dimanche 24 février 2019

Il Primio Omicidio : mortel ennui


Lorsque l'on se donne rendez-vous au Palais-Garnier, il convient de ne plus dire « rendez-vous en haut du grand escalier », mais « rendez-vous entre les pneus ». Ce sont en effet deux pneus dorés, version neige – engin de chantier, qui accueillent le mélomane – le Fantôme s'en retourne dans sa loge.
À propos de loges, on constate l'absence de cloisons – qui a fait couler beaucoup d'encre, ainsi que l'absence de numéros sur les chaises et fauteuils, qu'aucun ouvreur (désagréable) ne vous aide à trouver ; l'un d'eux est bien trop occupé avec des gens importants dont il fourre rapidement le billet de pourboire dans sa poche.

Romeo Castellucci a marqué les esprits avec son Moses und Aron, donné en 2015 à l'opéra Bastille. On a aimé sa magnifique vision de Salome (festival de Salzbourg 2018). Mais on redoutait un fourvoiement à l'image de sa récente Flûte désenchantée bruxelloise. La déception fut à la hauteur des craintes.

Voilà encore une fois repris le changement radical de concept de mise en scène entre les deux parties du spectacle. Comme si l'idée était trop courte, trop ennuyeuse, pour être exploitée pendant un peu plus de deux heures. Ennuyeux, en effet. On bâille et on espère à chaque numéro que ce sera le dernier ou que le Fantôme fera tomber le lustre.

Avant le meurtre donc, « exercice préparatoire » (*), la petite famille originelle fait du Bob Wilson de patronage devant un écran opalescent derrière lequel un ballet de porteuses fait apparaître des aplats de couleurs, que le spectateur voit donc au travers du brouillard - « référence à l'expérience de la contemplation que nous connaissons face aux tableaux de Rothko » (*). En tout cas c'est incompréhensible et lassant.
Les costumes sont fort laids, robe quelconque pour Ève, sempiternel costume-cravate pour Adam, Dieu et Lucifer, vilain pantalon gris et chemise blanche pour Caïn et Abel.
L'agneau sacrifié ? « un sac en plastique rempli de gélatine écarlate ». Il sera accroché au retable de Martini qui « descend renversé sur scène, comme une guillotine. […] Cette image inversée apporte quelque chose : à défaut d'une explication, peut-être un sentiment d'erreur, de bouleversement existentiel. » Admettons.
Caïn et Abel vont alors chercher en coulisse chacun son fumigène, brut de fumigène avec fil électrique et interrupteur. La flamme (ou plutôt la fumée) d'Abel s'élève droite, celle de Caïn refuse de s'embraser – et pour cause : Dieu, traînant un sac en plastique vide (l'agneau vidé de son sang?) a – petit malin ! – posé sa veste sur la sortie de fumée (remarquons cependant que pour une fois, le fait d'enlever sa veste a une utilité).

Après l'entracte, ou l'on s'est convaincu de ne pas partir, place au « grand pré, peut-être le terrain de Caïn » (*). Là où il avait prévu de faire construire sa villa. Nuit étoilée au lointain. Au moins, c'est beau.
Au moment du meurtre, les chanteurs descendent en fosse, remplacés sur le plateau par leurs petits doubles : Caïn et Abel, mais aussi petite Ève, petit Adam, petit Dieu et petit Lucifer. Et c'est très étrange, voire dérangeant. Les enfants, au demeurant excellents comédiens, miment la gestuelle pseudo wilsonnienne ainsi que les articulations et les postures des chanteurs. Du play-back en somme, qui laisse dubitatif : perdus dans l'immense prairie, les gamins, grimés et costumés pour ressembler à leurs aînés, sont comme des marionnettes, des figurines Playmobil®. Les chanteurs relégués en fosse ont tendance à jouer aussi leur rôle, Lucifer en particulier se démène comme un diable à son pupitre. Qui le spectateur doit-il donc regarder ?

Fermer les yeux et écouter serait une option. Mais on manquerait la leçon destinée aux daltoniens : descend un panneau bleu marqué BLU, puis un panneau vert marqué VERDE. Ne pas chercher à comprendre. Et puis outre les passages de tempête et malgré les efforts de René Jacobs, musique et chant sont terriblement ennuyeux.
Et on atteint des sommets lorsque une gigantesque bâche de plastique blanc – la bâche en plastique, bruyante de préférence, est très tendance ces temps-ci sur scène – vient recouvrir les herbes et polluer la musique. Au fond, les pneus du grand escalier ne sont pas si mal.

(*) Le sacré, la violence, le jeu, entretien avec Romeo Castellucci. Programme de salle Il Primio Omicidio, opéra de Paris 2019.

Palais Garnier, Paris, 31 janvier 2019

dimanche 10 février 2019

Lucrezia Borgia : le flacon d'or pour madame


Tous sont en noir sauf la Borgia, bal à Venise en manteau blanc, souper à Ferrare en robe rouge. Les colliers Renaissance côtoient les lampes torches et le mobilier design. Murs ajourés et plafonds miroirs font les jeux des lumières et des espions en ombres. On apporte et on ajuste à vue juste ce qu'il faut pour changer de lieu avec fluidité, sans échapper à la gondole et son gondolier. Les lettres de B.O.R.G.I.A. sont cependant trop clinquantes et mobiles pour que la chute du B ait l'impact qu'on attendrait. Gennaro et Maffio ont grandi ensemble, partageant leurs jeux de construction ; ils semblent y jouer toujours, Gennaro très absorbé dans des calculs de structure ou des dessins techniques, Maffio plus turbulent et surtout plus entreprenant – un baiser bien appuyé agrémente le génie civil. Mais pourquoi donc la petite ville décolle-t-elle du sol ?

Si l'esthétique flatte l’œil, les interactions entre personnages sont peu marquées à Venise. Il faut attendre la scène du couple au palais ducal pour que les corps s'engagent, parfois artificiellement, mais créant une tension palpable. La confrontation laisse d'ailleurs cois les nombreux tousseurs.

Les artistes du chœur sont comme toujours excellents et on doit saluer l'excellent Astolfo de Laurent Labarbe. Parmi les autres seconds rôles, c'est le Gubetta de Julien Véronèse qui se distingue. Éléonore Pancrazi, en retrait en début d’œuvre, parvient à s'affirmer ensuite en Maffio exalté et sensuel, même si la projection et les graves restent limitésmais Giacomo Sagripanti veille avec attention à l'équilibre entre plateau et orchestre.
La voix de basse et la présence scénique d'Andreas Bauer Kanabas dessinent un duc de Ferrare animal, fin manipulateur sans noirceur forcée. Mert Süngü en Gennaro exagère en revanche les effets étouffants du poison et donne çà et là quelques notes disgracieuses.
L'entrée en scène d'Annick Massis s'accompagne de quelques craintes : l'artiste est prudente, la technique est visible, les respirations bruyantes. Mais au fil de la représentation, la voix retrouve une fraîcheur et une agilité exceptionnelles ; la dernière lamentation, les trilles impeccables, les aigus filés, les superbes graves, émeuvent aux larmes. Le plafond vient écraser la Lucrezia effondrée sur le corps de son fils, qui ne boira pas le poison à son tour, mais mérite assurément un flacon d'or.

Capitole, 27 janvier 2019