samedi 24 décembre 2016

Candide : car tout est bien !

Voltaire quitte son voltaire pour saluer la cour à cour. Aurait-il vraiment salué la cour ?

La mystérieuse arche du Concert de Noël n’appartenait donc pas au toit de quelque crèche, mais à ce hangar à étage, à praticables, à estrades, qui fait le tour du monde en une unité de lieu. Trois fois rien évoquent presque tout :  toiles voiles, barrique barque, tréteaux bateaux, ficelles flots, lustre lucre. La neige tombe métaphoriquement. Le séisme fait choir de très fausses pierres et l’anabaptiste se noie dans les dessous. L’énorme baronne est suspendue à sa perruque ; un grand guitariste joue d’une petite guitare et réciproquement. Les moutons rouges, en panier de laine, tricotent. 



Les beaux masques se vautrent dans le fric et la luxure.  De sa main valide, un cadavre remercie qu’on lui remette son bras coupé. Les morts ici ou là sont les mêmes, ils ne sont simplement pas du même côté. Et, parité oblige chez les fripouilles, Vanderdendur est une femme.

C’est drôle mais surtout, grinçant. Car il s’agit bien, comme en 1759, comme en 1956, de dénoncer sous le rire : guerres, massacres, exécutions extrajudiciaires, religions alibis, catastrophes naturelles, ploutocratie, pseudo-science, machisme ordinaire...






James Lowe mène allègrement orchestre et plateau et prenant bien soin de laisser leur place aux jeunes voix. Si le Candide d’Andrew Stenson manque un peu de projection, Ashley Emerson (Cunégonde) négocie jusqu’au cri le très attendu Glitter and be gay. Marietta Simpson fait une truculente vieille monopyge. Et on remarque le beau baryton de Matthew Scollin, particulièrement séduisant dans le rôle de Martin.





Excellent conteur, et logiquement plus modeste chanteur, Wynn Harmon passe de Voltaire à Pangloss par le truchement d’une robe de chambre et de lunettes (car les nez ont été faits...) Jusqu’aux plus petits rôles, la troupe est parfaitement homogène et les artistes du chœur du Capitole s’y fondent en s’en donnant à cœur joie. Et on imagine l’intense travail des habilleuses en coulisses, les changements étant fréquents et rapides.




Musique, chant, danse, costumes, humour... un vrai spectacle de fêtes ? Oui, mais pas seulement. Chacun y lira ce qu’il veut selon qu’il est ou non... optimiste.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 22 décembre 2016

lundi 19 décembre 2016

Espæce : décor et des corps

Ils lisent devant un décor qui n’en est pas un, mur gris seulement percé de deux sorties de secours. Ils lisent parce que le mur a affiché « lire ». Ils cherchent dans leur livre parce que le mur a affiché « lire la phrase la plus importante ». Puis ils écrivent au mur, mot à mot, chaque livre devenant une lettre d’une phrase d’un livre.

 

© Victor Tonelli




Corps lisant, corps chantant... décor mouvant. Un peu à cour, un peu à jardin, le mur se meut, entraînant le déséquilibre des corps. Mur décor qui s’approche du quatrième mur, dévorant les corps. Il faudra repousser le mur, décor à corps.

 









Alors le décor prends corps, à leur corps défendant. Décor acteur parmi les
© Christophe Raynaud de Lage
corps figés des acteurs devenus décors. Il tourne sur lui-même, se plie, se déplie, se déploie, se replie. Crée une faille qu’un corps explore ; on redoute la chute du corps. Crée une faille qui se referme sur un corps qui va aller dans le décor. Disparaître.

 






©Christophe Raynaud de Lage






Et l’envers du décor devient décor. L’envers du mur est un mur d’escalade. Ou une bibliothèque remplie de livres blancs. Un livre tombe. Un imprévu livre vivant. Livre qui plie les corps à sa guise, sens dessus dessous.
Et le décor tourne sans fin comme tournaient les portes du château de Barbe-Bleue.

 



Angoisse de la toile blanche, des lampes lucioles inquiétantes du Prisonnier. Celles-ci laissent les traces fluorescentes, rais de vie, vies bientôt rayées.

Il n’y a plus de corps, devenus sans objet. Juste un robot à écrire. Un robot à faire apparaître des E. Errer, écrire, réécrire. Cri... du corps.

TNT, 14 décembre 2016

samedi 26 novembre 2016

Le Turc en Italie : Che bel canto!

Le solo de cor réveille une à une lanternes, enseignes, persiennes.
On baille, on époussette, on sort de son trou, on déménage Rossini. Les carottes sont bien alignées à la devanture de l’échoppe.
Début de service pour la ligne de tramway Coulisses - Scène. Vespa et vélos passent.
Les locataires de l’hôtel ont fenêtre sur cour et jardin, spectateurs au balcon du théâtre qui s’écrit dans la rue.
La Pizza Rustica Vulcano sert Cinzano et café, mais pas de pizzas. Les garçons en terrasse aiment regarder les filles qui marchent sur la place.
Un petit navire glisse, tous feux allumés, sur une mer de rideau bleu. L’accompagne le ressac magnifique des marins fatigués, laissant sur le rivage du Vulcano le Turc, vu de dos, fumant négligemment.






 On prédit l’avenir sur les tréteaux d’un théâtre dans le théâtre dans le théâtre. Le poète écrit ce théâtre dont il se mêle lui-même. Abîme des cinq actes requis par Horace que cette chute dans les égouts ? Il sera soigné par une infirmière - muse au secours d’un Hoffmann en panne d’inspiration.





Le crêpage de chignons au finale du I dégénère en bataille générale avec tirs nourris de carottes, à tel point que le magasin de munitions fermera définitivement. Plus tard, le tram prendra feu, on ne sait trop pourquoi. Le point de vue hyperréaliste d’Emilio Sagi se construit sur des événements obligés, souvent drôles, parfois bruyants : les ballons sont-ils périssables au point de devoir absolument les livrer, avec mille manières aguicheuses, pendant que Narciso crie vengeance ? Non sans humour, le metteur en scène fait sa propre critique : « on travaille ici ! » proteste Pietro Spagnoli ? ou Selim ? quand une fille au téléphone parle haut dans sa chambre d’hôtel.

 





Rien d’étonnant à ce que les femmes se disputent le Turc de Pietro Spagnoli, qui allie la noblesse du chant et une irrésistible séduction naturelle. Alessandro Corbelli semble effacé en début d’ouvrage, puis s’affirme avec une intelligence du comique nonpareille. Le duel en terrasse des barbons phallocrates disputant des coutumes est irrésistible.  La Fiorilla de Sabina Puértolas a la voix et le jeu de la peste piquante, mais devient moins crédible dans la scène sérieuse de la fausse rupture.  Belle Zaida de Franziska Gottwald.







On retrouve avec grand plaisir Yijie Shi, cette fois sans sa valise favorite, qui campe un chevalier servant téméraire ; malgré les ballons qui passent, son air de vengeance, avec les aigus qu’il faut, est captivant. Bien qu’affublé d’un polo orange très laid,  Anton Rositskiy ne se contente pas d’être l’amoureux transi de la belle bohémienne : son unique air, l’air de rien, est magnifique. Pour sa part privé d’air, ZhengZhong Zhou rend cependant son poète remarquablement présent.




Les chœurs sont, comme toujours, parfaits - et particulièrement émouvants dans le chant des marins -, le maestro Caiani sera d’ailleurs mitraillé par les flashes des garçons aux saluts. La direction d’Attilio Cremonesi est souriante et attentive, malgré un orchestre écrasant quelque peu le plateau au I. Le continuo de Robert Gonella et Christopher Waltham est toujours très à propos, quelques dissonances soulignant les désaccords des cœurs.

Si tout semble se résoudre « comme il faut » sous le masque et l’imbroglio des guirlandes, la séance photo avec Rossini soi-même devant le cœur de ballons rouges, joyeusement kitch, ne fait, on le sait, que figer l’instant. Cosi...

Théâtre du Capitole, 20 novembre 2016

Photos © Patrice Nin

dimanche 9 octobre 2016

Béatrice et Bénédict : vous reprendrez bien un peu de Shakespeare ?

« De fait, Berlioz s’est vu contraint de tailler largement dans la comédie de Shakespeare. Seulement sa chirurgie a été à ce point radicale qu’elle est ressortie de ses mains proprement défigurée. » [1] Alors Richard Brunel et Catherine Ailloud-Nicolas remettent du Shakespeare dans du Berlioz imité de Shakespeare. Fallait-il mentionner « d’après Berlioz » ? Peut-être. Cependant l'« indigence du poème » [2] est ici (partiellement) compensée par un argument moins simpliste, plus sombre, cependant entaché de quelques inventions infidèles : Somarone est ici l’affreux calomniateur, cependant que le Don John ajouté n’a qu’un rôle très secondaire, outre celui d’épouser Ursule. Et point de happy end général.
Mais le pari de l’homme de théâtre de faire bien parler et jouer les chanteurs d’opéra, et de ménager des silences signifiants, est aisément gagné. Étrangement ce sont les comédiens parleurs qui semblent par moment avoir oublié d’endosser leur costume. 




Voici donc des civils d’une guerre parmi les guerres réfugiés dans une église à chaire et néons dont le toit est éventré. Des gravas tombent, mais l’électricité fonctionne toujours. Les tronches cassées des absents sont autant d'icônes pour lesquelles des bougies vacillent. Des matelas à même le sol, des armoires, beaucoup d’armoires, qui se feront bosquets pour amants puis tables de banquet. Il pleut, on met des bassines, qui deviendront baquets pour les soldats de retour. Claudio arrive en fauteuil roulant, se lève en s'appuyant sur une béquille, puis courra bientôt comme un lapin (blanc). Les treillis se retrouvent en caleçon pour se laver de la guerre. On se rince l’œil. Dans les armoires d’impeccables serviettes blanches attendent, bien pliées.
Sensualité et onirisme l’emportent sur la comédie. Le nocturne est propice à l’abandon, l’amour donne des ailes à la mariée et de l’ardeur aux papillons (sont-ce des drones ? non il ne semble pas ; alors des vrais ? vers où volent-il ? Mystère de l’effet papillon...)



Sous la direction enjouée et attentive de Tito Ceccherini, le Berlioz musicien fait merveille, en fosse, en bord de fosse et sur le plateau.  Les artistes du chœur, toujours parfaitement préparés par Alfonso Caiani, font épithalame grotesquement funèbre ou noce joyeusement imbibée avec un égal bonheur, faussement dirigés par le Somarone un peu effacé de Bruno Praticò.






Julie Boulianne (Béatrice), caractère bien trempé et vibrato serré et seyant, Lauren Snouffere (Héro), aérienne dans ses vocalises, et Gaia Petrone (Ursule), au mezzo rond et charnu, réservent les plus beaux moments : le temps est suspendu, l’émotion monte, irrépressible. Joel Prieto (Bénédict), dont la diction chantée et parlée est remarquable, affronte avec aplomb ses périlleux aigus, tandis que Aimery Lefèvre (Claudio) et Thomas Dear (Don Pedro), privés de premier plan par la partition, interviennent avec une belle autorité. 



Qu’en eût dit Shakespeare, qu’en eût dit Berlioz ?  La commedia è finita pour le couple Héro - Claudio. Lui pleure sur la mue dérisoire - robe et chaussures de mariage - qu’elle laisse avant de s’éloigner sans se retourner.

[1] Jean-Michel Bèque - Shakespeare travesti ou les manquements d’un fidèle à son Dieu. In [2]
[2] Béatrice et Bénédict, l’Avant Scène Opéra n° 214, 2003.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 2 octobre 2016

samedi 16 juillet 2016

Faust : Satan conduit le bal


D'une page du grand livre le vieux Faust se fait une couverture. « Dieu ! » Un spectateur retardataire s'installe dans la loge à cour. On n'est pas discret dans l'au-delà du quatrième mur.

Le décor hésite entre réalisme et abstraction hermétique. Pour jouer à cache-cache avec le diable, on ouvre et ferme scrupuleusement les portes d'une sorte de véranda cage, ni jardin ni demeure chaste et pure, pour finalement passer au travers des vitres. La coulisse est manifestement un puits d'eau bénite. Et Marguerite est subitement victime d'un syndrome de tunnélisation attentionnelle sur le bouquet (de marguerites) alors que le coffret de bijoux est posé bien en évidence juste à côté. En fond de scène, comme au fond de la cassette, un miroir : le chef et quelques spectateurs y font leurs coquets.
À l'église, les esprits du mal n'accourent pas ; l'enfer est vide. Mais l'effroi est bien là : l'organiste en soutane n'est autre que Méphisto, cependant que des bures inquiétantes sortent de l'ombre.





Un éventail rouge et tout s'arrête. Jusqu'à la caricature. Si le veau d'or est toujours debout, les buveurs sont toujours à genoux. En grand maître de tessen-jutsu, le diable domine un duel symboliquement immobile, à l'issue duquel Valentin, étrangement, se tiendra le flanc. Étrange aussi cette machine de torture à laquelle est attachée Marguerite, peu cohérente avec le livret – Viens ! Fuyons ! - et qui semble n'avoir pour but que de l'empêcher d'approcher le petit cercueil placé en avant-scène.











Claus Peter Flor salue l'orchestre, tire son chapeau à un soliste, respire avec la musique. Les artistes du chœur, toujours parfaits, sont hélas souvent réduits à des interventions face public sans véritable caractérisation ; certes la valse valse, mais très loin de la subversion.
Pour cette dernière représentation, John Chest est manifestement en méforme et ses efforts vocaux et scéniques pour donner voix et corps à un Valentin cependant touchant sont perceptibles. Maite Beaumont incarne justement un Siébel sensible, pauvre garçon estropié. La Dame Marthe de Constance Heller, voisine un peu jeune pour être un peu mûre, ne demanderait, si la mise en scène le lui permettait, qu'à s'amuser plus avec le diable.


Le Faust de Teodor Ilincai est absent à lui-même, atone, transparent. Voix plate, le corps emprunté, il ne semble ni heureux de sa nouvelle jeunesse, ni effrayé par les âmes chauves des trépassés, ni tenté par les armures de Walkyries dénudées des reines et des courtisanes. Toute autre est sa Marguerite. Articulation soignée, intelligence du texte, Anita Hartig, pourtant annoncée souffrante, passe avec aisance de la timidité de la jeune fille à la folie de la condamnée. On pourra cependant reprocher une tendance à allier aigus et forte.
Il conduit le bal, saute, virevolte, trébuche sur une marche, arrête le temps, ricane, se démène comme un (beau) diable... Alex Esposito chante et joue un Méphistophélès plus Don Juan que Satan, plus rouge que noir, dandy jeune et magnifique.


Le finale se voudrait abstrait, symbolique – où Méphisto entraîne Faust et comment meurt Marguerite sont des questions sans objet. Alors pourquoi diable cette apothéose avec foule bien costumée et bien rangée faisant irruption dans ce qui fait office de prison ? Les voies de Pâques sont décidément impénétrables.

Photos © David Herrero

Théâtre du Capitole, 3 juillet 2016

mercredi 25 mai 2016

L'Italienne à Alger : quoi, pas de turbans, pas de plumes ?


Toutes les mesures de sécurité ont été prises : sorties de secours bien indiquées, extincteur bien en vue. Mais encore une fois, mélomanes et drammophiles [1] se déchirent.

Quoi ? Pas de turbans, pas de plumes ? Quoi ? De la fesse, du sexe, des fouets ?
Le Scarpia de Luc Bondy avait fait scandale en 2009 entre autres parce que trois prostituées lui procuraient des soins particuliers en son salon [2]. Mais personne ne s'est jamais offusqué que le même Scarpia soit sauvagement assassiné sur scène, comme Carmen, comme tant d'autres. Étrange hiérarchie des valeurs que celle de l'opéra : la mort plus acceptable que le corps.


Qui sont donc aujourd'hui ces esclaves au service des puissants ? Des corps formatés, interchangeables, payés par de l'argent sale. Alors oui, Laura Scozzi montre cela, explicitement, peut-être trop explicitement : certains ne retiendront que ça. Un autre choix eût été de remplacer les filles par des robots : en 2048 (pourquoi 2048 : deux cents ans après l'abolition de l'esclavage en France et dans ses colonies ?), il y a fort à parier que les esclaves sexuels seront des machines [3]...

Donc Mustafà est un puissant bien de notre époque, s'ennuyant dans le luxe d'une grande villa en bord de mer, avec baignoire en or, tableaux surréalistes, hommes de main, personnel de maison et filles à tout faire. L'astucieuse tournette fait passer de la chambre au salon, de la salle de bain à la cuisine, du lit rond aux lits superposés. Un lampadaire entre et sort régulièrement. Elvira est blonde, Zulma discrètement voilée, Haly arbore ruban vert et lunettes noires, Lindoro manie pince coupe-tubes et sécateur.

Que les italiens soient des migrants en quête de travail, au fond, importe peu. Ils débarquent là, et leurs passeports sont confisqués. Le tempérament d'Isabella est immédiatement croqué : sbires ou compagnons d'infortune, les hommes sont des pigeons auxquels elle jette des ricciarelli... Le ridicule « oncle » Taddeo, en pyjama rayé, lunettes de myope, sac banane et tisane veut-il la reconquérir ? Elle le dédaigne, le nez dans Psychologies Magazine, en buvant sec. Et elle sait comment s'y prendre pour dompter les hommes, et enseigner sa manière à ses semblables. D'abord la toilette, qui parle clair à qui sait l'entendre. Elle l'aura choisie avec soin, sur défilé – et le couturier à dégaine de couturier n'en mène pas large ! Non, pas ce porte-jarretelles voilé d'un noir angoissant... ce sera Catwoman. Féminisme, indépendance, désir de vengeance, ce n'est évidemment pas un hasard. Le puissant se laisse fouetter, se laisse faire, pigeon à son tour. Uno stupido, uno stolto diventato è Mustafà.


Le titre de Kaïmakan ? Le ruban vert est épinglé vite fait bien fait, comme on remet un ruban bleu ou rouge... à presque n'importe qui. Mais les passeports sont toujours dans le coffre. Alors Mustafà sera drogué aux sédatifs – largement au-delà de la dose prescrite – comment imaginer autrement qu'il accepte le titre ridicule de Pappatacci ? Discours à la tribune, mascarade de cérémonie avec partisans uniformément affublés de traits botoxés... Et le puissant sera dépouillé, bijoux, Rolex, vaisselle, plomberie en or, vélo d'appartement et lampadaire baladeur. Les filles, auparavant, lui auront balancé son fric à la... figure.

Certes quelques lourdeurs entachent çà et là ce regard acéré et pertinent : une accumulation de symboles phalliques fait tomber le buffa dans la farce bas de gamme ; et le « couple » hors propos, malgré un comique de surenchère à la Tex Avery, fait, dès la projection à l'ouverture, beaucoup de « bruit »... pour rien.

Antonio Fogliani accompagne scrupuleusement le plateau, en particulier dans les difficiles ensembles, même si l'orchestre sonne un peu fort au premier acte. Les interventions des artistes du chœur, dont les mouvements et le jeu sont admirablement réglés, sont pure jubilation. La distribution des solistes est dominée par l'abattage de Marianna Pizzolato, formidable Isabella qui fait savoir qui elle est, et mène son monde et ses ornementations par le bout du nez. Pietro Spagnoli, Mustafà blasé, idiot puis drogué magnifique, rivalise de virtuosité avec le Lindoro aérien de Maxim Mironov et le Taddeo, très affirmé dans sa gaucherie, de Joan Martín-Royo. Gan-ya Ben-gur Akselrod est une Elvira un peu effacée, cependant que les voix chaleureuses et rondes de Victoria Yarovaya et d'Aimery Lefèvre donnent corps aux rôles moins exposés de Zulma et de Haly.

Aux saluts, toute la distribution est acclamée, les filles sont huées. Maudits corps...

[1] Pierre Michot. Mélomane et Drammophile – Dialogue. In Opéra et mise en scène, L'avant-Scène Opéra n°241, nov-déc. 2007
[2] Renaud Machart. L'exemplaire "Tosca" de Luc Bondy, soirée d'opéra parfaite, huée à New York. Le Monde, 23 sept. 2009
[3] Rose Eveleth. The truth about sex robots. bbc.com, 9 Feb. 2016

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 22 mai 2016

lundi 25 avril 2016

Les Noces de Figaro : mariage heureux !


La trompette ajuste sa cravate bleue, le lit est bien démonté à l'avant-scène, Attilio Cremonesi a revêtu un sourire éclatant. C'est un heureux mariage qui se prépare.


Figaro ne choit pas alors qu'il mesure son lit avec ses pieds en équilibre sur le bord du sommier. Mais chez le Comte, les cloisons fragiles ont tendance à s'enfuir lorsque claquent les portes. Chute des géants, chute des puissants.
Objets inanimés... C'est à sa psyché que le Comte confie ses doutes, embrassant son double, son âme ; c'est à son alliance que Figaro se plaint des femmes ; c'est sous un jupon que se dissimule le coureur de jupons. Les clés font du bruit dans les serrures. Et il s'en faut de peu que la caisse à outils ne prenne vie et propose enclume, canon ou drone pour défoncer le cabinet.
Marco Arturo Marelli fait crépiter le buffa, anime les entractes, franchit avec humour rideau et quatrième mur. Mais habille les jeunes filles de noir.

Si la fosse, surélevée, couvre quelque peu les voix au 1er acte, l'équilibre revient vite. Le chef articule, respire, ne dissimule pas son plaisir. Au continuo, Robert Gonella et Christopher Waltham soulignent finement le propos. Le plateau, très homogène, s'amuse dans la complicité.



Les dames sont magnifiques : à la pétillante Susanna d'Anett Fritsch répond la jeunesse mélancolique puis pleine d'autorité de la Comtesse de Nadine Koutcher, qui donne son Porgi, amor allongée sur son lit qu'elle ne partage plus qu'avec ses livres. Elisandra Melián (Barbarina) fait l'ingénue sauf par sa voix, tandis que Jeannette Fisher, après avoir taquiné le continuo dans Così, entreprend désormais les spectateurs du parterre, dans une incarnation facétieuse de Marcellina.



Chez les messieurs et « messieurs », le Cherubino d'Ingeborg Gillebo est un peu plat vocalement mais, longs cheveux blonds au vent, virevoltant comme il se doit. Dario Solari semble un peu effacé en Figaro en début d'ouvrage mais retrouve rapidement une fougue solaire. Gregory Bonfatti, en Basilio mielleux ayant par ailleurs le privilège d'annoncer le Così fan tutte le belle / non c'è alcuna novità, n'est pas loin d'un de Funès. Bartolo luxueux de Dimitry Ivashchenko. Et avec sa haute stature, le Comte de Lucas Meachem en impose, parfois un peu trop dans le forte, sauf lorsqu'il s'empêtre dans les manches son costume. Les artistes du chœur, en petit effectif, s'en donnent à cœur joie.


La Folle journée s'achève dans un labyrinthe de faux bosquets, dans un jardin très faux, par une nuit très fausse. Un décor pour faux-semblants. Car enfin, si tout se résout et se pardonne ce soir, qu'en sera-t-il demain ? D'où, peut-être, les robes noires des jeunes filles.

Photos © David Herrero

Théâtre du Capitole, 17 avril 2016

samedi 27 février 2016

Les Fêtes vénitiennes : splendeurs et splendeur


Il y a d'abord les mains, immenses, fascinantes, de William Christie, qui empoignent l'orchestre. Qui feront jouer et chanter les artistes florissants, souffler la tempête, danser les musettes. Il y aura les chorégraphies justes, inventives, drôles, d'Ed Wubbe et le visible plaisir des danseurs, en rouge, en travestis, en masques, en gondoles, en moutons. Et les papillons de Rachel Redmond, l'autorité de François Lis, les impeccables facéties de Cyril Auvity et Marcel Beekman... une véritable troupe de solistes, cohérente, superbe.

La place Saint-Marc grouille de touristes, anoraks, sacs à dos, valises, plans retournés dans tous les sens, téléphones. Le joyeux bazar, la foule d'aujourd'hui, composite, l'une des signatures de Robert Carsen [1]. Oxymore en forme de monstre grotesque, le gigantesque carnaval impose son ordre rouge en distribuant les heureux déguisements. La véritable folie peut commencer.



Le rouge et le rouge, le rouge et le noir. Quand les robes ne sont point sages et dévoilent haut les jambes, la nonne Raison ne sait où donner du missel. Mais moine qui rit et moine qui pleure ne se détournent pas de cette orgie qu'ils sauraient voir.

À Venise, danse et musique se battent en duel à coups d'entrechats et de vocalises tandis que les amantes éconduites croisent l'éventail. Tel le Don Giovanni de Losey, le séducteur arrive en gondole entouré de sa cour de masques et de dominos ; les lanternes glissent, mystérieusement, sur le canal de fumée. À la fenêtre, une ombre blanche dédaigne la sérénade. 



Malheureux en amour, heureux au jeu ? Roue de la Fortune et filles tables à dés font voler les billets comme autant de billets doux. Ou l'inverse.



Robert est avant tout, comme moi, un homme de spectacle au sens global [2].
Et un homme qui aime mettre en scène le théâtre lui-même. Pour l'opéra, on apporte tables de maquillage et costumes de scène, trou du souffleur et feux de la rampe. Le réel est rouge, le théâtre est blanc : blancs les bergers, blancs les moutons en redingotes, qui bêlent joyeusement en jouant... à saute-mouton.

Seul le vent peut voler dans les airs et ravir les jeunes filles. Et c'est en vain, malgré moult gestes emphatiques, qu'on appelle Jupiter. Qui peut de ce spectacle interrompre le cours ? / Jupiter doit descendre, / Et me rendre / L'objet de mes amours. Rien. Le chef des dieux a dû quitté les cintres pour être remisé au placard. Rassemblons donc des mortels.

Éconduite, la redingote rouge se retrouve seule au milieu des mortels de la place Saint-Marc, qui émergent de leurs rêves et de leurs déguisements. La place se vide, seuls restent des détritus. Dépitée, la redingote rouge jette le tricorne.
Les Fêtes sont, hélas, finies.

[1] Alain Perroux. Petit précis de grammaire carsénienne. In Opéra et Mise en scène – Robert Carsen, L'avant Scène Opéra n° 269, 2012

[2] William Christie. Témoignage. In Opéra et Mise en scène – Robert Carsen, L'avant Scène Opéra n° 269, 2012

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 23 février 2016

dimanche 21 février 2016

Il Trovatore : le comte et la gitane


Ce sera Hui He ce soir. Murmure de déception dans la salle de cinéma, qui attendait Netrebko. Comme si on avait oublié la magnifique Butterfly de la Halle en 2012. À Paris quelques malotrus, confortablement assis, courageusement tapis dans le noir de Bastille, lanceront des insultes. Est-ce vraiment aider et respecter une artiste qui remplace, s'expose, se jette dans l'arène ?



C'est la guerre, peut-être la Grande guerre avec ses capotes et tranchées. Peut-être pas. Une guerre symbole de toutes les guerres. La guerre qui sous-tend Le Trouvère. Morts, blessés, déplacés. Champ de croix, champ de ruines, exécutions sommaires. Le délire de la gitane est hanté de fantômes sans visages, étranges et effrayantes apparitions dont les masques à gaz font le rictus.

Alex Ollé et Alfons Flores, par le truchement d'astucieux monolithes noirs qui s'élèvent ou s'enfoncent, passent sans précipités d'un lieu à l'autre, de l'intérieur à l'extérieur, de l'action aux illusions. Du vert glauque, du rouge sang (fascinantes lumières d'Urs Schönebaum) vient s'accrocher sur une face, souligner une arrête. C'est le décor qui vit dans cet univers de mort. L'esquisse et la fluidité font l'efficacité, la beauté.

Pourquoi donc, alors, avoir laissé la vraie vie sur le plateau ? Mis ce rideau-miroir en fond de scène où se reflètent, tels des intrus, chef et spectateurs ? Avoir transformé le plateau en parcours d'obstacles – il faut éviter trous, marches et filins ? Les artistes semblent d'abord regarder où ils mettent les pieds et déambulent sans but entre deux pièges.






Il y a plus de nuances dans le noir que dans le blanc [1]. C'est un splendide Comte de Luna qu'incarne Ludovic Tézier alliant phrasé, diction, longueur du souffle, à un visage qui conjugue l'amour fou, la jalousie, la violence contenue. Dans le cloître, tout se tait pour une tempesta del mio cor dont la dernière syllabe, suspendue, semble ne jamais s'achever.



Regards provocateurs, postures de défi, l'Azucena d'Ekaterina Semenchuk est vengeance plutôt que mère adoptive. Les sons filés, les fins de phrases chantées piano, rares chez ce personnage, magnifient douleur et noirceur.

Peu d'alchimie entre Manrico et Leonora. Ces deux-là sont-ils vraiment amoureux ? Marcelo Alvarez prend un élan de sauteur en hauteur pour projeter ses aigus, et les efforts sont visibles. Ses interventions depuis la coulisse, cependant, sont magnifiques. Hui He a résolu les problèmes d'intonation qu'elle avait à Orange et propose un beau médium. Mais, visiblement tendue et perturbée par l'accueil de certains, elle craque plusieurs fois ses aigus.

Dans le cachot Azucena ressasse son cauchemar en berçant une couverture roulée. Substitut dérisoire de l'enfant qu'elle a précipité dans les flammes, et de celui qui va mourir, sous nos yeux, de la main de Luna. La gitane hurle la révélation, tourne l'arme contre elle, fait feu. E vivo encor ! s'écrie Luna épouvanté, considérant son pistolet. Pour combien de temps ? Noir.

[1] Ludovic Tézier, entretien avec Alain Duault

Photos © Charles Duprat / Opéra national de Paris

Retransmission en direct de l'Opéra Bastille, UGC Toulouse, 11 février 2016