Une
gondole effilée en ombre parmi les pilotis qui émergent de l'acqua
alta – Don Giovanni, tout de blanc vêtu et coiffé,
pourrait apparaître en compagnie de quelque dame. Les masques, pieds
nus et mollets découverts, colportent les ragots. Lucrèce, spectre
dans la clarté nocturne, s'avance, demi-nue. On lui fait un ponton
qu'on efface derrière ses pas, on l'habille et la pare pour un
défilé des faux-semblants : corsage, perruque, masque de comédie
au sourire figé ; la femme qui rit. La robe noire évanouie
laissera entrevoir l'érotisme latent d'un pied nu.
La
gondole est emportée comme on porte un cercueil, par des nochers
prémonitoires. Seuls demeurent les pilotis, qui deviendront
bougeoirs, dessertes, piloris.
Miracle
et mystère du travestissement. Guillaume Gallienne est un onnagata
sobre, distancié, mélancolique, finalement asexué. Il est lui-même
tout en étant une autre, une femme enfermée dans une apparence
qui n'est pas la sienne [1]. Que l'on force à choisir entre
l'épée et le poison, entre le flacon d'argent et le flacon d'or.
Une femme dépourvue des attributs nourriciers de mère qui cache son
amour sous la robe noire du meurtre.
© Brigitte Enguérand / Divergences |
Eric
Ruf est splendide en Don Alphonse, écrasé par le lourd manteau du
pouvoir, mais qui ne se déplace pas sans son petit discobole en
plâtre blanc. Le violoncelle de Philippe II l'accompagne, Ella
giammai m'amo. C'est un extraordinaire duo devant les ombres et
les moucharabiehs du palais des Borgia, lui à terre, tout de
violence blessée, elle assise, dominante. Embrassez-moi Don
Alphonse, et le baiser qui se hisse ne se fait pas. Le cynisme
l'emporte.
© Brigitte Enguérand / Divergences |
Suliane
Brahim prête sa beauté androgyne et ses éclats juvéniles à
l'impétueux Gennaro. Mais l'ado frondeur est exagéré et se
transforme parfois en djeun du XXIe siècle, décalé.
© Brigitte Enguérand / Divergences |
Il
faut tenter d'oublier Bouzin derrière le Gubetta de Christian Hecq.
Long manteau à la Sparafucile dissimulant des jambes nues, il est
époustouflant en sbire grotesque, manipulateur inquiétant,
bouffon tueur. Chorégraphe de la mort chez la Negroni, il fait
virevolter au rythme de diaboliques claquements de bottes femmes en
rouge et hommes en noir qui se portent des toasts empoisonnés.
© Christophe Reynaud de Lage |
Les
pilotis piloris ne soutiennent plus que des cadavres au centre du
plateau nu, arène macabre pour la mise à mort finale. Le dernier
souffle masquera l'identité trop tard révélée.
[1]
Denis Podalydès – À
travers « Lucrèce ». Programme de salle de Lucrèce
Borgia, Comédie-Française 2014
Comédie-Française,
5 juillet 2014
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