Le
pardessus, l'écharpe et la blondeur mélancolique d'Éric Ruf
glissent à l'orchestre, serrent furtivement quelques mains,
disparaissent. Spectre présent, patron discret.
© Pascal Victor |
© Brigitte Enguérand |
Au
foyer des artistes, on répète, on file. En jeans, bonnet de
rappeur, bermuda jaune, bottines bleu canard. Passent des
accessoires, des costumes. Un ventilateur, luth du poète dans les
faux bosquets, fait de la brise dans les cheveux des dames. On joue
au volant, à l'oiseau téléguidé, aux échecs, on va prendre l'air
au balcon, on se goinfre de macarons. On s'énerve d'une porte
claquée, d'un sac oublié, des bruits de la rue qui montent par la
fenêtre ouverte. Où est le vrai, où est le jeu ? Anne Kessler
brouille les pistes, fait vaciller les certitudes, montre les
ficelles : tendue entre deux fauteuils, recouverte d'un drap blanc,
celle-ci devient baignoire où le Prince patauge et souffle des
bulles de savon, avec vrais bruits d'eau qu'un vrai figurant produit
dans une vraie bassine. Artifice exposé, parfaite illusion.
Et
l'amour ? Illusion aussi. Chose éphémère, comme cette
représentation théâtrale qui se construit, s'affine, où chacun
met son corps et son âme avant d'endosser son costume, et qui devra
quitter l'affiche dans quelques semaines. Chose instable, précaire :
dans une « scène du balcon » vertigineuse, le Prince et Arlequin
négocient de nouveaux équilibres amoureux au bord du vide de
l'avant-scène. Tout en bas dans la rue passe une voiture folle.
© Brigitte Enguérand |
Loïc
Corbery fait le Prince l'air de rien, sans s'en rendre compte,
avec le vertige que ça provoque, le sentiment de ne pas maîtriser
ce qu'on fait sur le plateau [1]. Mais avec une maîtrise
parfaite de la nudité désinvolte, du drapé de serviette, de la
danse American in Paris, des regards amoureux qui tout à la
fois s'excuseraient de l'être. Un Prince charmant, charmeur,
effaçant un Prince cruel, violent par nature, car c'est la loi
[…] [qui lui] défend d’user de violence contre qui que ce soit.
Et l'air de rien, ce Prince-là attire toutes les sympathies.
Florence
Viala est impériale en Flaminia, fille d'un domestique du Prince,
mais qui certainement l'a aimé, l'aime encore passionnément. Très
belle dans son élégante robe longue, mélancolique, résolue, c'est
elle le metteur en scène, qui manipule ses personnages sans jouer,
naturellement. Du très grand art.
© Brigitte Enguérand |
Petite
personne qui en a sous le chapeau, Stéphane Varupenne campe un
Arlequin blond, lumineux dans ses raisonnements, contrastant avec le
Trivelin sombre, résigné, en bonnet noir et baryton, d'Éric
Génovèse. Georgia Scalliet (Lisette) et Adeline d'Hermy (Silvia),
comme sorties du salon du Misanthrope, usent de leurs voix pointues,
acidulées, agaçantes. Et on retrouve avec bonheur Catherine Salviat
en seigneur gaillard et rusé, toujours jeune sous le tricorne.
Une
répétition que l'on pourrait voir cinq ou six fois, avant
que ne change l'affiche.
[1]
Comédie-Française : Loïc Corbery dévoile son jeu,
entretien avec Aurélien Ferenczi - telerama.fr/sortir/ - 27 décembre
2014
Comédie-Française,
26 décembre 2014