C'est
un coup de pied au c… du spectateur d'opéra confortablement assis,
voire endormi, dans son fauteuil d'habitudes. Dérangeant ? Tant
mieux ! Car oui, le trivial le dispute au grossier, c'est
parfois aussi gras et lourd que la farce du Moyen-Âge : ces
rustres ne s'embarrassent pas d'euphémismes et appellent un chat un
chat – si l'on ose dire [1]. Mais c'est surtout autre chose.
Venceslao
est un violent, maltraitant indifféremment cheval, enfants, femme.
Un violent dans une nature violente qui envahit tout le théâtre :
le fouet claque sur les planches, l'orage fait sursauter la salle,
les flots de l'inondation débordent dans la fosse. Tel père, telle
fille, en miroir et dans le miroir : lui deviendra presque doux,
prévenant, avant d'en finir ; elle deviendra criminelle sans
scrupules, avant de finir sous les balles perdues de la violence
politique. Venceslao et China sont tous deux en errance, en recherche
d'ailleurs, lui avec sa charrette, elle avec son poste de radio. Deux
voyages au bout de la mort où la pluie s'invite toujours au moment
crucial. Le perroquet, chœur antique truculent, n'a pas sa langue
dans ses ailes. Trait d'union de ces tranches de vie en
« miniatures » [2], il est le confident sans
faille, la mémoire – Moi j'oublie jamais rien don Venceslao !
Jorge
Lavelli préfère parler de théâtre chanté que d'opéra
[3]. C'est en effet de théâtre qu'il est question, et de cette
esthétique immédiatement reconnaissable : le vide, les visages
blancs, les rideaux de perles, les quadrilatères de lumière au sol.
Et une direction d'acteurs exigeante, délestée de toute posture :
« Je demande toujours une implication totale,
c'est-à-dire l'appropriation du personnage, en assumant complètement
les situations, dans la plus grande sincérité, la plus grande
vérité, en ne cherchant jamais à faire un effet » [4].
C'est étrangement la scène des chutes d'Iguazú
à midi qui est la moins convaincante, avec ses trois personnages
(et le perroquet) confinés dans un drap blanc tombé des cintres.
Peut-être l'effet d'un involontaire comique de répétition – drap
blanc nuptial d'Ernani, drap blanc lait de Brundibàr...
Thibaut
Desplantes en
impose par la stature et la voix dans le rôle-titre. L'acteur
parvient – dès les scènes très exposées de la première partie,
à mettre son personnage à distance, comme étranger à ce qu'il
fait, déjà en route vers l'ombre.
Mechita,
avec ses casseroles, son fer à repasser, son bon sens,
est l'élément de sagesse et de stabilité.
Bouillant ou froid, amer ou sucré, son maté apaise les différends
et différences. Sarah
Laulan lui
confère sa voix chaude,
sa présence
forte.
China
est une autre Lulu : même facilité à éliminer sans vergogne
les gêneurs pour satisfaire ses désirs volatils, même attrait pour
l'argent, même exposition physique, même suraigus confinant au cri.
Estelle Poscio se
glisse dans l'hystérie et les bas résille du personnage avec une
aisance vocale
et scénique confondante.
À
peine remarque-t-on qu'elle n'est pas – encore – une tanguera
aguerrie.
Entrer
sur scène en deux roues, dans tous les sens du terme, ne pose aucun
problème au Rogelio de Ziad
Nehme, qui
réalise une véritable performance vocale dans la position, très
exposée et peu flatteuse, pantalon sur les genoux et
propos scatologiques,
du diarrhéique en phase terminale.
Ce
n'est pas tant un vieux Largui qu'interprète Mathieu
Gardon qu'un
Largui largué, benêt
mais
gentiment obstiné, ridicule avec sa très fausse poule et son vélo
qui se déglingue. Les
passages fréquents du baryton à la voix
de tête sont
aussi périlleux
que remarquables.
Avec
ses
propositions
différentes
de traitement des animaux, Jorge Lavelli prend plaisir à brouiller
les repères : cheval souffre-douleur très humain (Germain
Nayl),
homme singeant le singe dans les moindres détails (Ismaël
Ruggiero),
perroquet marionnette télécommandée hyperréaliste (avec la voix
de David
Maisse).
Quel que
soit le truchement, ces
trois-là sont
de vrais
animaux.
Vaguement
inquiétants, les serviteurs de scène, lointains cousins des anges
noirs de Written on skin, transforment les lieux, ouvrent les
portes, déroulent les tapis, enjoignent aux accessoires de jouer,
aux chaises d'inviter les bandonéons – leurs alter ego – pour
cet intermède étrangement apaisé. Peut-être le maestro de
tango (Jorge Rodriguez, parfait) est-il lui aussi un serviteur de
scène – personnage de spectacle dans le spectacle – surgi
spécialement pour manipuler China dans ses abrazos ambigus et
précipiter la catastrophe.
L'orchestre
du Capitole se saisit avec brio de la musique très imagée de Martin
Matalon, sous la direction attentive d'Ernest
Martinez Izquierdo,
baguette
dans la main gauche
comme il se doit.
Instrument
comme un autre, placé en loge de cour, le clavier électronique se
fond subtilement
dans la
musique orchestrale et dans les voix,
qu'il
fasse parler le perroquet, fasse éclater orage ou fusillade, qu'il
donne écho
aux consonnes finales ou
joue de
vieux tangos.
Seuls
Mechita et le perroquet, piliers et mémoires de vie, peuvent
recevoir la visite de l'ombre, ombre blanche au milieu de tous les
morts restés là – car la mort abolit les lieux. Dans un coin de
cet au-delà, les quatre bandonéons, fantômes en guenilles,
accompagnent de leurs derniers souffles l'ultime voyage de Venceslao.
Ovations
aux
saluts et nombreux rappels en cette première. La seconde fut
beaucoup plus disputée. Le
perroquet s'en
souviendra.
[1]
Jésus Aguila. Six clés pour comprendre l'Ombre de Venceslao.
Programme de salle du théâtre du Capitole, avril 2017
[2]
Entretien avec Martin Matalon, Opéra Magazine n°121, octobre
2016
[3] Rencontre avec Jorge Lavelli et Martin Matalon, animée par Jésus Aguila, théâtre du Capitole, 30 mars 2017
[4]
Entretien avec Jorge Lavelli, Opéra Magazine n°121, octobre
2016
Photos ©
Patrice Nin
Capitole, 2 avril 2017
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire