lundi 20 avril 2015

Massacre : le cri du fanatisme


Les chiffres blancs défilent, compte à rebours ou loterie prémonitoire. Un arrêt sur 1572, mais ce pourrait être 2015. Comme en écho en fosse, les chiffres rouges du chronomètre contraignent la baguette du chef. Sept petits écrans alignés, un plus grand en dessous, et du noir.



En beaux costumes et microphones vissés sur le front, on vient du fond du noir et on y retourne. Ressac fruste, ressassement plat. La grande épée qui frappe frôle le risible. Seul ce corps (Stéfany Ganachaud), blanc, échevelé, malmené, épuisé par la fuite, distordu par les sévices, dit l'horreur. Le cri du corps.



Un quidam à l'avant-scène se translate sur des rails caméra au poing, pour capter sur le moment les souffrances des visages et des corps. Mais la moitié du temps la translation s'avère stérile, les souffrances restent dans la boîte, sont vidées en coulisse, et les petits écrans restent noirs. À quoi bon ?

Peter Rundel, sous le regard implacable des chiffres rouges, imprime parfaitement instrumentistes et chanteurs sur le son enregistré. D'un livret aussi fruste et répétitif que le dispositif scénique, les interprètes – amplifiés – font une palette vocale allant du magnifique mezzo de Nora Petročenko au baryton solide de Lionel Peintre, de la délicatesse de Guilhem Terrail aux cris de tous, celui de Piia Komsi atteignant la performance. Une expérience physique, intense, presque insupportable, de l'inhumain fait cri. [1]



Seuls restent, à la fin, le plus grand écran brouillé et la musique électronique enregistrée, plateau et fosse éteints. La fin de l'opéra, sans appel, sans voix, bouche bée, s'éteint lentement dans les résonances inquiètes de notre histoire, interminable [2]. Et comme si le compositeur n'avait pas su, ou voulu, terminer.

[1] Stéphane Roth - Massacre de Wolfgang Mitterer. Une représentation du politique. In programme de salle Massacre, Théâtre du Capitole, avril 2015.
[2] […] ce cri pur est proprement insupportable, insoutenable ; comme Lulu se chargera de nous en faire ressentir l'horreur ; aucun système symbolique propre à l'humain ne peut l'intégrer : c'est pourquoi on le qualifie si souvent d'« inhumain ». In Michel Poizat – L'Opéra ou le cri de l'ange – Essai sur la jouissance de l'amateur d'opéra. Métailié Sciences humaines 2001.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 17 avril 2015 

lundi 6 avril 2015

Amour, Amor : comment danser les mots ?


Il fallait connaître ses Liaisons sur le bout de ses lettres pour apprécier pleinement la proposition de Davide Bombana. Sinon comment identifier la jeune Cécile (Caroline Betancourt) portée par sa mère (Solène Monnereau) comme un bébé contre son demi-panier et qui réussit l'exploit de paraître bien plus âgée que sa fille ? l'amant passager (Jérémy Leydier), le naïf Danceny (Demian Vargas), la noire Merteuil (Julie Charlet) – seule femme sans perruque –, Valmont (Takafumi Watanabe) le manipulateur manipulé butineur en livrée de bourdon ? la présidente de Tourvel (Juliette Thélin) étrangement vêtue de rouge, contresens à sa pruderie ?




La chorégraphie est expressive, pressée, très athlétique, et frôle le réalisme dans le duel entre Danceny et Valmont : défi lancé comme une gifle et bottes d'épées que les protagonistes n'ont pas. Sensualité des scènes d'amour sur un lit dangereusement incliné, violence de la vengeance et de la folie scandée par les pointes et les pieds de chaise, perversion des manipulations. Quelques lettres, judicieusement placées, sont écrites, lues, chiffonnées, jetées. Contrastant avec les chandeliers, la croix du couvent et les perruques poudrées, les projections abstraites n'apportent cependant rien au propos.

Si Rameau est fort bienvenu, l'amplification à outrance de sa musique l'est beaucoup moins. Le clavecin y perd sa délicatesse, les ensembles leurs nuances. Les Forêts paisibles des Sauvages ont raison de la Merteuil, qui finit écrasée par la petite vérole et le plafond.








L'amour sorcier, que l'on aurait plutôt vu en première partie, est très loin de l'argument : Thierry Malandain le rend plus esthétique que narratif. On ne saura pas qui est le spectre, qui est Lucia, mais on se laisse séduire par les ensembles quasi-béjartiens, par le bruissement des pétales de cendre, la danse de feu dans la lumière bleutée, la discrète couleur locale évoquée par quelques déhanchements. Candela (Lauren Kennedy) et Carmelo (Shizen Kazama), presque nus en sous-vêtements chair, donnent à leurs duos l'énergie des élus du Sacre.




Photos © David Herrero

Casino-Théâtre Barrière, 5 avril 2015 

Castor et Pollux : les voies de Jupiter sont impénétrables


De retour à Paramore. Des portes fermées, des ancêtres poussiéreux au mur, des histoires de famille. Et un escalier. Qu'y a-t-il derrière cette grande porte là-haut, qu'un appariteur austère entrouvre de temps en temps ? Une autre chambre hantée ?
Deux garçonnets en culottes courtes découpent des masques en papier. Jouent à la bagarre, à pierre-feuille-ciseaux, retournent à leur découpage. L'un d'eux se coupe, l'autre essaie aussi de se blesser, n'y parvient pas. C'est étrange. La mère, ou la gouvernante, brode un mouchoir.

Pollux - Exposition Rameau et la scène, opéra Garnier (photo C.T.)





Mariame Clément invente le passé, fait des divertissements des pantomimes de doubles. Le gamin en bleu immortel est le fils préféré, celui qui est invité dans la pièce interdite, qui joue à l'avion. Le frère en beige terrien, résigné, dévore des livres. Ca flirte avec les deux cousines, lettres dérobées, lues secrètement, cachées sous le tapis de l'escalier – le crime est presque parfait. Phébé la grande est jalouse de cette chipie de Télaïre, solaire et rusée. La cohorte de domestiques, dans une parfaite symétrie, balaie, range, dispose, décore.














Tristes apprêts, le crime est commis. Le fils préféré va demander audience, là-haut. Alors la porte s'ouvre, le paternel, ministre du ciel en costard trois pièces et nattes jusqu'aux reins, apparaît selon son meilleur profil, derrière un bureau cuir et palissandre. Mais l'enfer a des lois que je ne puis forcer ; chacun son portefeuille.








On ne descend pas aux Enfers, on y monte. Point de rivage sombre, mais les néons crus d'une morgue et le film en noir et blanc des souvenirs que n'effacera pas le Léthée. Le noir est réservé aux rituels terrestres, toilette, cercueil, grand deuil éploré. La mort est lourde ici-bas. Les ombres heureuses, sorties des tableaux, du musée de cire voisin – ou des réserves de costumes du théâtre – sont de toutes les époques.



Les frères échangent veste, chemise, cravate, pantalon. Bleu contre beige. Murmures dans la salle, il en faut bien peu pour effaroucher le spectateur engoncé dans sa pudibonderie.

Affairé aux balais, aux échelles, aux guirlandes de fleurs, aux tables que l'on dresse, aux rituels mortuaires, entrant et sortant, le chœur est un véritable personnage, dont les émotions sont subtilement jouées et chantées – Que tout gémisse, Que tout s'unisse, pleuré dans l'escalier, est un moment intense, suspendu.

Aussi bien scéniquement que vocalement, le Castor d'Antonio Figueroa est hélas bien pâle. L'immortel Pollux a en revanche l'autorité tout en retenue d'Aimery Lefèvre, baryton magnifique sur toute la ligne. Télaïre a la fraîcheur de la lumineuse Hélène Guilmette, contrastant avec la Phébé sombre, puissante, trop puissante, de Gaëlle Arquez.

Mercure médecin efficace, Sergey Romanovsky fait, en Athlète, éclater fièrement les trompettes et leurs redoutables contre-ut. Konstantin Wolff est étrangement plus convaincant dans son rôle muet d'appariteur, gardien de la porte, que lorsqu'il chante le Grand Prêtre. Il en est de même pour Dashon Burton, Jupiter et pater impressionnant d'aura et de stature, mais dont la voix n'en impose pas autant que la présence. Jolies interventions de Hasnaa Bennani, bien que rudoyée par le chef de famille.

Les Talens lyriques et Christophe Rousset cisèlent les rythmes, adaptent le temps au temps du plateau, distillent une palette riche de sensations, de la déploration au formidable tonnerre.

Non, ça ne s'est pas passé ainsi, dit Mariame Clément. Il n'y a pas de promenade aux Enfers, pas de substitution de frères, pas d'agapes avec gâteau venant par moitié à cour et à jardin. Un mort reste mort – revoici le cercueil, son cadavre et le cortège. Des années après, Phébé, vieillie, les cheveux poussiéreux comme la rampe de l'escalier, revient hanter la maison, Lady Macbeth à l'allumette vacillante. Elle ose enfin ouvrir la porte mystérieuse. Derrière, rien. Chaconne finale.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 29 mars 2015 (dimanche des... Rameaux)