dimanche 10 août 2014

Lucia di Lammermoor : la fleur du puits


Une grande lauze inclinée, pierre tombale prémonitoire. Derrière le donjon du château, le premier quartier de lune, d'un triste rayon, guette le fantôme de la malheureuse [qui] tomba dans l'onde. La fontaine est un puits où les suivantes en bottes vont puiser l'eau maudite.
C'est sur une charrette de suppliciée, escortée d'une théorie d'ombres lugubres, qu'arrive Lucia pour son mariage avec un vieux beau ridicule en veste tapisserie. Signature forcée par la main du frère, signature de trois arrêts de mort.

© Ruth Gross







La noce fiche des roses blanches dans le noir de la lauze. Y fait un lit nuptial avec un suaire immense. La mariée, tachée de sang, s'ensanglante encore avec le contenu d'un petit arrosoir... la tentation du gore mis en scène. Le linceul deviendra corolle d'une fleur éperdue dont le cœur se noiera dans le puits, Lucia rejoignant Ophélie.
Au dernier acte, ne reste plus de Lucia que sa tombe [1].




On oublie les sièges qui s'en vont en poudre, les genoux du voisin, les bravi intempestifs. Les sur-titres sont judicieusement projetés sur le mur du château, à jardin, au-dessus du petit orchestre. L'automne d'août a bien voulu céder sa place à la douceur d'une soirée d'été, et les artistes ont choisi de jouer – rien ne justifiera jamais qu'on ne lève pas le rideau [2]. L'opéra comme un manifeste.

Peu de mise en scène autour de la folie. Gestes scolaires de douleur, d'effroi, de colère. Les hommes enlèvent leur veste, la remettent. Les chœurs des assistants [sont] toujours immobiles [1], sans réaction.

Scéniquement et vocalement, Svetislav Stojanovic peine à endosser le costume d'Edgardo et les aigus sont une réelle souffrance. En revanche Gabriele Nani, regard ténébreux, physique de tanguero et parfaite diction, donne à Enrico toute sa noirceur, même si son beau baryton n'a pas la puissance pour s'imposer à ciel ouvert ; on regrette qu'il disparaisse du dernier acte. Très solide Raimondo de Christophe Lacassagne, qui sera le lendemain méconnaissable en Roi Vlan.

© Claude Bourbon

Burcu Uyar, habitée par Lucia, domine la distribution. Belle projection, coloratures agiles, dialogue émouvant avec l'écho de la flûte fantôme [1]. Une folie poignante dans les ténèbres inquiétantes du château que la lune épouvantée a fuies.

[1] Catherine Clément – L'opéra ou la défaite des femmes. Figures Grasset 1979
[2] Olivier Py – Télérama n° 3364, 2 juillet 2014

Festival de Saint-Céré, Château de Castelneau, 5 août 2014 

dimanche 3 août 2014

Le Misanthrope : l'imperméable de la mélancolie


Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.

C'est un entre-deux, un entre-étage, ni tout à fait palier, ni tout à fait salon. Un escalier à jardin, deux à cour, des portes, des fenêtres, des fissures, des fils électriques mal fichus. Un entre-deux où fauteuil et piano sont sous housse, le lustre descendu, où chaque chose semble en instance d'un départ. Les domestiques, fantômes silencieux, déplacent du linge bien plié.



Rideau ouvert, Alceste, imperméable doublé de vert sombre et cravate assortie, est déjà là, fébrile, fatigué. Il s'assied, se lève, bâille, arpente le parquet, joue quelques notes au piano. Un Alceste jeune, beau, troublant, présent mais comme absent. Loïc Corbery aussi magnétique que son Don Juan, aussi énigmatique que son Clément [1].


C'est une petite société d'aujourd'hui, des trentenaires en recherche d'eux-mêmes, qui s'agitent, courent, montent, descendent. Disputent en dînant de carottes et de riz avec nappe blanche trop courte et verres en cristal sur des tréteaux improvisés, sous le regard grave du vieux Basque d'Yves Gasc.
Les petits marquis – Louis Arene, l'homme des masques de Lucrèce Borgia, et Benjamin Lavernhe, bondissant Cléante du Malade et raide Hippolyte dans Phèdre – velours violet et velours vert, rient bêtement, se lissent les cheveux, jouent aux petits chevaux, et font de leur fatuité du grand art. L'Éliante nasillarde d'Adeline d'Hermy joue à la gamine gâtée et agaçante. Avec un grand naturel, Georgia Scalliet fait de Célimène une ravissante idiote en talons aiguilles qui masque une redoutable manipulatrice, parangon de ces gens dont la grande étude est de conserver tout le monde.

Le trio des quadras, s'il est plus posé, n'en est pas moins piquant.
Troquant le lourd manteau de la veille pour l'élégance en costume, Eric Ruf est un Philinte de très grande classe et n'est pas Monsieur le rieur pour rien. La prude Arsinoé de Florence Viala en impose dans son carcan de femme d'affaires qui n'a pas de corps et couvre sa frustration sous un austère tailleur pantalon gris. Oronte a la rondeur bonhomme et le ridicule magnifique de Serge Bagdassarian, homme à la veste stricte qui cherche maladroitement la rubrique « sonnets » dans son classeur à soufflets.





Mouvements d'une juste colère, c'est un combat très physique qui fait se rapprocher les corps d'Alceste et de Célimène, presque un viol qui défait le chignon, malmène la cravate, et fait voler les escarpins rose saumon.









Mais c'est recroquevillé dans l'ombre d'une porte, dans ce petit coin sombre, avec [son] noir chagrin, qu'Alceste, amant bafoué dans le placard de la mélancolie, perçoit enfin la vérité nue.











C'est le même Alceste que l'on croise le lendemain matin, avec son imperméable, une liasse de sonnets sous le bras, quelque part dans le Marais, [fuyant], dans un désert, l'approche des humains. Ou peut-être était-ce Loïc Corbery.

[1] dans Pas son Genre, Lucas Belvaux 2014

Photos © Christophe Raynaud de Lage et Brigitte Enguérand / Divergences

Comédie-Française, 6 juillet 2014