dimanche 3 juin 2012

Les Indes galantes : pertinence et impertinence


On en avait entendu, dans les chaumières bien pensantes !
La faute à Rameau, ce dangereux novateur (D'Alembert), ce génie étouffé par trop de savoir (Rousseau) ? A Fuzelier et son livret engagé, qui relate l'actualité du moment [2], prétexte pour critiquer la civilisation [1] ?

Les Indes galantes sont un aimant à public et à création [3]. Laura Scozzi et Christophe Rousset donnent autant à voir qu'à écouter [4]. La reconstitution historique ne pouvant qu'être illusoire, la mise en scène en appelle résolument au contemporain [1], à l'actualité de notre moment, tout en étant extrêmement respectueuse de la musique et attentive aux chanteurs.

Végétation luxuriante où surgissent ça et là les flèches rouges de quelque Amour joueur, murmure d'une fontaine. Une troupe de jeunesse […] accourt et forme des Danses gracieuses, on batifole, on se poursuit dans la lumière douce qui magnifie les corps. Hébé distribue de sa voix cristalline des pommes rouges à croquer. Le duo de musettes s'amuse dans la fosse. Les tableaux les plus riants et les plus agréables [5]. On danse dans l'insouciance, peaux sans oripeaux.

Un quad fait irruption, C'est Bellone en baryton camouflage et sa quadrille dévastatrice : foot, fric, frites ; costard, curé, converse ; armes et bagages. Les corps beaux sont mués en oiseaux de mauvais augure : armez-vous et devenez guerriers !

(Crédit photo : Patrice Nin)


Faites l'amour, pas la guerre, volez Amours, volez ! Départ pour un tour des Indes en A380. Valise et appareil photo, les trois mousquetaires ? trois petits cochons ? trois génies de la Flûte enchantée ? trois Amours touristes... vont voir si l'herbe est plus verte ailleurs. Las, les flèches rouges déclenchent l'alarme au portique de sécurité. Cupidon est un dangereux terroriste.


(Crédit photo : Patrice Nin)
Plage de Club Med, nos trois Amours lézardent, Osman fait des longueurs avec masque et tuba. Pour épater sa belle captive. Mais Emilie cherche l'ombre et le silence, parasol rouge, lunettes noires et crème solaire. Jusqu'à ce que tout s'envole, le faiseur de vent se déchaîne dans la fosse : le Club Med n'est qu'illusion vite balayée. La tempête fait échouer réfugiés et amoureux perdu. Histoire invraisemblable que ce Valère qui revient de nulle part et en perd sa justesse et ses aigus. Retrouvailles, effusions. Osman, ô sublime vertu ! renonce à sa belle et distribue les passeports. Un autre Titus. Les réfugiés partiront vers un horizon qu'ils espèrent meilleur, Que l'espoir vous guide tous ! Happy end du livret.
Mais l'Emilie du XXIe siècle revient dans les bras d'Osman... La Donna e mobile. Histoire vraisemblable.

(Crédit photo : Nathalie Saint-Affre)

Chacun est le barbare de l'autre. L'or sale que fait cultiver Huescar-Inca, sbire du Sentier lumineux à la voix tatouée de violence dure à l'oreille, c'est l'or qu'avec empressement, sans jamais s'assouvir, ces Barbares dévorent. Phani-Palla préfère le barbare colon au barbare inca, qui se plaît à abattre ses acolytes de sang froid. Dans cet univers de violence implacable, Viens, Hymen est une poésie suspendue [6], la chanteuse est seule avec la musique et atteint des sommets d'émotion (alors qu'un impudent se mouche et tousse au balcon...) Mais le Brillant Soleil oppresse les esclaves de la coca mise en stock. Le commando hélitreuillé de Carlos viendra délivrer la belle Phani. La masure de Huascar, un autre temple du Soleil pour un autre tremblement de terre, prend feu, embrasement spectaculaire. Huascar se jette dans les flâmes de l'Enfer.



(Crédit photo : Patrice Nin)
L'heure de la prière. Complets et lunettes noires, tournés dans la même direction. Les trois Amours, en blanc, sont à l'envers. L'amour fait tout à l'envers. L'heure de la lessive, tapis de prière passés à la machine, étendus sur les fils électriques, les femmes papotent : hommes, amours, doutes. Mais c'est l'heure de la fête. Des fleurs. […] le titre des Fleurs répond-il à l'intrigue ? [7] C'est plutôt l'entrée des déguisements.
Les hommes jouent à la poupée Barbie avec ces femmes-fleurs qui défilent, perruques blondes, escarpins rouges, rouge à lèvre. Nuit, étendez vos voiles sombres. Les hommes cachent leurs jouets sous le niqab. Femmes-fantômes. On rit noir. C'est une Phani désormais voilée qui lance une adresse à ces hommes, la révolution au micro. Emouvants et aériens Fra le pupille et Papillon inconstant, arrête-toy.

Melpomène n'a pas dédaigné de paraître et de placer ses situations tragiques [8].
Le sort des Fleurs dans un Jardin : femmes-objets, femmes-jouets, femmes-esclaves, femmes-victimes. Un ours en peluche marié de force.
Mais à la faveur du faiseur de pluie et de tonnerre de la fosse, les Fleurs abatues par la tempête vont se ranimer et se relever : rébellion, complets noirs chassés, les trois Amours dansent en niqab de pluie... à fleurs.



(Crédit photo : Patrice Nin)
Les sauvages, c'est vous, moi, nous. Nos lotissements, nos meubles en promo, nos amours bâclées, nos ados Y, nos contrats obsèques. Le lit French Comfort vanté par le prétendant français volage, indiscret et coquet [9], la cuisine intégrée à devis gratuit louée par l'amant espagnol, fidèle et romanesque [9]. Femme pour le lit ou pour la cuisine. Les chaumières bien pensantes n'aiment pas se voir en peinture.
Zima préférera, l'amour sans art aux faux attraits. Dans nos Forests on est sincere.





Retour au jardin originel et à son extraordinaire lumière sur les peaux, Regnez Plaisirs & Jeux ; triomphez dans nos Bois : Nous n'y connoissons que nos loix. Un couple passe, vieillesse magnifique, heureuse. Une jeune femme au ventre bien rond brandit sa pomme d'Hébé... toute croquée.
Le début et la fin dans l'Eden, un souvenir qui restera longtemps [10].


[1] Sylvie Bouissou – Indes orientales et Indes occidentales - Journée d'études « Les Indes galantes, opéra-ballet et émerveillement », Théâtre du Capitole, Toulouse, 16 mai 2012
[2] Pascal Dénécheau – Des victoires galantes aux Indes galantes : les différentes versions de l'opéra - Journée d'études « Les Indes galantes, opéra-ballet et émerveillement », Théâtre du Capitole, Toulouse, 16 mai 2012
[3] Frédéric Chambert - Introduction à la Journée d'études « Les Indes galantes, opéra-ballet et émerveillement », Théâtre du Capitole, Toulouse, 16 mai 2012
[4] Michel Lehmann – Parlons-en, conférence d'avant spectacle, Théâtre du Capitole, Toulouse, 15 mai 2012
[5] Hugues Maret – Eloge historique de M. Rameau, Dijon 1766
[6] Jean-Philippe Grosperrin – Le galand, le grand, l'enchantement : les Indes galantes de Fuzelier et Rameau – Journée d'études « Les Indes galantes, opéra-ballet et émerveillement », Théâtre du Capitole, Toulouse, 16 mai 2012
[7] Mercure de France – Réflexions sur l'opéra des Indes galantes, novembre 1735
[8] Louis Fuzelier – Avertissement à Les Amours des Dieux, Ballet héroïque, musique Jean-Joseph Mouret, 1727
[9] Houdar de la Motte – Avis à L'Europe galante, Ballet, musique André Campra, 1697
[10] Michel Lehmann – Introduction à la Journée d'études « Les Indes galantes, opéra-ballet et émerveillement », Théâtre du Capitole, Toulouse, 16 mai 2012


Théâtre du Capitole, Toulouse, 15 mai 2012



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