mardi 30 décembre 2014

La Double Inconstance : léger, éphémère, comme une bulle


Le pardessus, l'écharpe et la blondeur mélancolique d'Éric Ruf glissent à l'orchestre, serrent furtivement quelques mains, disparaissent. Spectre présent, patron discret.

© Pascal Victor

© Brigitte Enguérand

Au foyer des artistes, on répète, on file. En jeans, bonnet de rappeur, bermuda jaune, bottines bleu canard. Passent des accessoires, des costumes. Un ventilateur, luth du poète dans les faux bosquets, fait de la brise dans les cheveux des dames. On joue au volant, à l'oiseau téléguidé, aux échecs, on va prendre l'air au balcon, on se goinfre de macarons. On s'énerve d'une porte claquée, d'un sac oublié, des bruits de la rue qui montent par la fenêtre ouverte. Où est le vrai, où est le jeu ? Anne Kessler brouille les pistes, fait vaciller les certitudes, montre les ficelles : tendue entre deux fauteuils, recouverte d'un drap blanc, celle-ci devient baignoire où le Prince patauge et souffle des bulles de savon, avec vrais bruits d'eau qu'un vrai figurant produit dans une vraie bassine. Artifice exposé, parfaite illusion.

Et l'amour ? Illusion aussi. Chose éphémère, comme cette représentation théâtrale qui se construit, s'affine, où chacun met son corps et son âme avant d'endosser son costume, et qui devra quitter l'affiche dans quelques semaines. Chose instable, précaire : dans une « scène du balcon » vertigineuse, le Prince et Arlequin négocient de nouveaux équilibres amoureux au bord du vide de l'avant-scène. Tout en bas dans la rue passe une voiture folle.

© Brigitte Enguérand



Loïc Corbery fait le Prince l'air de rien, sans s'en rendre compte, avec le vertige que ça provoque, le sentiment de ne pas maîtriser ce qu'on fait sur le plateau [1]. Mais avec une maîtrise parfaite de la nudité désinvolte, du drapé de serviette, de la danse American in Paris, des regards amoureux qui tout à la fois s'excuseraient de l'être. Un Prince charmant, charmeur, effaçant un Prince cruel, violent par nature, car c'est la loi […] [qui lui] défend d’user de violence contre qui que ce soit. Et l'air de rien, ce Prince-là attire toutes les sympathies.



Florence Viala est impériale en Flaminia, fille d'un domestique du Prince, mais qui certainement l'a aimé, l'aime encore passionnément. Très belle dans son élégante robe longue, mélancolique, résolue, c'est elle le metteur en scène, qui manipule ses personnages sans jouer, naturellement. Du très grand art.

© Brigitte Enguérand



Petite personne qui en a sous le chapeau, Stéphane Varupenne campe un Arlequin blond, lumineux dans ses raisonnements, contrastant avec le Trivelin sombre, résigné, en bonnet noir et baryton, d'Éric Génovèse. Georgia Scalliet (Lisette) et Adeline d'Hermy (Silvia), comme sorties du salon du Misanthrope, usent de leurs voix pointues, acidulées, agaçantes. Et on retrouve avec bonheur Catherine Salviat en seigneur gaillard et rusé, toujours jeune sous le tricorne.





Une répétition que l'on pourrait voir cinq ou six fois, avant que ne change l'affiche.

[1] Comédie-Française : Loïc Corbery dévoile son jeu, entretien avec Aurélien Ferenczi - telerama.fr/sortir/ - 27 décembre 2014

Comédie-Française, 26 décembre 2014