samedi 1 décembre 2018

La Ville morte : film, fantasmes, fantômes


Un fauteuil, un châle, un lampadaire à abat-jour rouge, seuls objets du paysage mental de Paul. De la ville ni de la morte, on ne voit le tableau. Les images répétées de ce fauteuil, de ce châle, de ce lampadaire à abat-jour rouge sont celles d'une pellicule d'un film désynchronisé, qui laisse chaque personnage isolé sur le fond vert du travail inachevé : ce travail de deuil que Paul ne peut faire, prisonnier d'une solitude peuplée de fantômes. Marietta elle-même est-elle réelle ? Ou bien est-ce une hallucination qui transforme l'abat-jour en robe rouge ? Philipp Himmelmann entretient l’ambiguïté. Paul agit dans le vide de l'absence, dans ce film qu'il se fait et où personne n'est là. Énorme travail de mise en scène qui amène les chanteurs-acteurs à jouer face à rien, laissant au spectateur le soin d'assembler les images.
Tout autre est le tableau du réveil des nonnes de Robert le diable, où une Marietta bien réelle conduit un bal de zombies rock and roll arborant paillettes et cicatrices sanguinolentes parmi d'inévitables gisants nus. 
 
Sous la direction de Leo Hussain, l'orchestre est somptueux, exhibant trompettes et carillon en loges de cour, autres personnages d'une ville et d'une procession hors vue ; laquelle procession est magnifiquement suggérée par la maîtrise et le chœur en coulisses, que seul Paul semble voir. 
 
Parmi les seconds rôles, tous admirablement tenus, on remarque la Brigitta solide de Katharine Goeldner, le Frank bienveillant de Matthias Winckhler et le Fritz chatoyant de Thomas Dolié, méconnaissable en mort clownesque. Les deux jeunes barytons avaient déjà séduit la veille dans leurs interprétations habitées de lieder et mélodies du temps de Korngold.
Et on ne peut que saluer les performances de Evgenia Muraveva et de Torsten Kerl. La première, Marietta de corps et de chair, est d'une aisance époustouflante. Le second, Paul perdu dans ses fantasmes, même s'il semble écrasé par le volume orchestral au début de l’œuvre, fait preuve d'une endurance sans faille dans cette impossible partition. Son ultime monologue, dont on ne sait, au fond, s'il referme la porte du passé, tire des larmes.

Capitole, 25 novembre 2018

dimanche 4 novembre 2018

Orphée et Eurydice : dans tous les sens


Aurélien Bory est un explorateur d'espaces, un magicien de la métamorphose du plateau scénique. Le mur d'Espæce (TNT, 2016) prenait corps et vie, les sept portes changeantes du Château de Barbe Bleue s'effeuillaient (Capitole, 2015). Ici il s'agissait de retourner la perspective et de passer du dessus au dessous en entraînant le spectateur, corps et âme, dans le voyage. Un impressionnant dispositif inspiré du Pepper's Ghost (brevet 1862) construit reflets et illusions et défait les repères.

Tout se passe sur, dans, ou à travers l'Orphée ramenant Eurydice des Enfers de Corot (1861). Et ce ne sont pas les personnages bien réels sur la scène qu'il faut regarder, mais le reflet dans le miroir incliné à 45 degrés. Orphée s'enferme dans le voile noir de sa douleur, tandis que les pasteurs et nymphes en procession recouvrent peu à peu le corps blanc d'Eurydice de leurs vestes et redingotes noires – Couvrez son tombeau de fleurs. Puis dans un saisissant effet d'aspiration, le tableau entraîne et fait disparaître le corps enseveli dans les dessous, laissant Orphée seul au milieu de rien. De l'autre côté du miroir, l'Écho répète en vain / [S]a triste plainte.

L'intervention de l'Amour, émaillée de nombreuses acrobaties – roue Cyr, équilibres, portés, chutes – est moins convaincante et présente l'inconvénient majeur de détourner l'attention du spectateur vers les risques pris par l'interprète (impressionnante Lea Dessandre) au détriment de son chant, impeccable malgré les sollicitations physiques.
Mais, hissé par la fosse d'orchestre, voici Orphée à la porte des Enfers. Toujours dans le reflet, c'est une vision comme au bout d'une longue-vue ou d'un kaléidoscope, un disque sur lequel grouillent les Spectres, Larves, et Ombres terribles. La harpe simulant la lyre est magnifique. Alors les trompettes et cors, se levant alternativement dans la fosse, sonnent l'ouverture des portes des Enfers. Tout le dispositif bascule, Orphée est englouti, le spectateur aussi.

Noir complet. Les appariteurs des Enfers sont entrés discrètement pour masquer les lumières indiquant les sorties. Silence complet. Et soudain, montant dans ce noir total, ce solo de flûte accompagné des cordes (comment les musiciens font-ils pour rester ensemble ? mystère...), irréel, magique, virtuose. Nous sommes en effet dans cette contrée enchanteresse des Champs élyséens. Alors une lumière peu à peu se fait sur la flûte. Puis d'autres lumières, étranges, derrière ce qui est maintenant un écran translucide. Ce sont les troncs des arbres et les ombres du tableau de Corot, lesquelles ombres errent sans but, comme des robots dans un labyrinthe. Orphée, qui appartient toujours au monde du dessus, sera porté par ces ombres pour rejoindre son Eurydice – piquante Hélène Guillemette, hélas fagotée dans une robe de grand-mère. 
 
Nouveau basculement. Mais Eurydice est en sursis, sur le tableau tissu que tirent quelques sbires des Enfers, l'éloignant d'un Orphée qui va se retourner. Le flux et le reflux de l'immense voile noir de la mort deviennent vagues dévorantes, puis linceul définitif. Eurydice est engloutie une deuxième fois, irrémédiablement. 
 
Sous la direction de Raphaël Pichon, l'ensemble Pygmalion, chœur et orchestre, est somptueux. Les silences, sans que rien ne vienne les troubler, contribuent à l'intensité du ressenti : chacun est Orphée, sidéré. L'étendue vocale de Marianne Crebassa lui permet d'endosser le travesti de la version de Berlioz, avec cependant quelques réserves ce soir là où par moment la voix fut âpre et le chant à côté des notes.

Raphaël Pichon et Aurélien Bory ont écarté le happy end : le chœur reprend le thème du bois lugubre, cependant qu'Orphée est à son tour englouti. Une lumière bleutée se fait dans la salle, le miroir reflétant maintenant les spectateurs. Memento mori.

Opéra Comique, 22 octobre 2018
Photographies disponibles ici.

dimanche 14 octobre 2018

La Traviata : chanter ou être


C'est un drame aux camélias que proposent Pierre Rambert et Antoine Fontaine dès le lever de rideau. Le cœur de la fleur se déchire sur le loft avec vue et mezzanine, la soirée en noir et blanc, messieurs en bretelles et dames en capeline, robes époustouflantes et camélias semés partout. La laideur ou la banalité du costume, très en vogue sur scène ces temps-ci, n'est pas de la partie : Frank Sorbier flatte les corps et les yeux.
On s'interroge bien sûr à propos de la célérité des transports entre la capitale et la villa avec piscine et arbre très méditerranéen. Bagatelle ! La piscine devient table à chandeliers pour la fête en noir et camélias rouges chez Flora, où l'extravagance des toilettes le dispute à la beauté des masques.
On aurait préféré une Mort unique plutôt qu'un couple de squelettes, moins clinquante et plus inquiétante, moins légère et plus fantomatique. Mais elle rôde, séductrice, parmi les convives, tend le fric de l'insulte, et surtout, guide Violetta vers les coulisses de la fête et son lit d'agonie – superbe sortie de scène.
Peu lisible en revanche est la poupée « image », brune ou blonde pour s'accorder à la titulaire du rôle, sortie de temps à autre d'un sac, pour faire le double qu'elle n'est pas vraiment.

La Violetta brune d'Anita Hartig chante avec puissance, forçant au I des aigus jusqu'au désagréable. Son Alfredo Airam Hernández fait un beau récital en se posant confortablement sans guère d'autre intention que des gestes plaqués artificiellement. Aucune alchimie dans ce couple qui ne se regarde pas – Alfredo se déclare dans l'escalier en tournant systématiquement le dos à sa partenaire, et ne semble pas très affecté au pied du lit.
Tout autre est le couple de la « seconde » distribution. La Violetta blonde de Polina Pastirchak est d'emblée fragile, tout en nuances et aigus filés, rage et résignation mêlées. Kévin Amiel, en formidable progression depuis son récital de la saison passée, a l'insolence de la jeunesse et l'aigu triomphant, l'aisance dans la représentation juste de tous les affects, amour, colère (formidable affrontement avec le père), affliction. Ces deux-là sont véritablement Violetta et Alfredo.
L'apparition par jardin de l'imposant Germont de Nicola Alaimo, frac, lunettes noires et gigantesque parapluie en ombrelle, préfigure un odieux cousin du baron Scarpia, mains et regards concupiscents, mais dont on percevra le sincère repentir au III. Son très attendu Di Provenza il mar, il suol émeut par les nuances, le legato, la longueur du souffle, la parfaite diction. André Heyboer en impose moins par la stature, mais campe un père plus calculateur, intransigeant, impassible.
Les seconds et petits rôles sont parfaitement tenus, avec une mention pour la truculente Annina aux cheveux orange d'Anna Steiger. Les chœurs sont admirablement préparés, comme à l'accoutumée, par Alfonso Caiani, cependant on peut regretter qu'ils soient laissés statiques chez Flora au profit des danseurs qui – sans jeu de mots – les masquent. Très bel orchestre, dirigé avec attention par George Petrou – les préludes du I et du III, accompagnés visuellement de l'immense camélia puis de cet ange pur qui appelle vers le ciel, sont particulièrement émouvants.

Certes l'ascension finale est un rien grandiloquente, mais l'image est belle, Violetta rejoignant Marguerite dans la transfiguration, au cœur du camélia qui se referme.

Capitole, 7 octobre 2018, 15h00 et 20h30

mercredi 8 août 2018

Même pas peur : la mort, crânement


Comme Roméo descendant dans la crypte des Capulet, c'est dans les caves de l'Hôtel d'Assézat qu'il faut se rendre pour un rendez-vous avec la mort. Elle est là, assise en linceul sur le bord d'un tombeau, toute petite, mélancolique, accoudée sur son sablier.

Noirs sur fond blanc ou blancs sur fond noir, des crânes vous dévisagent, vous narguent, grimacent ou fument le cigare, roulent des yeux et tirent la langue. La très belle scénographie conçue par Hubert Le Gall souligne détails grotesques et envers (enfers) du décor. Ici point de cartels nécessitant bonnes lunettes et genoux hyperlaxes, point d'épouvantables audio-guides, mais un judicieux Livret de visite, paginé en tibias, et que l'on emporte chez soi : même pas peur de la simplicité belle et efficace !

Hasard de visite : de jeunes dominicains à chapelets sombres s'arrêtent devant les vitrines de chapelets blancs bifaces. Plus loin, on reste saisie par ce transi de femme aux chairs déjà dévorées par les décomposeurs. Netsuke et okimono font siffler les serpents sur les têtes de mort. Les crânes sont partout, en pommeau sur cannes et ombrelles, en montre ou en épingle de cravate – les ados d'aujourd'hui n'ont rien inventé !

Bien sûr le diable est là, tentant chaque Faust avec le feu de l'amour tout en dissimulant fourbement un crâne dans son dos. Et c'est en déambulant parmi les vanités des étages que l'on tombe sur ce crâne en néon rouge dont les dents forment justement le premier mot du Faust de Gounod : « RIEN »...


Fondation Bemberg, jusqu'au 30 septembre 2018

dimanche 29 juillet 2018

Opéra baroque 2017-18 : Rodolfo Pesquet et les lois de la physique

La Bohème dans l'espace a alimenté un comique de répétition dans les critiques d'opéra de la saison 2017-2018 et gageons que ce n'est pas fini.
Depuis la mission Proxima et son hyper-médiatisé Thomas Pesquet, l'espace est furieusement  tendance et les scènes d'opéra n'échappent pas à la mode. Bien évidemment cela ne fonctionne pas, essentiellement parce que ce qu'on voit ne colle pas à ce qu'on entend et qu'un livret envoyé en orbite a du mal à conserver sa cohérence. En outre, même si on admet beaucoup d'invraisemblances sur scène, considérer l'espace comme n'importe quel lieu terrestre tourne vite au ridicule.

Donc nos quatre amis Rodolfo, Marcello, Schaunard et Colline ont embarqué dans un vaisseau spatial, certainement tentés par le Méphisto Hawking d'il y a deux saisons. La Bohème en Damnation de Faust 2, ça se tient. Mimi, le Café Momus ? Fantômes, souvenirs, délires.


Donc ce vaisseau, dans lequel les astronautes se déplacent et manipulent des objets sans contrainte d'impesanteur, comme on le ferait, par exemple, dans une mansarde sous les toits de Paris, est en perdition. Tellement en perdition qu'il est fixe par rapport à la « planète inhospitalière » que l'on voit par l'immense baie vitrée – point de hublot ici. À moins qu'il ne soit en orbite planète-inhospitalièro stationnaire.
Entre chaque acte, des intertitres façon film d'espace et bruitage assorti, car il est bien connu que le vide interstellaire fait du bruit.
Le vaisseau est tellement en perdition qu'il s'écrase sur la fameuse planète inhospitalière. De désespoir, Schaunard et Colline enlèvent leur casque et meurent instantanément sur le bord d'un cratère. Mais le super-héros Rodolfo est bien au-dessus de ces contingences somme toute très terrestres. Tête nue, il finira par s'écrouler, mais après une bonne demi-heure d'apnée.

Opéra Bastille, 7 décembre 2017

dimanche 22 juillet 2018

Opéra baroque 2017-18 : tomber la veste


Dans son éditorial du n°134 d'Opéra Magazine (décembre 2017), Richard Martet fustigeait le nouvel uniforme de scène qu'est le complet-veston. Pour ce que nous avons vu de cette saison en effet, les messieurs du cortège funèbre de Miranda (1), Philippe II et Posa (2) – version trois pièces col ouvert, le comte Almaviva – version décontractée sur T-Shirt blanc – et Don Bartolo (3) – version trois pièces cravate, Boris Godounov (4), ainsi qu'au théâtre l'usurpateur du trône de Milan et ses courtisans (5) et Néron (6), ressemblent tous à nos collègues de réunion, à nos chefs, ou à nos voisins de salle (lorsqu'ils « s'habillent » pour une soirée au spectacle). Ce n'est pas forcément incongru – sauf lorsque Boris est couronné, verrait-on un président de conseil d'administration avec une couronne d'apparat sur la tête ? – mais prodigieusement lassant.

Cependant le complet-veston permet un jeu de scène qui serait impossible à réaliser avec une toge, un pourpoint, une armure ou un scaphandre : tomber la veste. Car un avatar du complet-veston est le bras de chemise. Les questions qui se posent alors sont quand tomber la veste et quand la remettre, quand la porter dans sa main droite, dans sa main gauche ou à deux mains, quand la mettre sur son épaule, etc. Le plus souvent ces mouvements de veste plongent le spectateur dans la perplexité : pourquoi l'enlève-t-il, pourquoi la remet-il ?

Par exemple, dans cette magnifique et judicieuse interprétation du « site riant aux portes du couvent de Saint-Just » transformé en salle d'armes par Krzysztof Warlikovski (2), la confrontation de Philippe II (complet gris) et Posa (complet noir) est ponctuée de mouvements de vestes dont on cherche la signification. Philippe II tombe la veste dès le début de la scène, la confie à son valet (lui aussi en complet-veston, avec cravate), puis la reprend après quelques répliques, puis finalement se ravise et la confie de nouveau au valet. Posa de son côté tombe la veste au milieu de la scène, la garde à la main, se résout à la poser, la reprend, la considère, semble y trouver courage et détermination.

Mais c'est quand il n'y a pas de valet pour aider l'interprète chantant ou déclamant à remettre sa veste que tout se complique : on assiste alors à des quêtes désespérées de la seconde manche, voire à des abandons purs et simples.

(1) Miranda, Opéra-Comique, Paris, 29 septembre 2017
(2) Don Carlos, Opéra Bastille, Paris, 11 novembre 2017
(3) Il Barbiere di Siviglia, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 8 décembre 2017
(4) Boris Godounov, retransmission en direct de l'Opéra Bastille, UGC Toulouse, 7 juin 2018
(5) La Tempête, Comédie-Française, Paris, 5 février 2018
(6) Britannicus, Comédie-Française, Paris, 1er juillet 2018

dimanche 15 juillet 2018

Opéra baroque 2017-18 : 21h15 à la montre de Boris G.


Le Boris de Ivo van Hove est en costume-cravate, le peuple en jean, sweat à capuche ou doudoune bleu pétrole. Ce pourrait être une répétition, chacun étant là comme il est, avec ses baskets, ses lunettes, sa gourmette.
Donc Boris porte une montre. Certainement invisible dans ses détails depuis n'importe quel siège de Bastille. Mais rien n'échappe à la caméra. Un gros plan sur Boris et – ah tiens ! il est 21h15. Exactement l'heure de Bastille, l'heure de cette salle de Toulouse.
Qui est donc celui qui est là ? Boris Godounov ou Ildar Abdrazakov ?

Plusieurs hypothèses s'offrent à nous :
  • Ildar Abdrazakov a oublié d'enlever sa montre avant d'entrer en scène, le costume-cravate qu'il porte est le sien, il l'a gardé en sortant du bureau ; il a quand même pris soin de déposer son attaché-case et sa carte Navigo dans sa loge.
  • Un type qui se fait passer pour Boris Godounov a piqué les vêtements et la montre d'Ildar Abdrazakov dans sa loge (Ildar Abdrazakov, lui, est ligoté dans sa loge dans les habits de Boris).
  • Un type chante le personnage d'Ildar Abdrazakov en train de chanter Boris à 21h15.
  • Le metteur en scène pousse la transposition à notre époque jusqu'à la transposition en temps réel.
  • Le metteur en scène veut nous montrer qu'il n'y a pas de mise en scène (on le croit aisément).
Si Rigoletto ou Falstaff avaient une montre, ils n'entendraient plus jamais les douze coups de minuit puisque les représentations, sauf peut-être celles des festivals d'été, se terminent bien avant. Sparafucile pourrait remplir son sac de patates et les fées aller se rhabiller.

Boris Godounov
Retransmission en direct de l'Opéra Bastille, UGC Toulouse, 7 juin 2018

dimanche 8 juillet 2018

La Clémence de Titus : pour les messieurs dames


La reprise de la mise en scène de David McVicar n'est plus qu'une gesticulation bien fade, ambiguïtés, politiquement incorrect et symboles ont été gommés. Tito et Sesto restent désormais à bonne distance l'un de l'autre, plus d’étreinte passionnée, plus d'ultime baiser refusé. En revanche le même Sesto cherche à enlacer et embrasser Vittelia à tout bout de champ et de chant. La complexité du dilemme ne s'exprime qu'à grands effets de parapheur violemment jeté à terre. Mais les ninja romains sont toujours là et toujours assidus dans leur pratique des kata en nito avec kiai et mines menaçantes. Et Vitellia est toujours fagotée.
Titus Flavius Sabinus Vespasianus
Argent, Cornaline
Bustes des douze Césars
XVIe siècle
Musée du Louvre

Ces dames en pantalon, le Sesto de Rachel Frenkel et l'Annio de Julie Boulianne sont magnifiques. Inga Kalna a toutes les notes, et en particulier les terribles graves et d'émouvants piani, de Vittelia, mais pousse la puissance des aigus jusqu'au désagréable. Le Tito de Jeremy Ovenden inquiète au début avec une sorte de prudence et des fins de phrases comme évitées, mais convainc dans son air de dilemme. Le petit rôle de Servilia est admirablement tenu par Sabina Puértolas et Publio fait découvrir le talent d'Aimery Lefèvre dans la noiceur et l'extrême grave. C'est le sourire d'Attilio Cremonesi qui dirige très attentivement, chœur et orchestre surélevé parfaits, sublime cor de basset. Et on a l'immense plaisir de pouvoir, jusqu'au dernier rappel, applaudir les musiciens heureusement prisonniers de leur fosse.

Capitole, 24 juin 2018

lundi 21 mai 2018

Macbeth : les miroirs du mal


Jean-Louis Martinoty les avait voulues omniprésentes : tapies, assises, debout, seules ou groupées, à cour, à jardin, en arbres, devant , derrière, présences ou reflets. Les sorcières conduisent le bal de mort en dansant à pile ou face, visages avenants et robes blanches – mais imprimées d'ossements – en miroir avec crânes et squelettes en capes noires. Elles virevoltent, grouillent, touillent la potion où sont jetés serpents, hiboux et chats noirs en peluche. Les sicaires se camouflent en pierres moussues, le tronc noueux de l'arbre renversé dessine des têtes effrayantes. Des ombres se faufilent derrière les colonnes qui pivotent en forêt ou en miroirs mis en abyme. Des poupées de Bellmer, chimères grotesques plutôt qu'Ondines et Sylphides, hantent le cauchemar du meurtrier. Peu de sang, mais des cadavres, et une interrogation posée par la table du banquet où est apparu le spectre de Banco, soudainement élevée face à la salle : pouvons-nous nous regarder dans une glace sans qu'apparaisse quelque fantôme ?
Si la scénographie est astucieuse, la direction d'acteurs (reprise par Frédérique Lombart), fait hélas défaut et les solistes viennent la plupart du temps chanter face public sans interagir avec leurs partenaires, sapant l'intensité dramatique.



Le vert, couleur maudite au théâtre. C'est de vert qu'est vêtue Lady Macbeth, sirène au chant d'emblée séducteur et maléfique. Béatrice Uria-Monzon, à la fois noble et manipulatrice, incarne le rôle avec grande intelligence et maîtrise des difficultés. Méconnaissable en cheveux blancs de somnambule, elle erre, fantôme hagard, dans le labyrinthe où se reflètent cent bougies, quittant la scène sur un fil di voce.
 


Vitaliy Bilyy semble emprunté en Macbeth, le chant souvent plat, sans grande terreur. Le choix du finale de 1847 n'aide pas l'acteur qui littéralement doit ressusciter pour mourir de nouveau en chantant.

La basse In Sung Sim séduit immédiatement l'oreille avec un Banco luxueux, on regrette que le personnage soit assassiné si tôt. De même le jeune ténor Otar Jorjikia est une belle découverte en Macduff. Les deux jeunes filles de la Maîtrise du Capitole sont parfaites en apparitions et on remarque les magnifiques interventions de Carlos Rodriguez, artiste du Chœur, en médecin.

Le Chœur du Capitole, très sollicité, est comme toujours admirable, avec une mention spéciale aux dames–sorcières. Michele Gamba dirige un Orchestre sublime, ménageant silences et respirations. C'est assurément la musique qui suscite l'émotion.

Photos © Patrice Nin
Capitole, 20 mai 2018

lundi 16 avril 2018

Carmen : libre, un peu trop libre


L'ouverture de l’œuvre et du toril libère des dames bien rangées qui montent à l'assaut de la face, leurs ombrelles braquées sur la salle. Et Don José tue Carmen sur le thème du destin, point de suspense.
Donc Don José, comme chez Mérimée, se souvient : d'une Carmen à effets de hanches et coups de jupons, d'une Micaëla très nattes bleues et jupe tombante. Que nous dit cette Carmen aujourd'hui ? Ma foi, je ne sais pas
 
Jean-Louis Grinda et son équipe ont organisé les quatre actes autour, de part et d'autre ou à l'intérieur d'une hypersurface élégante, qui peut figurer une caserne, une arène, des montagnes, mais qui est hélas à la fois encombrante et bruyante lorsqu'elle est déplacée.
Acte I : voir et ne pas voir. Sur la place, où personne ne passe, il n'y a pas de place. Il semblerait que chacun vienne et aille dans la salle. Au point que Moralès entreprend Micaëla sans la voir, les deux personnages se parlant… face public. Voyez-les / Regards impudents / Mine coquette, disent les soldats. Mais on ne voit rien du tout, les cigarières sont encore derrière la porte close de la manufacture (ou du toril). J'apporte de sa part, fidèle messagère / Cette lettre dit Micaëla à Don José. Mais la lettre reste dans la besace de la messagère. Mais nous ne voyons pas la Carmencita disent les soldats. Le public, lui, l'a très bien vue entrer et s'allonger par terre – mais pourquoi donc – simplement pour que les soldats l'entourent et la désignent du doigt – La voilà – comme un seul homme ?

Acte IV, passe et repasse longuement l'hypersurface, avec bruit de foule et de roulettes, juste pour quelques secondes de projection montrant la prière d'Escamillo – était-ce bien nécessaire ? On retrouve ces dames à ombrelles qui montent à l'assaut. La foule acclame le paseo, qui lui aussi semble avoir lieu dans la salle, laquelle salle le voit derrière la foule – film d'une corrida de maintenant alors que l'affiche l'annonçait pour ce jour de 1875. La projection, redondante, anachronique, durera jusqu'à la mort de Carmen, avec un effet réussi de perturbation de l'attention et d'entrave à la montée de l'émotion.
 
Une très jeune danseuse, à la fois fatum et double de Carmen, apparaît régulièrement, sur la place, chez Lilas Pastia, apportant les cartes du destin dans la montagne et la robe de mort devant l'arène. Belle idée, mais est-il nécessaire qu'elle danse systématiquement, et pas toujours parfaitement ?

Les artistes du Chœur du Capitole, malheureusement peu mis en valeur scéniquement, sont excellents comme à l'accoutumée. Mais on frise l'accident avec les gamins à l'acte I, l'air commencé en coulisses se décalant par rapport à l'orchestre à l'entrée en scène, entrée elle-même scandée par des bruits de pas qui tombent à côté de la musique. La Maîtrise retrouvera à l'acte IV toutes les qualités qu'on lui connaît. Parmi les seconds rôles, si Christian Tréguier parle son Zuniga plutôt qu'il ne le chante, les Mercédès et Frasquita de Marion Lebègue et Charlotte Despaux sont délicieuses et le Moralès d'Anas Seguin fait grande impression. Dimitry Ivashchenko propose un Escamillo sans grande séduction. Anaïs Constans fait de beaux débuts en Micaëla, malgré une crispation perceptible dans le duo de du premier acte – en oublie-t-elle de sortir la fameuse lettre ? Mais quasiment rien ne [l]'épouvante dans la montagne. 
 
Charles Castronovo, Don José très engagé scéniquement et vocalement, suscite à lui seul toute l'émotion de la représentation. Une très belle Fleur, une scène finale où la brutalité se fait poignante et élégante à la fois, une diction française presque parfaite même lors des passages parlés, une ligne de chant sans défaut, on peut même imaginer que l'artiste pourrait atteindre au sublime avec une autre partenaire.

Car la Carmen de Clémentine Margaine, incarnée à gros traits, laisse dubitatif. Le personnage est d'emblée détestable, vulgaire, provoquant sans séduire. La habanera, chantée au public de la salle plutôt qu'au public de la place, ponctuée de grandes reprises de souffle, ne montre aucune montée de tension de séduction. Tout le chant est assorti de vilaines accentuations de syllabes, de respirations bruyantes en milieu de phrase, de notes approximatives. Un certain malaise s'installe. Libre elle est née, libre elle chantera.

Photos © Patrice Nin
Capitole, 8 avril 2018

samedi 24 février 2018

La Walkyrie : humains, profondément humains


Nicolas Joël et Ezio Frigerio ont conçu une écrasante symétrie, des décors imposants – ou s'imposant – en miroir, miroir des doubles contraintes, des dilemmes.

L'ordre du noir manoir de Hunding est perturbé par cette table de bois anachronique où le maître de maison, jouant avec son couteau, n'invite pas l'hôte égaré. Haine, hospitalité : l'hospitalité doit primer, mais la table sera renversée rageusement.
Chez les dieux, les escaliers, degrés des valeurs morales, sont le théâtre des jeux de dominations, du choc des arguments : les certitudes titubent sur les marches et contremarches de l'amour et du devoir. Et les Walkyries malmènent des cadavres hyperréalistes tandis que des chevaux statufiés s'emballent sur l'arc de triomphe ancré sur le rocher ; le divin n'est plus que pierre, et c'est l'humain en chair et en os, mortel, qui devra construire l'ère nouvelle.


Reprenant la mise en scène de Nicolas Joël, Sandra Pocceschi insiste sur les regards, la duplicité des personnages, les hiérarchies qui se défont. Wotan – et l'interprète y contribue largement – est particulièrement fouillé, dieu déjà plus très dieu dans son habit et ses façons. Cependant on n'échappe pas aux lances violemment projetées au sol à chaque accès de colère, ou aux personnages qui se jettent systématiquement par terre lorsqu'ils sont contrariés.

Siegmund est soigneusement vêtu pour quelqu'un qui vient de subir orage, tempête et ennemis ; mais si Michael König est quelque peu emprunté dans sa cotte, le chant fait passer l'émotion que le corps ne dit pas. Avec de belles notes graves et de formidables aigus, Daniela Sindram compose une Sieglinde tourmentée, saisissante dans sa scène d'hallucination. Loin d'un Hunding monolithique, Dimitry Ivashchenko conjugue finement brutalité et noblesse.


Les injonctions de la sublime Flicka d'Elena Zhidkova, divine sur les plus hautes marches de l'escalier, contraignent Wotan à rester en bas, humain, trivial. Tomasz Konieczny privilégie alors le théâtre et le sprechgesang. Mais après une chevauchée de Walkyries riantes, criantes voire hurlantes, le dieu miné par un déchirement profondément humain retrouve une musicalité qui rend passionnant le dialogue père-fille jusqu'à l'émouvant baiser d'adieu. Anna Smirnova parvient à dompter la puissance de ses cris de guerre d'entrée pour faire passer dans sa Brünnhilde toute une palette de sentiments au fur et à mesure que l'armure se fend.
Claus Peter Flor réussit comme toujours un parfait équilibre entre l'orchestre et le plateau – orchestre sublime et magnifiques solos qui émeuvent tout autant que le chant.

Et comment ne pas penser à Patrice Chéreau, dont Nicolas Joël fut l'assistant pour son Ring à Bayreuth en 1976 lorsque, après la manifestation du feu Loge dans sa petite jarre, la fumée rougeoyante fait disparaître la silhouette tout armée de Brünnhilde, sous le regard d'un père, humain, forcément humain, qui ensuite détourne le regard et quitte la scène.



Photos © David Herrero et Frédéric Maligne
Capitole, 11 février 2018

lundi 29 janvier 2018

Les Liaisons dangereuses / Cantata : l'énergie des passions


C'est une reprise épurée, très lisible et passionnante des Liaisons dangereuses, créées par Davide Bombana en avril 2015 pour le ballet du Capitole : sur le lit toujours dangereusement incliné se danse une sensualité sans retenue ; pas de deux, duos et duels disent étreintes, fureurs et hésitations, et la manipulation serpente de chaise en chaise, inoculant son venin implacable. Les lettres sont écrites, transmises, lues, déchirées, froissées, jetées. Mains et bras pervertissent les têtes qui se soumettent. La chorégraphie est sans temps mort, rythmée, athlétique, très expressive, parfaitement exécutée. On perçoit l'emprise de la noire Merteuil (Natalia de Froberville) sur un Valmont butineur en livrée jaune bourdon (Rouslan Savdenov) ; la présidente de Tourvel (Juliette Thélin) est tout en retenue, la jeune Volanges (Alexandra Surodeeva) passe vite des bras de sa mère (Sofia Caminiti) à ceux des hommes, et Ramiro Gómez Samón danse un Danceny élégant, magnifique. On regrettera juste, comme à la création, que le clavecin de Rameau ait la puissance de grandes orgues.

Plus d'apprêts, ni perruques, poudre, mouches, pointes ou chaussons pour Cantata. Les visages sont nus, les pieds martèlent le sol. Volent robes multicolores et cheveux lâchés que considèrent les hommes en bretelles. L’accordéon, le tambourin, les voix de l'ensemble ASSURD et d'Enza Pagliara scandent la complexité et la violence des rapports hommes – femmes, les querelles, les jalousies, les déceptions. On se toise, on se révolte, on mord, on crie. Mauro Bigonzetti a construit une chorégraphie animale, brute, haletante, dans le soleil de l'Italie du sud. Sortant du groupe, Sofia Caminiti, seule robe longue, seule robe noire, seule chevelure brune, danse un solo d'une beauté inouïe, cri du corps d'une femme délaissée peut-être, ou bien veuve, une Santuzza. Les duos sont des corps à corps violents, périlleux. Mais c'est le sud et les tensions fondent dans la fête, la joie de vivre, dans le groupe qui ne fait plus qu'un.
Ovations aux saluts ; on ressort dans la nuit et la froidure, le sourire aux lèvres et l'énergie au corps, avec une furieuse envie de danser.

Images de la générale, 23 janvier 2018


Halle aux grains, 27 janvier 2018