petite voiture rouge de l'enfant se fait robot, menaçant les conjurés de son inquiétante étrangeté. On rit en perruque mais les têtes tombent. La figure d'ange du comte (ou du roi des Lumières), omniprésente en filigrane, pleure des larmes de sang.

Le brigadier d'Ulrica frappe les trois coups du drame. Les fraises font les pêcheurs et les chaises le chaos. Les enfants sont déjà en pyjama. D'ailleurs, privés de saluts, ils iront se coucher. Point de poignée de main amicale pour déjouer la prédiction : c'est un gant noir qui se pose fermement sur le bras de l'ami. Comme un défi anticipé.



Dmytro Popov domine le plateau avec un Riccardo fougueux, insolent de facilité. À ses côtés Vitaliy Bilyy offre le même visage fermé, inquiétant, qu'il soit ami, cocu, résigné dans l'élégie ou meurtrier, et chante Renato avec un beau baryton malheureusement privé de sentiments. Keri Alkema, fagotée dans sa robe noire ordinaire, son imper transparent, sa robe de bal moins belle que toutes les autres, prend de l'assurance au fil des représentations et son Morrò ma prima in grazia devient un sommet d'émotion.



Femme homme, homme femme ou femme femme, Oscar est ambigu jusqu'au bout de ses talons, en fuseau vinyle et dentelles noires, puis en jupette au bal pour aguicher les messieurs. Desservie par la mise en scène qui lui fait prendre des poses artificielles de m'as-tu-vue, et sans toute l'agilité et la légèreté vocales que l'on attendrait, Julia Novikova fait cependant un page séduisant.



Magnifiquement grimée, en robe gothique laissant parfois entrevoir un bas de dentelle, l'Ulrica d'Elena Manistina impose sa forte présence et des graves abyssaux à défaut d'être beaux. L'artiste, manifestement souffrante le jeudi, assurera cependant sa scène en malmenant sa voix, mais avec une détermination diabolique.







Silvano, le seul véritable marin, est peut-être un peu grave pour Aimery Lefèvre, qui peine à émerger des flots musicaux. Très solides conjurés d'Oleg Budaratskiy et de Leonardo Neiva.



Daniel Oren rit avec les rieurs, grimace avec les douleurs, articule avec les chanteurs, cisèle les couleurs, respire les départs, sculpte les équilibres, dans un corps à corps animal avec l'orchestre et le plateau. On admire les nuances subtiles des chœurs d'hommes, le fin dosage des voix d'enfants et des voix de femmes chez Ulrica.



Le temps d'un étrange mouvement de rideau découvrant une ampoule nue, aveuglante, Riccardo sort une dernière fois de son cadre. C'est un bal où l'on ne danse pas. Où entrent et sortent des robes couleur de lune, des drapés, des vertugadins, des fourreaux, des hennins, des crinolines, des décolletés, des hommes en femmes, des perruques incroyables, des masques de dentelles, des conjurés en costume de conjuré. Le poignard redevient le pistolet d'avant la censure. Riccardo agonisera hors cadre, seul, lui devant et tous derrière, figés sous le grand lustre de perles. Ce que j'ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance, et encore maintenant c'est le lustre, - un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique [1].

[1] Charles Beaudelaire – Mon cœur mis à nu: journal intime.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, représentations des 30 septembre, 5 et 9 octobre 2014