lundi 20 mai 2013

Quartet : Bella fliglia dell'amore


C'est une autre Casa Verdi, quelque part dans une campagne anglaise baignée par les lumières d'automne. Un décor de rêve, un personnel souriant et affable, des pensionnaires qui malgré leurs AVC, Altzheimer, cannes, lunettes, ne se portent pas si mal. Chimérique ? Là n'est pas le sujet.

Il y a une scène de balcon, où seul un violoncelle nostalgique accompagne le regard d'un Roméo vers sa Bella figlia dell'amore retrouvée. Une scène d'église. Un mouchoir. Des billets secrets.

La maison de retraite pour musiciens comme une métaphore d'une maison d'opéra. Il faut sauver le gala donné à l'occasion de l'anniversaire de Verdi : le ténor Frank White (Michael Byrne) est à l'infirmerie, les billets ne se vendent pas, les mécènes se retirent, l'avenir de l'institution est en jeu. Comment attirer le public, l'argent ?

La cellule de crise, menée à la baguette par l'ancien chef d'orchestre Cee-dric Livingston (Michael Gambon), tenue de soie et fier de soi – All great artists need a great director – cherche l'affiche qui fera recette.

Reginald Paget (Tom Courtenay) pourrait remplacer son collègue indisponible. Passé de ténor à vieux schnock, la mélancolie dans son œil bleu, il aurait voulu, autrefois, être Tristan. Mais il refuse de chanter La Donna è mobile au gala. Il ne le sait que trop.

La solution s'impose avec l'arrivée de celle qui fut Gilda, la soprano Jean Horton (Maggie Smith) : chanter le quatuor de l'acte III de Rigoletto, avec la même distribution qui fit jadis un triomphe. Mais la diva refuse, défend son image passée, celle de ses enregistrements sur 33 tours qu'elle écoute en cachette. Il n'y a que la jalousie envers une ex-collègue, son Vissi d'arte et ses questions sournoises – how are your high notes? - pour enfin la décider à lâcher prise. La maison sera en effervescence, costumes, loges, lumières, régisseurs, et le gala un succès. Grâce à ce quatuor reconstitué qu'on ne fera qu'entendre au générique, dominé par la voix de Pavarotti bien trop reconnaissable.

De clins d'œil en traits justes et tendres, Dustin Hoffman réussit une vision à la fois humoristique et émouvante du microcosme opératique, et la caricature n'est jamais grossière. Le baryton (Billy Connolly) s'appelle Bond, drague tout ce qui passe purché porti la gonnella. La soprano a eu une aventure à la Scala avec un certain Roberto di Angeles, et son mari s'est désisté du MET pour ne pas chanter avec elle (toute ressemblance...) Elle a arrêté de chanter car elle craignait de plus en plus les journalistes, les critiques ; faire toujours mieux, toujours plus. Et se retrouver vieux, sans enfant, sans famille, se défiant encore avec le nombre de rappels obtenus à Milan ou à New-York.

Qu'est-ce que l'opéra ? Quand un type est poignardé dans le dos, il ne meurt pas, il chante. Il gère, comme dit le jeune rappeur. Et parfois même, au mépris de toute vraisemblance, ça se termine bien. 


vendredi 10 mai 2013

Don Pasquale : un clou, une trompette et un ténor


Extérieur nuit. Lunettes noires patibulaires, les hommes de main de Malatesta élaborent discrètement leur plan dans la rue mal éclairée.
Plus tard passera à vélo le facteur François, revenant juste de son Jour de fête, pour remettre un billet désespéré.
Intérieur jour. Le vieux Don Pasquale étend ses caleçons dans son salon, sous l'œil attentif de sa mamma en portrait. Le mobilier est vieux, le majordome aussi. Le visiteur doit chausser des patins. À l'étage, des ours en peluche. Mais aussi le jeune neveu, l'ado qui se lève tard, les cheveux en bataille et le marcel avantageux.

Orchestre trop fort ou soliste fatigué ? Le Don Pasquale de Roberto Scandiuzzi est quasiment inaudible pendant tout le premier acte et reste vocalement en retrait jusqu'au dénouement. Le baryton de velours de Dario Solari et son élégant Malatesta lui vole aisément la vedette. Le difficile duo syllabique Quatti quatti est cependant une belle réussite, l'effet rhinocéros sans doute.


Norina, un brin vulgaire, mal fagotée, lit les amours du chevalier Riccardo dans la revue Epoca en vociférant des aigus aussi criards que la décoration de son intérieur. La voix trop puissante de Jennifer Black, qui peut seoir à la harpie, s'adoucit heureusement dans le duo Tornami a dir che m'ami pour un bel équilibre avec celle de son jeune partenaire.


Le coup monté par Malatesta, faux mariage avec fausse sœur, fait du démon de midi de Don Pasquale un enfer kitsch où, Argan coincé dans un siège de plastique suspendu par une chaîne, il subit la torture d'un tas de factures. Est-ce l'Espagne en toi qui pousse un peu sa corne ? Rouge le rhinocéros et jaune le clou démesuré qui descend des cintres, artifices pour lourdement enfoncer le clou de la métamorphose outrancière qui déguise son monde en costumes d'hôpital et perruques bleu pétrole.

Après un précipité où les gars louches passent et repassent à l'avant-scène avec les pièces détachées de la Vespa volée à Ernesto, dans le faisceau de la lampe torche d'un Pasquale aux abois, on s'attend à voir arriver dans le jardin le Chasseur Noir et les cornes de Falstaff près des trois arbustes aux allures de chêne de Herne.



Mais le véritable clou de la soirée est la trompette triste de René-Gilles Rousselot, musicien de rue assis sur l'étui de son instrument, qui dialogue sous un néon blafard avec le Povero Ernesto de Juan Francisco Gatell, dont la voix de soleil, légèrement nasale, a un charme irrésistible.

Théâtre du Capitole, 30 avril 2013

Photos © Patrice Nin

jeudi 9 mai 2013

Giulio Cesare : Vicar et Cléopâtre



''Entertainment is not a dirty word'' dit le metteur en scène David McVicar. Si ses propositions pour Anna Bolena et Maria Stuarda étaient fort sages, on retrouve pour ce Giulio Cesare son impertinence pertinente, dans un subtil mariage des contraires : folies chorégraphiques – brillante inventivité d'Andrew George –, humour noir, anachronismes réjouissants, émotion sobre.

L'horizon est une mer en toc de machinerie baroque, avec rouleaux qui roulent et maquettes qui passent (voiliers, frégates, dirigeables, Titanic). Des serviteurs en fez donnent au ralenti un ballet de balais et les ennemis s'affrontent au jōdō. L'urne funéraire de Pompée sert de porte-ombrelle puis de cendrier à une Cléopâtre en grand deuil fendu haut sur la cuisse.


En Cléopâtre tour à tour femme fatale, clown, blessée, déterminée, Natalie Dessay réussit ''a tour de force performance'', alliant chant et danse, vocalises et Bollywood, ornements et matelote. Même si un léger voile vient parfois s'y poser, la voix n'est plus ce fil si fragile d'une Violetta aux abois. L'actrice est irrésistible, surtout lorsqu'elle singe les mimiques de César en plein aria da capo et tente de le pousser dehors.








Le César de David Daniels vient, voit et sort vaincu par les vocalises, comme à bout de
souffle. Il donne cependant un excellent Va tacito e nascosto dans un ensemble chorégraphique mêlant danse baroque et country dance. Se in fiorito ameno prato est partagé avec le violon espiègle de David Chan, sur scène avec fez et lunettes, délicieuse bataille d'ornements.








La proximité des voix de Patricia Bardon (Cornelia) et de Alice Coote (Sextus) fait du duo mère-fils un bloc tragique indissociable, l'adolescent effrayé par le sang devenant malgré lui le bras vengeur de la femme digne et déterminée face à l'horreur et au désir de l'Achillas animal de Guido Loconsolo. Son nata a consolar est un magnifique unisson d'une détresse fusionnelle.



Rachid Ben Abdeslam compose, scéniquement et vocalement, un Nirenus efféminé, précieux, d'un comique soigneusement dosé.

Mais l'empereur de l'opéra est incontestablement Christophe Dumaux, méconnaissable en perruque et moustache, Ptolémée ambigu et excentrique, lascif et violent, impressionnant dans les acrobaties tant vocales que physiques.






Les morts, hilares, reviennent, pour chanter la morale,
À l'aise dans leur sang – malaise des vivants !
Réclamant du champagne, et trinquant au finale.

Metropolitan Opera Live in HD, 27 avril 2013

Photos © Marty Sohl - Metropolitan Opera 

mercredi 1 mai 2013

Poil de Carotte : graine d'acteur


La famille, réunion imposée de personnes qui ne s'entendent pas.

Le ciel est bleu, les oiseaux chantent, la petite maison Lepic est proprette. Sauf que la perspective est dérangeante et qu'une fenêtre part de travers. L'enfer se cache sous les décors.

Décor : Otto Ziegler

Pieds poussiéreux, tignasse en bataille, Poil de Carotte manie la houe comme la haine, arrache la mauvaise herbe comme il voudrait s'arracher de la mauvaise mère. Cette « mère » qui n'aime pas son fils, lui impose les corvées, lui interdit d'aller à la chasse avec son père, lui flanque des gifles, l'humilie. Qui trouve en l'enfant l'objet idéal pour exercer son autorité. Le père est impuissant, résigné, ne veut pas voir. Presque complice. Tout le monde ne peut pas être orphelin. Cependant, contrairement au roman, l'équilibre sadique va être perturbé par l'intervention impertinente de la petite servante, qui osera dire.

Délia Espinat-Dief, tout en moues de petite fille et regards froncés, a l'impertinence un peu surjouée, on l'a préférée en Agnès et en Georgette-balai.

Poil de Carotte - Robin Azéma (© C2F Le Clou dans la planche)


On l'avait aperçu en petit Astyanax dans les jupes de sa mère (Andromaque, 2008). Plus récemment en gars du village hilare (Knock, 2011) puis en laquais servant l'infusion à Chrysale (Les Femmes savantes, 2012). À treize ans et demi, Robin Azéma tient aujourd'hui le premier rôle et « porte la pièce pendant plus d'une heure sans sortir de scène » [1]. La diction précise, le regard expressif, il donne une interprétation juste, très fine, confondante de naturel et de sobriété, de cet enfant qui hait mais résiste, puis découvre son père comme compagnon de malheur. À peine distingue-t-on les traces de quelques gestes et accents de cours de récré de collège. Et ça et là, on retrouve avec tendresse et amusement des intonations, des expressions de visage, de la mère et du père. Ceux de la vraie vie.



M. Lepic - Francis Azéma (© C2F Le Clou dans la planche)




Francis Azéma, en cheveux et barbe, est ce père bourru, taciturne, qui masque ses sentiments derrière l'ironie. Un de ces hommes faibles pour qui rien ne doit changer, même quand le pire est là. Et moi, crois-tu donc que je l'aime ? dit-il soudain, très vite. C'est presque incompréhensible. Il doit le répéter. La révélation, la libération, péripétie qui ouvre un très émouvant dialogue, le père accouchant du fils et le fils du père. Le père accouchant de ses propres manquements. L'amour enfin exprimé.






Mme Lepic - Corinne Mariotto (© C2F Le Clou dans la planche) 





Le dialogue mère-fils n'aura pas lieu. Un long regard, mais pas de mots. Plus tard, peut-être, jamais, sûrement. Corinne Mariotto, engoncée dans la dentelle de son col et les remparts gris de sa robe, casque de cheveux en chignon austère, masque d'yeux charbonnés et de lèvres noires, est une apparition terrifiante à la petite fenêtre de travers. Une femme qui a fait elle-même son malheur, qui ne veut ni ne sait aimer, ni se faire aimer. Une femme très seule, qui finit par pleurer, forte image finale.









Il faut certainement beaucoup d'amour et de confiance à un trio père-mère-fils pour jouer un autre trio, dérangeant, terrible. La pièce, son interprétation, touchent au plus profond tous les Poil de Carotte de l'assistance.
Gestes et regards furtifs aux saluts : Francis, lui, est fier de son fils.

[1] Francis Azéma, Le Brigadier # 4, mars-avril 2013

Théâtre du Pavé, 23 avril 2013