Le
Prologue est dans le ciel, sans Dieu ni Diable, mais avec miroir et
parchemin : conscience et science. Un miroir déformant dans lequel
ne se regarderont ni Marguerite – qui ne rira pas de se voir si
belle – ni Faust – qui cherche autre chose que la jeunesse. Un
parchemin serait-il bien la source divine où notre âme peut apaiser
sa soif éternelle ? [2]. Le parchemin plonge vers un village
murnalien [1], glauque, violent, où lèpre et famine tiennent lieu
de peste, où règne une « puanteur comme dans une cuisine
de sorcière [2] »
, où les femmes hystériques pondent des œufs et les hommes
fabriquent des homuncules.
« Adapté
librement de l'œuvre de Goethe », est-il dit au générique.
Pas seulement.
De
Lenau [3], repris à l'opéra par Philippe Fénelon [4], la
dissection : Faust et son disciple Wagner, les mains plongées dans
les entrailles d'un cadavre plus très exquis, cherchent le siège de
l'âme. Le rôle de chercheur, en un mot, est vraiment digne de
malédiction [3]. L'âme serait-elle... « dans les pieds »
?
Ce
Faust (Johannes Zeiler) « trop jeune », pas très beau,
ne ressent rien. Rien [5] – « la science est une forme
de broderie, une occupation pour combler le vide ». Un Faust
blasé, un Faust fauché : « se priver, toujours se priver ».
Faust
s'en remet à un prêteur sur gages (Anton Adasinsky), tenancier
d'une sorte de caverne d'Ali-Baba sordide, qui « tient une
liste », refuse le prêt, mais lui demande une dédicace – à
l'encre. Un sous-seing.
Ce
Méphisto est répugnant. Être difforme qui n'a « rien
devant » (mais tout derrière), il engloutit la ciguë
socratique que se destinait Faust et court se soulager... dans
l'église. C'est un ange déchu qui a mal aux ailes qu'il n'a plus,
« puant comme un mort ». Tel l'ignoble Scarpia de Tosca
mise en scène par Luc Bondy, il roule des pelles à la statue de la
Vierge ; ce qui ne l'empêche nullement d'être en commerce complice
avec le curé – qui figure sur sa « liste » ! Le Diable
mange à tous les bénitiers.
La
très courte scène de Goethe Au lavoir où Lisette cancane
devant une Marguerite qui a déjà fauté [2] devient chez Sokourov
un bain de jouvence et de femmes où Méphisto emmène Faust. Pendant
que l'un s'exhibe, l'autre dévore des yeux ces corps offerts,
vivants, sensuels. On est loin du cadavre disséqué.
En
revanche Sokourov conserve fidèlement la brève conversation de Une
rue [2,5] , entre Faust et Marguerite :
« Ma
jolie demoiselle, oserai-je hasarder de vous offrir mon bras et ma
conduite ?
-
Je ne suis demoiselle ni jolie, et je puis aller à la maison sans
la conduite de personne. »
Contrairement
à ce qu'elle affirme, Marguerite (Isolda Dychauk) a un minois
irrésistible, seul visage gracieux dans cette réunion de trognes
patibulaires.
« Le
temps diminue ! » profère Méphisto. Allusion au sablier de
Murnau. Quelle sera sa ruse pour faire céder Marguerite ? Ici, point
de coffret de bijoux [2,5], c'est la mort qui conduit le bal. La mort
de Valentin, tué par presque par hasard par Faust, le bras armé
d'une fourche diabolique dans une querelle de mauvais vins à la
taverne du village, sordide Auerbach [2,5,6]. La scène du jardin
[2,5] devient donc ici une scène de cimetière, où les mains de
Faust et Marguerite s'effleurent lors de la descente du cercueil dans
la tombe. Descente aux enfers. Descente dans cette forêt étrange,
hostile, où Faust séduit Marguerite pendant que Méphisto
philosophe avec la mère. Un autre dédoublement du couple, moins
trivial que chez Goethe ou Gounod.
Comme
chez Berlioz, le pacte est tardif. Ici l'enjeu n'est pas de sauver
Marguerite. Juste de l'avoir. Juste une nuit. Trivialité humaine. Ce
pacte est « bourré de fautes ». Comme il le ferait avec
le manuscrit d'un étudiant, Faust corrige. Mais ces fautes, ses
fautes, il devra les payer cher. Il n'y a justement plus d'encre pour
signer ! Le sang fera l'affaire. « Heinrich
Faust ».
Le
sablier est vide, « le temps s'est arrêté, l'aiguille est
cassée ». Si je dis à l'instant : Reste donc ! Tu me
plais tant ! Alors tu peux m'entourer de liens ! Alors je consens à
m'anéantir ! Alors la cloche des morts peut résonner, alors tu es
libre de ton service... Que l'heure sonne, que l'aiguille tombe, que
le temps n'existe plus pour moi ! [2]
C'est
une union dans une chambre de mort, en présence de la mère, morte,
et de zombies hideux. L'effet de certaine liqueur brune [6].
Marguerite n'est plus qu'un mont de Vénus, lieu de plaisir, lieu d'ennui : les chercheurs n'y trouvent ni l'origine du monde ni le
siège de l'âme, pas plus que dans les attributs putréfiés d'un
cadavre verdâtre.
Il
faut partir ! [6] Méphisto entraîne
Faust. Chevauchée sur Vortex et Giaour [6] vers le « royaume
des âmes perdues », une montagne de Harz, un désert
[2] de roches grises où coule un Cocyte sur les rives duquel errent
des fantômes en loques, Ce sont les âmes Des trépassés... [5]
Faust
voudra se débarrasser du Diable, en tentant de l'enterrer sous des
pierres, dérisoires. Pour mieux prendre sa place, aller loin,
toujours plus loin.
Görg
: Que cherches-tu sur ces
montagnes déchiquetées ?
Veux-tu
là-haut échapper aux brumes et aux doutes ?
Ne
laisse pas brûler au fond de ton cœur le désir enflammé
D'arracher
son secret à la Création.
La
Terre est seulement un pays de nostalgie.[4]
[1]
Friedrich
Wilhelm Murnau –
Faust,
eine deutsche Volkssage,1926.
Projeté en mars 2012 au TNT, accompagné au piano par Jean-François Zygel.
[2]
Johann Wolfgang von Goethe – Faust
(1808) - Traduction de Gérard de Nerval (1828). Librio, 2000.
[3]
Nikolaus Lenau – Faust
(1836). Stalker Editeur, 2006.
[4]
Philippe Fénelon – Faust,
création au Théâtre du Capitole, Toulouse, 2007.
[5]
Charles Gounod – Faust,
1859.
[6]
Hector Berlioz – La
Damnation de Faust,1846
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