Paramore
et Bly sont une seule et même maison, sinistre, étrange,
maléfique [1]. Une maison de portes, d'escaliers, de couloirs,
de lambris, de tapisseries, de coins sombres et de zones d'ombre. Une
maison bien boutonnée dans sa rigidité. Un même théâtre pour
deux œuvres provocantes, très étranges, très puissantes
[2]. Avec des changements de plans virtuoses servis par un
fantastique travail en régie, Walter Sutcliffe invite le spectateur
à regarder par les judas, à pousser les cloisons, à scruter les
murs.
Les
images de jeunes Wingrave tombés au combat défilent en litanie,
remontant le temps ; 2014 et un visage presque adolescent avaient
ouvert le cortège. À
Paramore, on est soldat ou on n'est pas, les vivants se fondent et se
confondent dans les portraits des ancêtres – sortie de cadre
interdite ! – et vomissent l'anathème dans leur soupe. Mais Owen
est celui qui dit non, qui défie les fantômes. Quel est donc cet
étrange valet qui s'invite à l'issue du dîner et suit ironiquement
la compagnie ? Fantôme qui hante les chambres et chante des ballades
lugubres. Venant d'outre-scène, d'outre-tombe, comme traversant un
épais brouillard, l'écho des voix d'enfants lui répond et prédit
magnifiquement le malheur – voix étranges qui semblent murmurer
des reproches [1]. De la chambre maudite on ne verra rien,
seulement une porte fermée sur l'incompréhension.
Quelques
décennies plus tard, des idoles des jeunes ont remplacé les
ancêtres poussiéreux. Un prologue fantomatique enfermé dans une
chambre étroite narre le début d'une curious story. Les
motifs de sa chemise sont les mêmes que ceux de la tapisserie.
Ce
Tour d'écrou est un tour de force qui déroute tout autant le
spectateur que le lecteur d'Henry James [3]. La tour est quelque part
dans la salle, le lac dans la fosse. À
la fenêtre, point d'apparition. Lubie de la gouvernante ? Puis
Quint, assis avec désinvolture sur la fenêtre de la salle de
classe, appelle Miles. Les motifs de sa chemise sont les mêmes que
ceux de la tapisserie. Miss Jessel appelle Flora. Les couples se
forment. La gouvernante dort sur son bureau. Cauchemars ? Cauchemars
encore quand les fantômes tiennent colloque autour de la chambre
étroite du prologue où dort maintenant la gouvernante ? Qui est
fantôme de qui ? La gouvernante est désormais vêtue comme Miss
Jessel, à moins que ce ne soit l'inverse – vertige des doubles.
Miles
va voler la lettre. Take it! Quint se tient bras croisés dans
le couloir, entre les deux portes, pantalon cuir couleur lambris,
chemise encore assortie à la tapisserie, a figure in the
wallpaper. Des
poèmes sont écrits au tableau, dans la salle de classe. Si on lit
attentivement, ce sont les chants de séduction des fantômes. Miles
joue du piano, doublé dans la fosse – celle de la vraie vie –
par un autre Miles (Clery-Fox). Hasard, mais hasard troublant. Car la
fosse est toujours – aussi – le lac.
Une
excursion dans le chaos [4]. Quint dans l'escalier sombre a
désormais une chemise assortie à rien, fantôme visible, fantôme
vaincu : c'est l'étreinte de la gouvernante qui a raison de Miles.
De qui était-elle amoureuse ? Justement, l'histoire ne le dira
pas. Du moins pas d'une façon trivialement explicite [3].
Un
théâtre du harcèlement [5] magnifiquement servi par ses
interprètes, dirigés avec précision par David Syrus, qui façonne
un équilibre subtil entre fosse, plateau et coulisses. L'Owen sobre
et grave de Dawid Kimberg s'oppose avec bonheur au Lechmere déluré
et opportuniste de Steven Ebel, tandis que Kai Rüütel impose une
Kate admirablement détestable. Mrs Coyle réservée, bienveillante
et angoissée, Janis Kelly se métamorphose de façon spectaculaire,
corps et voix, en une Miss Jessel – cheveux de noyée et pâleur
cadavérique – séductrice, trahie, poignante et angoissante à la
fois. Musicien déjà accompli, le jeune Francis Bamford a l'âge de
Miles et son adresse diabolique au piano – illusion confondante. Si
la voix est très belle, elle reste un peu timide, comme le jeu
d'acteur, alors que la Flora de Lydia Stables est plus hardie.
Fantôme d'elle-même ou hantée par ses fantasmes, la gouvernante
est interprétée finement par Anita Watson tandis que Anne-Marie
Owens campe une attachante Mrs Grose. Narrateur étrange, fantôme
ambigu, Jonathan Boyd est corps désirant et désiré, manipulation
perverse, séduction sulfureuse. Ses mélismes sur Miles sont
d'une beauté à se damner. Charming.
[1]
Henry James. Owen Wingrave. In Le Banc de la désolation et
autres nouvelles. Folio 2002.
[2]
Benjamin Britten, cité par Gilles Couderc, Du Tour d'écrou
à Owen Wingrave : sur les chemins de leur création.
Journée d'étude, théâtre du Capitole, 26 novembre 2014.
[3]
Henry James. Le Tour d'écrou. Préface, notes et traduction
de Monique Nemer. Le Livre de poche Classiques 2014.
[4]
Henry James dans L'Art du roman, à propos du Tour d'écrou.
[5]
Frédéric Sounac. Le Tour d'écrou et Owen Wingrave : un
théâtre du harcèlement. Journée d'étude, théâtre du
Capitole, 26 novembre 2014.
Photos © Patrice Nin
Théâtre
du Capitole, 23 novembre 2014
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