samedi 21 octobre 2017

Tosca et Fra Diavolo : des toiles peintes à l'opéra comics


Voir Tosca dans les lieux de sa création, dans les décors et costumes de la création reconstitués d'après les dessins d'Adolf Hohenstein. Considérer 1900 avec le regard de 2017 est l'objectif du projet La memoria du Teatro dell'opera : « vérifier comment nos yeux et notre goût réagissent au temps qui passe ; et si une scénographie classique résiste aux changements d'époques. » Au fond, la couche de poussière n'est pas si épaisse. Dans la Chiesa di Sant'Andrea della Valle, il y aura toujours une statue de la madone, une Magdalena plus ou moins achevée, un échafaudage, et la chapelle des Atavanti – on ira vérifier sur place que la représentation est fidèle, elle l'est en effet. Le bureau de Scarpia au palais Farnese aura toujours une fenêtre qui doit s'ouvrir sur la cantate, au moins deux portes, une table dressée pour le dîner sur laquelle on n'aura pas oublié le couteau, un bureau, chandeliers obligatoires. Et on doit avoir la sensation de vide sur la plate-forme du Castel Sant'Angelo, parfaitement rendue avec ce parapet net sur fond de basilique Saint-Pierre éclairée par le soleil levant. 

 



Dans ce contexte historique, la direction d'acteurs – d'aujourd'hui (Alessandro Taveli) – ne dit rien de plus que le texte, et les gestes et postures relèvent souvent du mécanisme plutôt que d'une véritable expression de sentiments (un, deux, trois, je me retourne et je saute…) Le couple Mario (Giorgi Berrugi) – Floria (Virginia Tola) manque de relief - le ténor récolte même quelques huées à l'issue de E lucevan le stelle, à moins qu'elles ne s'adressent au chef qui a, sacrilège hélas courant, arrêté l'orchestre ?


 
En revanche Luca Salsi, pour sa prise de rôle, en impose en Scarpia et porte quasiment seul la tension de l'acte II. Angelotti remarquable de graves de Luciano Leoni contrastant avec un sacristain effacé (Domenico Colaianni). Le jeune pâtre est magnifiquement chanté, depuis la fosse, par une jeune enfant de la Scuela di Canto Corale du Teatro dell'Opera. Jordi Bernàcer n'est pas avare de son, le Te Deum est impressionnant, et l'acoustique du théâtre permet d'apprécier, même du tout dernier rang de la dernière galerie, le dialogue des cloches et les cordes basses d'un prélude de l'acte III absolument magnifique. 

  Changement radical pour Fra Diavolo, place aux décors issus d'impressions 3D (Giorgio Barberio Corsetti et Massimo Troncanetti) et aux projections qui immergent le spectateur dans un comics. Phylactères, onomatopées, exagérations investissent les murs blancs de l'auberge, transportant les personnages en montgolfière ou en gondole sans qu'ils quittent leur balcon. De grosses mains décortiquent entièrement la (fausse) voiture, un aileron de requin poursuit de placides poissons, les fleurs poussent à toute vitesse, la mer se déchaîne, les nuages menacent, des ombres inquiétantes rasent les murs. C'est parfaitement réalisé, très faux, très vrai, très drôle. Le procédé s'essouffle cependant après l'acte I. Si Fra Diavolo parade dans un travelling infini entre deux rangées d'immeubles, acclamé par des silhouettes toujours plus nombreuses, la scène du mariage accuse un kitsch sans imagination et trop statique. L'envers du décor révèle cependant un intérieur d'auberge à deux étages et multiples chambres, idéal pour cacher les uns et tromper les autres, sous le regard d'une énorme Lune. Les chorégraphies, comme souvent, n'apportent pas grand chose, mais l'idée de confier le rôle muet de Francisco à un danseur (sosie de Benjamin Millepied) est tout à fait pertinente.



John Osborn, très applaudi au Capitole pour le rôle titre du Prophète, est exceptionnel d'aisance vocale et scénique, particulièrement dans son monologue du III où il dialogue avec ses victimes, seigneur ou fillette, baryton ou soprano. On remarque également le magnifique Giacomo de Jean-Luc Ballestra, baryton à la voix de velours parfaitement projetée. Nul besoin d'exercice cognitif complexe de lecture de surtitres anglais et italiens pour comprendre le français de ces deux-là. Il n'en est pas de même pour le reste de la distribution, dont la quasi-absence de diction empêche toute compréhension du texte. Roberto de Candia et Sonia Ganassi campent cependant un couple truculent d'anglais. Anna Maria Sarra (Zerlina) et Giorgio Misseri (Lorenzo) ont curieusement le même profil vocal : assez peu de projection mais des aigus très vaillants et sonores. Beppo presque inexistant de Nicola Pamio. La direction de Rory Macdonald est jeune, enjouée, très attentive au plateau. Le public plutôt âgé du dimanche après-midi fait une ovation au spectacle.



Teatro dell'opera di Roma, 14 et 15 octobre 2017

Photos © Yasuko Kageyama

vendredi 13 octobre 2017

Tiefland : quand une oeuvre inconnue fait un triomphe



Walter Sutcliffe et Kaspar Glarner ne cèdent pas au manichéisme du « haut » et du « bas » : le « haut » est pollué par les sacs en plastique du « bas » ; la nature du « haut » fait pousser des herbes folles – mauvaises herbes ! – dans la salle des machines du « bas ». Et un superbe travelling vertical établit un continuum irréfutable entre « haut » et « bas », crête, falaise, usine. Il y a du brouillard en « haut » et en « bas ». Des loups aussi. Une double volée de marches relie le « bas » à un entre-deux invisible.
En « bas », la faillite a mis les machines à l'arrêt et la caisse à outils de Moruccio est bien dérisoire. Les locaux sont mal entretenus, le canapé plein de poussière. Et tout comme la courroie de transmission ne transmet plus rien, les fils des marionnettes que Sebastiano cherche à manipuler se gripperont.
 

Nous sommes à une époque où, donc, il y avait encore des sacs en plastique, ainsi que des antennes aux téléphones portables, des magnétophones à cassettes. Ce qui « ne s'allume pas » est une cigarette. Les filles portent des Converse à motifs. Les costumes peuvent sembler anodins, il n'en est rien. Pedro refuse la chemise jaune cocu à jabot, ridicule déguisement, et préfère rester ce qu'il est, un va-nu-pieds. Marta est fagotée dans sa robe blanche et sa mantille de mariage, qu'elle abandonne bien vite pour remettre son pantalon sans chic : pas de séduction , pas de nuit de noces. La robe rouge à volants d'une Carmen des rues, non pas libre mais sous contrainte, est mal ajustée – et ce n'est certainement pas une erreur de l'habilleuse.
La direction d'acteurs est extrêmement précise, pertinente et naturelle jusque dans les invraisemblances des changements de postures. Même la rupture de rythme qui fait chanter Marta en avant-scène face public est signifiante : hors du temps, hors de l'espace, hors de l'action, introspection amoureuse hors des lumières du lieu.
 

C'est un Nicolai Schukoff en très grande forme vocale qui prend Pedro à bras le corps comme Pedro le loup, passant du rêve naïf à la violence animale du duel final. La présence scénique est exceptionnelle jusque dans le moindre regard, la diction parfaite, l'aigu sans faille. De surcroît, l'artiste est fort sympathique.
Meagan Miller impressionne dans le rôle difficile et exposé de Marta ; sa confession psychanalytique sur le divan poussiéreux est un grand moment.
Le Sebastiano du baryton Markus Brück est un odieux magnifique, pervers manipulateur crédible sans en rajouter.
Scott Wilde porte bien les quatre-vingt-dix ans de Tommaso, dont on admire les graves profonds.
Délicate Nuri d'Anna Schoeck, amoureuse transie qui pense séduire en tricotant pour l'hiver. Elle est entourée de trois moqueuses commères, pestes à jolies voix (Jolana Slavikova, Sofia Pavone, Anna Destraël).
Paul Kaufmann et Orhan Yildiz donnent corps aux personnages de Nando et de Moruccio.

Du lever de clarinette sur la crête à la catastrophe, Claus Peter Flor et l'orchestre du Capitole projettent sur scène une infinité de couleurs, d'atmosphères, qui rendent passionnante une partition inconnue. Robes clinquantes et bouteilles faciles, le chœur du Capitole, encore une fois admirablement préparé par Alfonso Caiani, compose avec brio une foule détestable.
Triomphe aux saluts pour une équipe d'artistes manifestement heureux d'avoir travaillé ensemble cette œuvre rare.

Nouveauté de la saison : le programme de salle, désormais allégé, est distribué à chacun gratuitement, ce qui est une excellente initiative. On peut simplement regretter que les artistes de l'orchestre et du chœur n'y soient pas crédités...

Capitole, 1er octobre 2017
Photos © Patrice Nin