Lorsque
l'on se donne rendez-vous au Palais-Garnier, il convient de ne plus
dire « rendez-vous en haut du grand escalier », mais
« rendez-vous entre les pneus ». Ce sont en effet deux
pneus dorés, version neige – engin de chantier, qui accueillent le
mélomane – le Fantôme s'en retourne dans sa loge.
À
propos de loges, on constate l'absence de cloisons – qui a fait
couler beaucoup d'encre, ainsi que l'absence de numéros sur les
chaises et fauteuils, qu'aucun ouvreur (désagréable)
ne vous aide à trouver ; l'un d'eux est bien trop occupé avec
des gens importants dont il fourre rapidement le billet de pourboire
dans sa poche.
Romeo
Castellucci a marqué les esprits avec son Moses
und Aron, donné en
2015 à l'opéra Bastille. On a aimé sa magnifique vision de Salome
(festival de Salzbourg 2018).
Mais on redoutait un
fourvoiement à l'image de sa récente Flûte
désenchantée bruxelloise. La déception fut à la hauteur des
craintes.
Voilà
encore
une fois repris le changement radical de concept de mise
en scène entre les deux
parties du spectacle. Comme si l'idée était trop courte, trop
ennuyeuse, pour être exploitée pendant un peu plus de deux heures.
Ennuyeux, en effet. On bâille
et on espère à chaque numéro que ce sera le dernier ou que le
Fantôme fera tomber le lustre.
Avant
le meurtre donc, « exercice
préparatoire » (*),
la petite famille originelle fait du Bob Wilson de patronage devant
un écran opalescent derrière
lequel un ballet de porteuses fait apparaître des aplats de couleurs,
que le spectateur voit donc au travers du brouillard - « référence
à l'expérience de la contemplation que nous connaissons face aux
tableaux de Rothko »
(*). En tout cas c'est
incompréhensible et lassant.
Les
costumes sont fort laids, robe quelconque pour Ève,
sempiternel costume-cravate pour Adam,
Dieu et Lucifer, vilain
pantalon gris et chemise blanche pour Caïn et Abel.
L'agneau
sacrifié ? « un
sac en plastique rempli de gélatine écarlate ».
Il sera accroché au retable de Martini qui « descend
renversé sur scène, comme une guillotine. […] Cette image
inversée apporte quelque chose : à défaut d'une explication,
peut-être un sentiment d'erreur, de bouleversement existentiel. »
Admettons.
Caïn
et Abel vont alors chercher en coulisse chacun son fumigène, brut de
fumigène avec fil électrique et interrupteur. La flamme (ou plutôt
la fumée) d'Abel s'élève droite,
celle de Caïn refuse de
s'embraser – et
pour cause : Dieu, traînant un sac en plastique vide (l'agneau
vidé de son sang?) a – petit malin ! – posé sa veste sur
la sortie de fumée (remarquons cependant
que pour une fois, le fait
d'enlever sa veste a une utilité).
Après
l'entracte, ou l'on s'est convaincu de ne pas partir, place au
« grand pré,
peut-être le terrain de Caïn » (*).
Là où il avait prévu de faire construire sa villa. Nuit étoilée
au lointain. Au moins, c'est beau.
Au
moment du meurtre, les chanteurs descendent en fosse, remplacés sur
le plateau par leurs petits doubles : Caïn et Abel, mais aussi
petite Ève, petit Adam, petit
Dieu et petit Lucifer. Et c'est très étrange, voire dérangeant.
Les enfants, au demeurant excellents comédiens, miment la gestuelle
pseudo wilsonnienne ainsi que les articulations et les postures des
chanteurs. Du play-back
en somme, qui laisse dubitatif : perdus dans l'immense prairie,
les gamins, grimés et costumés pour ressembler à leurs aînés,
sont comme des marionnettes, des figurines Playmobil®. Les
chanteurs relégués en fosse ont tendance à jouer aussi leur rôle,
Lucifer en particulier se démène comme un diable à son pupitre.
Qui
le spectateur doit-il
donc regarder ?
Fermer
les yeux et écouter serait une option. Mais on manquerait la leçon
destinée aux daltoniens : descend
un panneau bleu marqué BLU, puis un panneau vert marqué VERDE. Ne
pas chercher à comprendre. Et
puis outre les passages de tempête et malgré les efforts de René
Jacobs, musique et chant sont terriblement ennuyeux.
Et
on atteint des sommets lorsque une gigantesque bâche de plastique
blanc – la bâche en plastique, bruyante de préférence, est
très tendance ces temps-ci sur scène – vient recouvrir les herbes
et polluer la musique. Au fond, les pneus du grand escalier ne sont
pas si mal.
(*)
Le sacré, la violence, le
jeu, entretien avec Romeo
Castellucci. Programme de salle Il
Primio Omicidio, opéra de
Paris 2019.
Palais
Garnier, Paris, 31 janvier 2019