Robert
Carsen est un metteur en miroir. Ses Contes, créés en mars
2000 à l'Opéra Bastille, annonçaient son Don Giovanni
d'ouverture de la Scala le 7 décembre 2011, tout en reflets,
trompe-l'œil, coulisses et mises en abyme. Les Contes, repris
à Paris cette saison, tournent autour de Don Giovanni
: à cour, à l'arrière-scène, dans la fosse, à l'avant-scène. La
partition de Mozart comme livre de référence et le Commandeur
désincarné en statue omniprésente.
Hommage
à l'opéra des opéras, Les Contes d'Hoffmann sont
également faustiens : si le Diable, ici mis en quatre et allié
objectif de la Muse [1], semble la citation la plus évidente de cet
autre mythe, on y trouve aussi, à la Taverne, une évocation de la
Chanson du rat chantée par Brander chez Goethe et Berlioz, et
par Wagner (coupé par l'irruption de Méphistophélès) chez Gounod.
La scène entre le Docteur Miracle et Antonia est une autre Scène de
l'église : (Antonia) Ah ! quelle est cette voix qui me trouble
l'esprit ? Est-ce l'enfer qui parle ou Dieu qui m'avertit ? ;
(Marguerite) Dieu ! Quelle est cette voix qui me parle dans l'ombre ?
Dieu tout puissant ! Quel voile sombre Sur moi descend ? Sans
oublier cet avatar de Faust qu'est Schlemil qui, dans le récit
original [2], cède son ombre au Diable contre la fortune, mais qui,
chez Offenbach, serait un Valentin tué par Hoffmann, bras armé du
Diable.
Olympia,
peut-on aimer un robot ?
E.
Jentsch a mis en avant comme cas privilégié d'inquiétante
étrangeté, la situation où l'on « doute qu'un être
apparemment vivant ait une âme, ou bien à l'inverse, si un objet
non vivant n'aurait pas par hasard une âme »; et il se réfère
à ce propos à l'impression que produisent des personnages de cire,
des poupées artificielles et des automates. [3]
Avec,
par exemple, les réalisations japonaises en matière de robots
androïdes, la question est d'actualité – et les lunettes
diaboliques pour travestir la réalité sont devenues superflues. A
l'époque de la création des Contes, le terme de robot
n'existait pas : Olympia est un automate, qui selon Robert Carsen est
fort justement télécommandé par son « père », pour
ses mouvements, son grand air, ses « oui ». Jusqu'à ce
que le programme s'emballe. Jane Archibald excelle dans l'incarnation
de ce robot qui semble s'affranchir de toute autorité, et vocalise
dans des aigus subtils avec une aisance... surhumaine. Ce qui
provoque bien entendu des applaudissements incongrus alors que l'air
n'est pas terminé.
Antonia,
l'art sublimé par la mort
Ana
Maria Martinez est une Antonia poignante, nuancée, magnifique. Dans
la fosse désaffectée, où règne une lumière froide, l'artiste ne
doit plus chanter, tandis qu'au-dessus, devant le rideau de scène,
sous les feux de la rampe, le valet Frantz (excellent Eric Huchet)
chante et danse avec son balai. Le Diable est un magicien maléfique,
chef d'orchestre à la baguette fatale, qui dirige les êtres et les
fantômes. Le rideau se lève sur le jardin du Commandeur où la mère
d'Antonia, en spectre de
Donna Anna, supplie sa fille de la rejoindre dans le chant et dans la
mort. Les lumières s'inversent, la scène est cimetière et la fosse
brille des feux infernaux. L'orchestre s'installe, le Diable monte
au pupitre.
Qui
est le vrai chef ? Quel est le véritable orchestre ? A quelle
représentation assiste-t-on ? Vertige...
Giulietta
: l'envers sale du rideau
(Photo : Catherine Tessier) |
La barcarolle donne le mal de mer : le vertige toujours, dans cette salle inversée où les spectateurs voient leurs propres reflets dans ce qu'ils ont de plus vils. Autant vendre son reflet au Diable ?
Sophie
Koch est manifestement moins à l'aise en courtisane coquette qu'en
Charlotte tourmentée. Ingratitude de ce rôle court dans cet acte
décousu.
Le
Diable mettant sa queue partout, Dapertutto tire les ficelles
des corps et des âmes des personnages alignés sur un avant-scène
très étroit, en metteur en scène d'un Don Giovanni dont ne
subsistent plus que les accessoires : guitare, masque, coupe de
champagne, rapière de la statue de pierre – dérisoire dans le
duel truqué entre Hoffmann et Schlemil.
Stefano Secco est un Hoffmann vaillant, moins convaincant cependant que Giuseppe Filianoti en 2010. Le choix du chef (Tomas Netopil) d'un tempo lent pour La Légende de Kleinzach nuit quelque peu à l'entrain de cet air d'entrée.
Kate
Aldrich est étrangement meilleure en Nicklausse qu'en Muse, la
tignasse et la cravate masculines lui seyant mieux au chant que la
robe diaphane et la lyre en toc.
Les
deux « compères » ont en commun une diction française
épouvantable, qui rend le discours incompréhensible à qui ne
connaît pas le livret – cette première retransmission en direct
de l'Opéra Bastille proposant en effet des sous-titres à apparition
aléatoire.
Franck
Ferrari habite avec un plaisir visible le diable sous ses quatre
formes, lunetté de cynisme et nettement plus affirmé dans son chant
qu'en 2010. Belle prestance, diction parfaite, il s'impose en subtil
manipulateur. Sans aucune surprise, c'est avec lui que la diva de Don
Giovanni partira.
[1]
Gérard Fontaine – Reflets. In Les Contes d'Hoffmann, programme de
salle de l'Opéra national de Paris, mai 2010
[2]
Adalbert Von Chamisso – La Merveilleuse histoire de Peter
Schlemihl,
1814
[3]
Sigmund Freud – L'inquiétante étrangeté (1919). In Les Contes
d'Hoffmann, programme de salle du théâtre du Capitole, juin 2008
Retransmission en direct à l'UGC Wilson, Toulouse, 19 septembre 2012.
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