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samedi 22 juillet 2017

Le Prophète : maniéré et sublime à la fois


Des épis de bras ondulent dans le champ de blé. À cour les trois Moires encapuchonnées filent, Atropos coupe le fil d'un coup de ciseaux emphatique. Les trois anabaptistes incognito ? Non, quelque symbole incongru qu'on ne reverra pas.
Le Comte d'Oberthal est amené sur une plate-forme à roulettes, juché sur un cheval de plâtre, pouvoir inique et ridicule à moitié statufié. On retrouvera plus tard ce cheval en petit morceaux.
La fête villageoise est placée sous le signe d'un bœuf éventré aux entrailles sanglantes – préfiguration des pendus du camp des anabaptistes ? cependant que Jean sert des brocs dans sa taverne retable.
En hiver, le lac est gelé, les patineurs patinent, mais personne ne semble avoir froid. Au lieu d'étoffes précieuses, les jeunes filles trouvent des tutus courts et bariolés dans les coffres, très commodes pour danser, mais totalement anachroniques. Un étrange soleil bleu comme une orange descend des cintres.
Sur fond de porte-cierges géants, la Cathédrale de Münster brille de tout le faste du sacre le tableau visuellement le plus réussi. Quelques filles légèrement vêtues portant palmes annoncent la débauche. Le peuple, lui, a les yeux cernés par l'oppression.
Au dernier acte, une sorte de Cri de Munch entouré de rideaux de douche pailletés tient lieu de caveau. Au palais, ce sont des morts vivants, verdâtres, décharnés, qui acclament le prophète, âmes des trépassés d'une nuit de Walpurgis où les filles presque nues versent à boire. La pyrotechnie bien circonscrite se déclenche, un pétard fait un petit feu d'artifice et rien ne s'écroule.

La direction d'acteurs de Stefano Vizioli abuse de poses éplorées, de bras au ciel et d'immobilités archaïques, Berthe et Fidès en étant les principales victimes. Les trois anabaptistes, dont un seul (pourquoi ?) porte des lunettes noires, auraient pu être plus inquiétants. Si l'on apprécie que le ballet soit présenté, il vient hélas comme un intermède déconnecté – par le style, les costumes – de l'intrigue : des entrées dansées en tutus (en plein hiver donc) dont la seule « audace » chorégraphique consiste à tomber par terre.

 




Mais, sous la direction attentive de Claus Peter Flor, ce sont la musique et la voix qui sont sacrées en cette soirée. John Osborn incarne un Jean tout en nuances et en retenue scénique, dont les multiples couleurs vocales du songe font frissonner de plaisir. La Fidès de Kate Aldrich n'est fort heureusement pas artificiellement vieillie ; on admire son aisance dans la difficulté du rôle, les aigus faciles et les graves abyssaux qui restent audibles et beaux. Desservie par une gestuelle caricaturale, Sofia Fomina triomphe vocalement en Berthe, même si la puissance peut paraître démesurée pour l’acoustique du théâtre. Les trois anabaptistes de Dimitry Ivashchenko (Zacharie), Mikeldi Atxalandabaso (Jonas aux lunettes noires) et Thomas Dear (Mathisen) sont parfaits, bien caractérisés. Seul le Comte d'Oberthal de Leonardo Estévez est en retrait, montrant parfois quelques approximations d'intonation. Les artistes du chœur chantant solistes sont, comme à l'accoutumée, excellents. L'ensemble du chœur, adultes et jeunes, admirablement préparés par Alfonso Caiani contribue aux grands moments de la représentation.




Et le moment le plus intense, celui que le spectateur d'opéra vient chercher, celui qui fait monter les larmes aux yeux, est l'entrée des enfants de chœur de la cathédrale de Münster, voilés, couronnés de fleurs, yeux cernés de noir, faces blanchies, portant bougies ; leurs voix d'anges soulignées d'orgue s'élèvent, avec ce son unique, sublime, qu'est celui de la maîtrise du Capitole.


Photos © Patrice Nin
Capitole, 30 juin 2017

dimanche 19 mars 2017

Ernani : les lunettes noires de l'émotion


Qu'il soit de Séville ou bien d'Aragon, Brigitte Jaques-Wajeman place la destinée de son Don Giovanni dans un vide. Avec arbres.


Sans unité de lieu ni de temps, Ernani demande de l'astuce ou de longs précipités, de l'imagination ou des toiles peintes de ciels orageux. Au pied de deux grands arbres donc, les bandits sortant à peine de leur sommeil parlent haut, boivent du vin et jouent aux cartes. Point de tombes dans le sépulcre de Charlemagne – à moins qu'il ne repose dans l'une des caisses numérotées entreposées dans ce bunker lugubre. Au palais-prison de Silva, les bancs de la chapelle sont renversés dans un fracas muet à la Playtime
 

L'action semble située sous quelque dictature du XXe siècle, avec ses chemises, cravates, sbires, ninjas, et femmes en tailleur strict. Un Jaruzelski aux lunettes noires sème la terreur. On dissimule son identité et son gilet d'or sous un bomber, un bonnet enfoncé jusqu'aux yeux. Mais la clémence d'un roi honoré avec pourpre et hermine libérera robes et cheveux.


Tamara Wilson et Alfred Kim n'ont pas trouvé l'alchimie requise et semblent réciter machinalement leur partition gestuelle. La première donne cependant une Elvira vocalement très convaincante, tout en nuances. En revanche le second, méconnaissable au regard de son Manrico ou de son Calaf, inquiète dès son air d'entrée, Ernani à la voix râpeuse et au vibrato très prononcé. Même si son italien se teinte çà et là d'accents slaves, Vitaliy Bilyy campe un Carlo impressionnant, particulièrement dans le monologue du sépulcre, secondé par son gigantesque double d'ombre.
 




Les incohérences de mise en scène font que Silva s'appuie sur sa canne au I, puis rajeunit subitement au II bien avant de le dire – L'ira mi torna giovineet, vaincu par la déception, retrouve ses vieilles douleurs et sa canne au IV. Mais dès l'entrée sur scène des lunettes noires, quelque chose se passe. Le phrasé, l'intelligence du rôle, la grande élégance de Michele Pertusi offrent ces instants uniques d'émotion que l'on était venu chercher. 




 

Parmi les seconds rôles, on remarque les très belles interventions de Viktor Ryauzov en Jago.

Admirablement préparés, comme à l'accoutumée, par Alfonso Caiani, les artistes du chœur du Capitole construisent leurs différents personnages par le chant, à défaut de pouvoir les jouer autrement qu'en entrant et sortant. Le jeune chef Evan Rogister s'empare de l’œuvre avec une insolence désarmante, met en valeur tous les pupitres et règle un parfait équilibre entre la fosse et le plateau.


 

Ce Don Giovanni d'Aragon devra subir la sentence d'un commandeur s'invitant à la nuit de noces, surgissant du drap blanc suspendu devant la toile peinte. Le rouge de l'enfer guettait à jardin, mais c'est engloutis par le drap qui s'affale que les amants disparaissent – ou sont prêts à jouer aux fantômes.



Photos © Patrice Nin

Capitole, 12 mars 2017

mercredi 18 février 2015

Jeanne d'Arc au bûcher : des voix, des regards, des larmes


Ce serait un mystère donné au parvis d'une cathédrale, chœur noir accusateur surmonté d'un chœur blanc de voix d'anges au tympan. Un échafaud pour scène en bord de fosse. Terrifiantes ténèbres. De la deuxième galerie surgissent le regard acéré et la voix nette de Christian Gonon – Il y eut une fille appelée Jeanne.

Sous la direction précise et enjouée de Kazuki Yamada, orchestre, voix chantées, voix parlées appellent, accusent, exhortent, boivent et mangent, racontent, commentent. Mélange intime de tragique et de grotesque, de populaire et de sacré, de cynisme et de légèreté, souligné par la délicate mise en espace de Côme de Bellescize.

Anne-Catherine Gillet, Marion Cotillard, Éric Génovèse




Marion Cotillard, simple robe blanche, pieds nus, sans fards ni apprêt, est une Jeanne enfantine, ingénue, émouvante souvent, scolaire parfois. Frère Dominique, fantôme descendu du ciel, lui lit le Livre de son histoire : Éric Génovèse, longue veste noire, est d'abord une présence, protectrice, un regard, bienveillant. Une diction parfaite, une projection idéale, une voix qui savoure le texte. Tous ces grands hommes qui t'ont condamnée, ces docteurs et ces savants...



Sans changer son costume de ville, Christian Gonon passe habilement du bestiaire au défilé des rois, des valets aux compères. Il fait l'âne, tente d'en jouer avec le parterre – un parterre en bonnets d'hommes, impassible. Deux mouchoirs deviennent marionnettes de Heurtebise et de la Mère aux Tonneaux. Et avec rien – il n'y a pas de carte, il fait tout dans une fascinante invention du jeu de cartes, battues, distribuées, coupées, de l'argent plein les poches.

Pourquoi la voix parlée de Donald Litaker n'est-elle pas sonorisée, comme celle de ses collègues comédiens ? Le contraste avec l'autorité de Christian Gonon est catastrophique pour le ténor, qui n'offre pas de surcroît de compensation chantée – Porcus est entaché de fort vibrato et d'intonation approximative. En revanche les voix du ciel de Faith Sherman (Catherine) et Simone Osborne (Marguerite), et la présence – avec cigare – de Steven Humes (un héraut, une voix) sont d'une belle homogénéité.

Avec des nuances subtiles, du plus noir au plus léger, le Chœur peint un décor tour à tour hostile, terrible, populaire ou recueilli. La Maîtrise, tout en discipline, justesse, et soin de la diction, y ajoute une émouvante touche d'innocence.

La voix cristalline, aérienne, presque irréelle d'Anne-Catherine Gillet, donne à l'apparition de la Vierge, bras ouverts au pilier près des enfants, une force bouleversante. La flûte de François Laurent, magnifique, exhale le dernier souffle.
La robe blanche est tachée de larmes.

Le Chœur du Capitole, Christian Gonon, Éric Génovèse, Kazuki Yamada, Faith Sherman, Simone Osborne, Anne-Catherine Gillet, Steven Humes, Côme de Bellescize

P.S. : il est regrettable que la qualité du programme de salle ne soit pas à la hauteur de celle du spectacle : fautes de frappe, phrases bancales, biographies obsolètes et metteur en scène oublié...

Photos  La Dépêche du Midi

Halle aux Grains, 14 février 2015

dimanche 30 novembre 2014

Owen Wingrave – The Turn of the screw : les fantômes à l'opéra


Paramore et Bly sont une seule et même maison, sinistre, étrange, maléfique [1]. Une maison de portes, d'escaliers, de couloirs, de lambris, de tapisseries, de coins sombres et de zones d'ombre. Une maison bien boutonnée dans sa rigidité. Un même théâtre pour deux œuvres provocantes, très étranges, très puissantes [2]. Avec des changements de plans virtuoses servis par un fantastique travail en régie, Walter Sutcliffe invite le spectateur à regarder par les judas, à pousser les cloisons, à scruter les murs.

Les images de jeunes Wingrave tombés au combat défilent en litanie, remontant le temps ; 2014 et un visage presque adolescent avaient ouvert le cortège. À Paramore, on est soldat ou on n'est pas, les vivants se fondent et se confondent dans les portraits des ancêtres – sortie de cadre interdite ! – et vomissent l'anathème dans leur soupe. Mais Owen est celui qui dit non, qui défie les fantômes. Quel est donc cet étrange valet qui s'invite à l'issue du dîner et suit ironiquement la compagnie ? Fantôme qui hante les chambres et chante des ballades lugubres. Venant d'outre-scène, d'outre-tombe, comme traversant un épais brouillard, l'écho des voix d'enfants lui répond et prédit magnifiquement le malheur – voix étranges qui semblent murmurer des reproches [1]. De la chambre maudite on ne verra rien, seulement une porte fermée sur l'incompréhension.





Quelques décennies plus tard, des idoles des jeunes ont remplacé les ancêtres poussiéreux. Un prologue fantomatique enfermé dans une chambre étroite narre le début d'une curious story. Les motifs de sa chemise sont les mêmes que ceux de la tapisserie.



Ce Tour d'écrou est un tour de force qui déroute tout autant le spectateur que le lecteur d'Henry James [3]. La tour est quelque part dans la salle, le lac dans la fosse. À la fenêtre, point d'apparition. Lubie de la gouvernante ? Puis Quint, assis avec désinvolture sur la fenêtre de la salle de classe, appelle Miles. Les motifs de sa chemise sont les mêmes que ceux de la tapisserie. Miss Jessel appelle Flora. Les couples se forment. La gouvernante dort sur son bureau. Cauchemars ? Cauchemars encore quand les fantômes tiennent colloque autour de la chambre étroite du prologue où dort maintenant la gouvernante ? Qui est fantôme de qui ? La gouvernante est désormais vêtue comme Miss Jessel, à moins que ce ne soit l'inverse – vertige des doubles.

Miles va voler la lettre. Take it! Quint se tient bras croisés dans le couloir, entre les deux portes, pantalon cuir couleur lambris, chemise encore assortie à la tapisserie, a figure in the wallpaper. Des poèmes sont écrits au tableau, dans la salle de classe. Si on lit attentivement, ce sont les chants de séduction des fantômes. Miles joue du piano, doublé dans la fosse – celle de la vraie vie – par un autre Miles (Clery-Fox). Hasard, mais hasard troublant. Car la fosse est toujours – aussi – le lac.

Une excursion dans le chaos [4]. Quint dans l'escalier sombre a désormais une chemise assortie à rien, fantôme visible, fantôme vaincu : c'est l'étreinte de la gouvernante qui a raison de Miles. De qui était-elle amoureuse ? Justement, l'histoire ne le dira pas. Du moins pas d'une façon trivialement explicite [3].



Un théâtre du harcèlement [5] magnifiquement servi par ses interprètes, dirigés avec précision par David Syrus, qui façonne un équilibre subtil entre fosse, plateau et coulisses. L'Owen sobre et grave de Dawid Kimberg s'oppose avec bonheur au Lechmere déluré et opportuniste de Steven Ebel, tandis que Kai Rüütel impose une Kate admirablement détestable. Mrs Coyle réservée, bienveillante et angoissée, Janis Kelly se métamorphose de façon spectaculaire, corps et voix, en une Miss Jessel – cheveux de noyée et pâleur cadavérique – séductrice, trahie, poignante et angoissante à la fois. Musicien déjà accompli, le jeune Francis Bamford a l'âge de Miles et son adresse diabolique au piano – illusion confondante. Si la voix est très belle, elle reste un peu timide, comme le jeu d'acteur, alors que la Flora de Lydia Stables est plus hardie. Fantôme d'elle-même ou hantée par ses fantasmes, la gouvernante est interprétée finement par Anita Watson tandis que Anne-Marie Owens campe une attachante Mrs Grose. Narrateur étrange, fantôme ambigu, Jonathan Boyd est corps désirant et désiré, manipulation perverse, séduction sulfureuse. Ses mélismes sur Miles sont d'une beauté à se damner. Charming.

[1] Henry James. Owen Wingrave. In Le Banc de la désolation et autres nouvelles. Folio 2002.
[2] Benjamin Britten, cité par Gilles Couderc, Du Tour d'écrou à Owen Wingrave : sur les chemins de leur création. Journée d'étude, théâtre du Capitole, 26 novembre 2014.
[3] Henry James. Le Tour d'écrou. Préface, notes et traduction de Monique Nemer. Le Livre de poche Classiques 2014.
[4] Henry James dans L'Art du roman, à propos du Tour d'écrou.
[5] Frédéric Sounac. Le Tour d'écrou et Owen Wingrave : un théâtre du harcèlement. Journée d'étude, théâtre du Capitole, 26 novembre 2014.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 23 novembre 2014

samedi 11 octobre 2014

Un Ballo in maschera : oxymores sous la lune


À la lueur de la lune blême, il rêve, déguisé en comte. Fantasme masculin d'une femme qui se déshabillerait, qui se perdrait dans un vestiaire où attendraient des robes de bal. Mais de longs pardessus noirs l'encerclent en une veillée funèbre prémonitoire. Dans le cadre de la vie publique, le comte gouverne, décide, a des amis et de faux amis. Hors du cadre, à l'avant-scène, il pense ses amours interdites dans un jardin secret avec petit fauteuil à cour.


Vincent Boussard habille de subtils oxymores scéniques les oxymores musicaux de Verdi : la légèreté est effrayante, le macabre délicat, le ludique inquiétant.

C'est une délicate poupée de chiffons et de haillons, une douce enfant aux long cheveux blonds, qui est pendue au gibet. Un chaste bouquet de jeune fille gît dans le lieu lugubre. La petite voiture rouge de l'enfant se fait robot, menaçant les conjurés de son inquiétante étrangeté. On rit en perruque mais les têtes tombent. La figure d'ange du comte (ou du roi des Lumières), omniprésente en filigrane, pleure des larmes de sang.

Le brigadier d'Ulrica frappe les trois coups du drame. Les fraises font les pêcheurs et les chaises le chaos. Les enfants sont déjà en pyjama. D'ailleurs, privés de saluts, ils iront se coucher. Point de poignée de main amicale pour déjouer la prédiction : c'est un gant noir qui se pose fermement sur le bras de l'ami. Comme un défi anticipé.



Dmytro Popov domine le plateau avec un Riccardo fougueux, insolent de facilité. À ses côtés Vitaliy Bilyy offre le même visage fermé, inquiétant, qu'il soit ami, cocu, résigné dans l'élégie ou meurtrier, et chante Renato avec un beau baryton malheureusement privé de sentiments. Keri Alkema, fagotée dans sa robe noire ordinaire, son imper transparent, sa robe de bal moins belle que toutes les autres, prend de l'assurance au fil des représentations et son Morrò ma prima in grazia devient un sommet d'émotion.



Femme homme, homme femme ou femme femme, Oscar est ambigu jusqu'au bout de ses talons, en fuseau vinyle et dentelles noires, puis en jupette au bal pour aguicher les messieurs. Desservie par la mise en scène qui lui fait prendre des poses artificielles de m'as-tu-vue, et sans toute l'agilité et la légèreté vocales que l'on attendrait, Julia Novikova fait cependant un page séduisant.



Magnifiquement grimée, en robe gothique laissant parfois entrevoir un bas de dentelle, l'Ulrica d'Elena Manistina impose sa forte présence et des graves abyssaux à défaut d'être beaux. L'artiste, manifestement souffrante le jeudi, assurera cependant sa scène en malmenant sa voix, mais avec une détermination diabolique.







Silvano, le seul véritable marin, est peut-être un peu grave pour Aimery Lefèvre, qui peine à émerger des flots musicaux. Très solides conjurés d'Oleg Budaratskiy et de Leonardo Neiva.



Daniel Oren rit avec les rieurs, grimace avec les douleurs, articule avec les chanteurs, cisèle les couleurs, respire les départs, sculpte les équilibres, dans un corps à corps animal avec l'orchestre et le plateau. On admire les nuances subtiles des chœurs d'hommes, le fin dosage des voix d'enfants et des voix de femmes chez Ulrica.



Le temps d'un étrange mouvement de rideau découvrant une ampoule nue, aveuglante, Riccardo sort une dernière fois de son cadre. C'est un bal où l'on ne danse pas. Où entrent et sortent des robes couleur de lune, des drapés, des vertugadins, des fourreaux, des hennins, des crinolines, des décolletés, des hommes en femmes, des perruques incroyables, des masques de dentelles, des conjurés en costume de conjuré. Le poignard redevient le pistolet d'avant la censure. Riccardo agonisera hors cadre, seul, lui devant et tous derrière, figés sous le grand lustre de perles. Ce que j'ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance, et encore maintenant c'est le lustre, - un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique [1].

[1] Charles Beaudelaire – Mon cœur mis à nu: journal intime.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, représentations des 30 septembre, 5 et 9 octobre 2014

lundi 30 décembre 2013

Hänsel et Gretel : les sortilèges et les enfants


Les enfants s'inventent des histoires, font vivre nounours et poupées, jouent aux marionnettes avec leurs doudous derrière le drap de leur lit. Les parents leur lisent des contes terrifiants, s'amusent à leur faire peur, pour mieux les faire grandir. Les enfants font des rêves et la réalité devient fantasmagorie.
C'est un rêve dans un rêve, un rêve dans un conte, un conte dans un rêve. Avec une grande pertinence, Andreas Baesler joue avec les mises en abime et gomme les frontières entre ce qui est et ce qui s'imagine.
Car il faut s'évader de cette vie : le marché du balai a du plomb dans le manche, le livre de comptes est dans le rouge, le père boit, la mère abusive sévit par le gourdin, la gouvernante boiteuse est laide et revêche, il n'y a rien à manger. Meubles, tapis, bijoux et tableaux sont saisis, portraits de Richard W. et de Cosima, horloge des sortilèges. Restent le fauteuil, le Pleyel, le sapin de Noël, le lit à étage des petits et le grand poêle, des ingrédients pour d'autres sortilèges.


Les enfants endormis font un rêve. Le marché du balai a subitement repris, le père éméché rentre à la maison avec lard, galettes et maisonnette en gâteau. S'assoit dans le fauteuil et prend le grand livre de contes, là seulement où existent les sorcières. Quoique... Le praxinoscope les fait voler de jardin à cour, se multiplier, folle chevauchée aux accents, parfois, de celle des Walkyries.
Alors les boules de Noël deviennent fraises, le sapin se multiplie en forêt, poupée, nounours et doudous-marionnettes grandissent et s'animent, le coucou du salon devient coucou des bois. Depuis la coulisse, l'écho des voix d'enfants répond à la peur, étrange, aérien, magnifique. Par un très beau mouvement du décor (Harald Thor), le plafond se soulève, les murs s'écartent, l'espace clos et pesant du salon s'ouvre sur l'imaginaire ; le Marchand de sable – marionnette passe, la poupée prépare le lit, le nounours d'un geste magique fait se fermer les rideaux. Les enfants rêvent dans leur rêve sous la protection des quatorze anges, revenants blancs effrayants et bienveillants, superbe pantomime d'ancêtres de toutes époques en hennin, crinoline, haut-de-chausses, haut-de-forme ou perruques, qui s'évanouissent en laissant une plume de chapeau – ou d'ange.
La sorcière du praxinoscope se réjouit d'avance et fait des loopings sur son balai. Le Bonhomme Rosée est un cerf-volant gracieux manipulé par la poupée et le nounours. Mais le rêve se mue en cauchemar : pied bot, nez crochu, yeux de serpent, ressemblant étrangement à la gouvernante, la sorcière ogresse surgit dans des lumières verdâtres. Alors le lit devient cage, le gourdin de la mère bâton maléfique, le poêle four à enfants. Four à sorcière. Four qui explose. L'apparition des enfants-gâteaux endormis, qui émergent peu à peu dans la brume-fumée de la forêt, est saisissante.

Claus Peter Flor, dans le même temps extrêmement attentif au plateau, donne à l'orchestre de magnifiques couleurs. Jean-Philippe Lafont et Diana Montague font un couple de bourgeois très crédibles dans leur déconfiture, même si le vibrato de l'un et les aigus métalliques de l'autre révèlent l'usure du temps. Khatouna Gadelia enchante en Marchand de sable et en Bonhomme rosée, celui-ci incarné avec mérite en suspension dans les airs. Ses deux acolytes, petite poupée et petit nounours, sont confondants de naturel dans chacun de leurs gestes. Jeannette Fischer brûle les planches avec son balai, qu'elle chevauche avec délectation. Distillant l'effroi et l'humour – même le fauteuil recule vers la coulisse, la chanteuse ne cède rien à l'actrice, précise dans les aigus, juste dans le nez (de sorcière), et se jouant de l'amplification des formules magiques.



Scéniquement parfaites, naturelles dans leur alchimie, Silvia de La Muela et Vannina Santoni forment un couple frère-sœur idéal, dont la complémentarité vocale émeut profondément dans leur magnifique Laissez-nous prier à genoux. Vannina Santoni, qu'elle retrouve sa voix d'enfant pour le lied Au bois un petit homme, ou qu'elle montre ses talents de colorature pour les Tirelireli, est remarquable. La toute jeune Maîtrise, préparée avec grande précision par Alfonso Caiani, ravit par ses interventions, admirable écho de coulisse, voix très douce des enfants-gâteaux, enthousiasme de la liberté retrouvée.

Le décor s'est refermé sur la réalité, le père brandit le livre de contes, les enfants poussent un cri et s'enfuient. Des sortilèges, des enfants, des rêves, un enchantement.

Théâtre du Capitole, représentations des 24, 27 et 29 décembre 2013

Photos © Patrice Nin

samedi 29 juin 2013

Légendes anglaises : ferveur et émotion


L'immense Christ et les lumières bleutées des piliers, comme filtrées par des vitraux, font du théâtre une cathédrale, même si l'on n'y verra ce soir ni moine fantomatique ni inquisiteur. Verdi 1813, Britten 1913.

© Catherine Tessier

Même si l'éclairage en demi-salle permet de suivre sur le programme et d'apprécier les subtilités des textes magnifiées par voix et instruments, les sur-titres, très rarement proposés en concert, sont certainement les bienvenus pour le public non anglophone.

Les premières notes de Rejoice in the Lamb, chantées piano par le Chœur, s'y élèvent mystérieusement, avant de s'amplifier pour le défilé d'animaux menés par les personnages bibliques, puis de s'adoucir de nouveau, à l'écho de la harpe céleste. Le poème de Christopher Smart, à l'image de son auteur, est bizarre, extatique, fou. Deux jeunes filles de la Maîtrise (beaux graves d'Alice Ferchaud, qui évoquent le gospel) glorifient le chat Jeoffry, puis la souris, être de grande valeur. Stefano Ferrari bataille avec quelques aigus pour la louange des fleurs, le Chœur reprenant brutalement la parole pour cette évocation sans équivoque des maltraitances que subit Smart alors qu'il était interné. Du milieu du pupitre des barytons, Laurent Labarbe énonce puissamment l'alphabet de Dieu. Hommes et femmes se répondant, la pièce s'achève sur un hymne aux instruments de musique, cadavre exquis délirant et haletant qui ne retrouve son souffle que dans le dernier écho de la harpe céleste et l'hallelujah apaisé final.

La cantate Saint Nicolas doit réunir un ténor, un chœur mixte, un chœur de voix aiguës in gallery, des jeunes garçons, un orchestre à cordes, des percussions, un piano à quatre mains, un orgue ; des professionnels et des amateurs. Les enfants et les jeunes de la Maîtrise sont ainsi judicieusement placés à l'amphithéâtre, sous la direction relais de Paolo Bianchi, chef de chœur assistant. Les cordes de l'Orchestre de chambre de Toulouse sont renforcées par des étudiants tout récemment diplômés du Conservatoire. Les percussions sont réparties entre le jeune Geoffrey Saint-Léger et le vétéran Jean-Loup Vergnes. Christophe Larrieux et Élisabeth Matak-Meric se partagent le piano, Saori Sato est à l'orgue.

Une série de neuf tableaux se succèdent, évocations emphatiques de la vie de Nicolas par Eric Crozier. Une valse accueille la naissance du Saint, ponctuée par les God be glorified! que le nouveau-né aurait criés dès le saut du ventre de sa mère, chantés crânement par les deux plus jeunes garçons de la Maîtrise. Nicolas adulte est incarné par Stefano Ferrari, vaillant, combatif, qui tient admirablement ce rôle long, exposé, extrêmement difficile : ruptures de rythmes, de forces, dissonances, complexité du texte. Le Chœur est impressionnant dans le voyage en Palestine et le dialogue entre les matelots basses clamant leur frayeur et la tempête de vagues, éclairs et tonnerre évoquée par la Maîtrise in gallery est un grand moment dramatique. L'émotion est à son comble pour la légende des pickled boys : les voyageurs du Chœur crient famine et veulent manger ce plat de viande, tandis que les mères des trois garçons mis au saloir – de nouveau la Maîtrise in gallery – se désespèrent : Timothy, Mark and John are gone! Le choral final, chanté à l'unisson par la Congregation (le soliste, le Chœur, la Maîtrise redescendue de la gallery – il aurait même fallu, selon la tradition, y inviter le public), conclut l'œuvre dans une magnifique ferveur commune.



Un beau succès pour Alfonso Caiani, dont on doit saluer en particulier le travail remarquable effectué avec la Maîtrise (diction, synchronisation parfaite malgré la disposition spatiale complexe et le relais de direction) et le défi relevé par le Chœur de passer du jour au lendemain de Verdi à Britten. Le public, hélas clairsemé, est remercié de son enthousiasme par la reprise du choral All the people that on earth do dwell du tableau Nicolas comes to Myra and is chosen Bishop. L'inquisiteur pourra de nouveau hanter les lieux, mais avec moins de superbe.

Théâtre du Capitole, 26 juin 2013