dimanche 30 novembre 2014

Owen Wingrave – The Turn of the screw : les fantômes à l'opéra


Paramore et Bly sont une seule et même maison, sinistre, étrange, maléfique [1]. Une maison de portes, d'escaliers, de couloirs, de lambris, de tapisseries, de coins sombres et de zones d'ombre. Une maison bien boutonnée dans sa rigidité. Un même théâtre pour deux œuvres provocantes, très étranges, très puissantes [2]. Avec des changements de plans virtuoses servis par un fantastique travail en régie, Walter Sutcliffe invite le spectateur à regarder par les judas, à pousser les cloisons, à scruter les murs.

Les images de jeunes Wingrave tombés au combat défilent en litanie, remontant le temps ; 2014 et un visage presque adolescent avaient ouvert le cortège. À Paramore, on est soldat ou on n'est pas, les vivants se fondent et se confondent dans les portraits des ancêtres – sortie de cadre interdite ! – et vomissent l'anathème dans leur soupe. Mais Owen est celui qui dit non, qui défie les fantômes. Quel est donc cet étrange valet qui s'invite à l'issue du dîner et suit ironiquement la compagnie ? Fantôme qui hante les chambres et chante des ballades lugubres. Venant d'outre-scène, d'outre-tombe, comme traversant un épais brouillard, l'écho des voix d'enfants lui répond et prédit magnifiquement le malheur – voix étranges qui semblent murmurer des reproches [1]. De la chambre maudite on ne verra rien, seulement une porte fermée sur l'incompréhension.





Quelques décennies plus tard, des idoles des jeunes ont remplacé les ancêtres poussiéreux. Un prologue fantomatique enfermé dans une chambre étroite narre le début d'une curious story. Les motifs de sa chemise sont les mêmes que ceux de la tapisserie.



Ce Tour d'écrou est un tour de force qui déroute tout autant le spectateur que le lecteur d'Henry James [3]. La tour est quelque part dans la salle, le lac dans la fosse. À la fenêtre, point d'apparition. Lubie de la gouvernante ? Puis Quint, assis avec désinvolture sur la fenêtre de la salle de classe, appelle Miles. Les motifs de sa chemise sont les mêmes que ceux de la tapisserie. Miss Jessel appelle Flora. Les couples se forment. La gouvernante dort sur son bureau. Cauchemars ? Cauchemars encore quand les fantômes tiennent colloque autour de la chambre étroite du prologue où dort maintenant la gouvernante ? Qui est fantôme de qui ? La gouvernante est désormais vêtue comme Miss Jessel, à moins que ce ne soit l'inverse – vertige des doubles.

Miles va voler la lettre. Take it! Quint se tient bras croisés dans le couloir, entre les deux portes, pantalon cuir couleur lambris, chemise encore assortie à la tapisserie, a figure in the wallpaper. Des poèmes sont écrits au tableau, dans la salle de classe. Si on lit attentivement, ce sont les chants de séduction des fantômes. Miles joue du piano, doublé dans la fosse – celle de la vraie vie – par un autre Miles (Clery-Fox). Hasard, mais hasard troublant. Car la fosse est toujours – aussi – le lac.

Une excursion dans le chaos [4]. Quint dans l'escalier sombre a désormais une chemise assortie à rien, fantôme visible, fantôme vaincu : c'est l'étreinte de la gouvernante qui a raison de Miles. De qui était-elle amoureuse ? Justement, l'histoire ne le dira pas. Du moins pas d'une façon trivialement explicite [3].



Un théâtre du harcèlement [5] magnifiquement servi par ses interprètes, dirigés avec précision par David Syrus, qui façonne un équilibre subtil entre fosse, plateau et coulisses. L'Owen sobre et grave de Dawid Kimberg s'oppose avec bonheur au Lechmere déluré et opportuniste de Steven Ebel, tandis que Kai Rüütel impose une Kate admirablement détestable. Mrs Coyle réservée, bienveillante et angoissée, Janis Kelly se métamorphose de façon spectaculaire, corps et voix, en une Miss Jessel – cheveux de noyée et pâleur cadavérique – séductrice, trahie, poignante et angoissante à la fois. Musicien déjà accompli, le jeune Francis Bamford a l'âge de Miles et son adresse diabolique au piano – illusion confondante. Si la voix est très belle, elle reste un peu timide, comme le jeu d'acteur, alors que la Flora de Lydia Stables est plus hardie. Fantôme d'elle-même ou hantée par ses fantasmes, la gouvernante est interprétée finement par Anita Watson tandis que Anne-Marie Owens campe une attachante Mrs Grose. Narrateur étrange, fantôme ambigu, Jonathan Boyd est corps désirant et désiré, manipulation perverse, séduction sulfureuse. Ses mélismes sur Miles sont d'une beauté à se damner. Charming.

[1] Henry James. Owen Wingrave. In Le Banc de la désolation et autres nouvelles. Folio 2002.
[2] Benjamin Britten, cité par Gilles Couderc, Du Tour d'écrou à Owen Wingrave : sur les chemins de leur création. Journée d'étude, théâtre du Capitole, 26 novembre 2014.
[3] Henry James. Le Tour d'écrou. Préface, notes et traduction de Monique Nemer. Le Livre de poche Classiques 2014.
[4] Henry James dans L'Art du roman, à propos du Tour d'écrou.
[5] Frédéric Sounac. Le Tour d'écrou et Owen Wingrave : un théâtre du harcèlement. Journée d'étude, théâtre du Capitole, 26 novembre 2014.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 23 novembre 2014

mardi 11 novembre 2014

Macbeth : le coup de poing d'un Verdi toujours politique


Tragique et grotesque, émotion et dérision. Une estrade échiquier avec reine, roi, fous, et pions déplacés, sacrifiés. Quatre morceaux de tôle, des bidons, des cuvettes. Bouts de ficelle et bouts de scotch, têtes de mort clownesques, machettes en toc. Sans artifices complexes, sans vedettes, mais avec une intensité fulgurante, Brett Bailey fait de l'opéra un objet politique qui dénonce, questionne, sidère. Comme le concevait Verdi. C'est la couronne coup de poing du tyran que l'on prend en pleine figure avec ce Macbeth au Congo.

Pas de sorcières préparant quelque infusion de langues de vipères – mais un chœur antique émouvant, pas de fantôme sanguinolent surgissant parmi les convives – mais un cadavre qui reste cadavre, pas de folie somnambulique ni de lavage frénétique – mais une introspection. Massacres, complicités occidentales, omniprésence du fric et des armes, sont puissamment évoqués par l'humour grinçant des pantomimes et des projections. Les sur-titres s'éloignent de la lettre pour donner l'esprit et le goût du jour : familiers et malpolis. Habilement intriqués, Shakespeare et réalité font un propos implacable, Verdi et rythmes africains une partition saisissante.




En jeans et baskets et sous l'impulsion de son chef Premil Petrovic et de son frétillant premier violon Mladen Drenic, l'orchestre serbe No Borders Orchestra sait dire l'urgence verdienne malgré son effectif réduit. Des dix chanteurs sud-africains, impassibles, bien rangés, statues qui fixent, défient le public dès qu'il entre dans la salle, trois s'emparent des rôles principaux avec la fougue et l'impertinence de la jeunesse. Sec, vaguement inquiétant, Madoda Ebenezer Sawuli fait un Banco solide. Owen Metsileng (Macbeth) et Nobulumko Mngxekeza (Lady Macbeth) sont d'abord des corps sans complexes, généreux, puissants, qui montrent et se montrent, se vautrent devant la télé en pyjamas panthère. Les voix sont brillantes, impeccables de justesse (tel ne fut pas le cas de certain Macbeth aguerri entendu récemment au MET), de diction italienne, d'émotion. On pardonnera certains aigus râpeux d'une Lady Macbeth qui fait sa lessive en gants latex – préfiguration d'autres nettoyages, donne un superbe brindisi en dansant lascivement et s'abandonne à une folie figée à côté d'une cuvette désormais vide. Plus rien ne peut laver les crimes.



Point de réjouissances, un tyran est assassiné, un autre prendra sa place. Les dix chanteurs de nouveau rassemblés et statufiés portent l'émotion à son comble avec un Patria oppressa déplacé en épilogue – un hymne à tous les peuples opprimés.

Photos © House on Fire

Théâtre Garonne, 5 novembre 2014