Et
c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.
C'est
un entre-deux, un entre-étage, ni tout à fait palier, ni tout à
fait salon. Un escalier à jardin, deux à cour, des portes, des
fenêtres, des fissures, des fils électriques mal fichus. Un
entre-deux où fauteuil et piano sont sous housse, le lustre
descendu, où chaque chose semble en instance d'un départ. Les
domestiques, fantômes silencieux, déplacent du linge bien plié.
Rideau
ouvert, Alceste, imperméable doublé de vert sombre et cravate
assortie, est déjà là, fébrile, fatigué. Il s'assied, se lève,
bâille, arpente le parquet, joue quelques notes au piano. Un Alceste
jeune, beau, troublant, présent mais comme absent. Loïc Corbery
aussi magnétique que son Don Juan, aussi énigmatique que son
Clément [1].
C'est
une petite société d'aujourd'hui, des trentenaires en recherche
d'eux-mêmes, qui s'agitent, courent, montent, descendent. Disputent
en dînant de carottes et de riz avec nappe blanche trop courte et
verres en cristal sur des tréteaux improvisés, sous le regard grave
du vieux Basque d'Yves Gasc.
Les
petits marquis – Louis Arene, l'homme des masques de Lucrèce Borgia, et Benjamin Lavernhe, bondissant Cléante du Malade
et raide Hippolyte dans Phèdre – velours violet et velours
vert, rient bêtement, se lissent les cheveux, jouent aux petits
chevaux, et font de leur fatuité du grand art. L'Éliante
nasillarde d'Adeline d'Hermy joue à la gamine gâtée et agaçante.
Avec un grand naturel, Georgia Scalliet fait de Célimène une
ravissante idiote en talons aiguilles qui masque une redoutable
manipulatrice, parangon de ces gens dont la grande étude est
de conserver tout le monde.
Le
trio des quadras, s'il est plus posé, n'en est pas moins piquant.
Troquant
le lourd manteau de la veille pour l'élégance en costume, Eric Ruf
est un Philinte de très grande classe et n'est pas Monsieur le
rieur pour rien. La prude Arsinoé de Florence Viala en
impose dans son carcan de femme d'affaires qui n'a pas de corps et
couvre sa frustration sous un austère tailleur pantalon gris. Oronte
a la rondeur bonhomme et le ridicule magnifique de Serge
Bagdassarian, homme à la veste stricte qui cherche
maladroitement la rubrique « sonnets » dans son classeur à
soufflets.
Mouvements
d'une juste colère, c'est un combat très physique qui fait se
rapprocher les corps d'Alceste et de Célimène, presque un viol qui
défait le chignon, malmène la cravate, et fait voler les escarpins
rose saumon.
Mais c'est recroquevillé dans l'ombre d'une porte, dans
ce petit coin sombre, avec [son] noir chagrin, qu'Alceste, amant
bafoué dans le placard de la mélancolie, perçoit enfin la vérité
nue.
C'est
le même Alceste que l'on croise le lendemain matin, avec son
imperméable, une liasse de sonnets sous le bras, quelque part dans
le Marais, [fuyant], dans un désert, l'approche des humains.
Ou peut-être était-ce Loïc Corbery.
[1]
dans Pas son Genre, Lucas Belvaux 2014
Photos
© Christophe Raynaud de Lage et Brigitte Enguérand / Divergences
Comédie-Française,
6 juillet 2014
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