Le
lustre, l'immense masse du lustre glissait, venait à eux, à l'appel
de cette voix satanique. Décroché, le lustre plongeait des hauteurs
de la salle et s'abîmait au milieu de l'orchestre, parmi mille
clameurs. Ce fut une épouvante, un sauve-qui-peut général. [1]
Le
rideau est ouvert sur la salle de la Scala – I was Milan,
chantera Prospero – une copie conforme de l'extraordinaire premier
tableau de Don Giovanni mis en scène par Robert Carsen
justement pour l'ouverture de la saison 2011-2012 de la Scala. Chez
Carsen, c'était un miroir. Chez Lepage, c'est une illusion, que
vient balayer la catastrophe déclenchée par ce lustre de cristal
qui entre subitement en rotation, sous l'effet magique d'un autre
fantôme de l'opéra, Ariel acrobate accroché à ses branches.
L'ouverture musicale est puissante, les effets sonores formidablement
renforcés par les vagues qui emportent les naufragés. Toute la cour
usurpatrice sombre, dans un chœur aux accents infernaux de Damnation
de Faust – Hell is empty / All the devils here [2].
L'île
magique de Prospero sera donc la salle et la scène de la Scala vues
sous tous leurs angles, y compris en coupe au dernier acte. Lepage
copie décidément Carsen et ses Contes d'Hoffmann. Mais ici
la métaphore du théâtre sert la magie du royaume de Prospero :
apparitions et disparitions par le trou du souffleur, mouvements
irréels des personnages portés par d'invisibles hommes en noir, à
la manière du bunraku.
La
musique et le chant, où l'on relève parfois quelques inspirations
baroques, sont difficiles, au contraire du lexique, très simplifié
(6000 mots !) par rapport à la pièce de Shakespeare. Si l'audition
au disque [2] de l'opéra est ardue, la version scénique, emmenée
par le compositeur qui dirige lui-même – avec une bienveillance
que n 'entame pas une inquiétude visible – est un
enchantement.
Le
rôle de Prospero a été écrit pour Simon Keenlyside. Simon
Keenlyside est Prospero, sorte de Wotan affrontant
l'émancipation de sa fille, metteur en scène, régisseur général,
ou grand manipulateur vaincu par la force des sentiments. Ses livres
perdus – I loved […] my books – portés en tatouages à
même la peau, plumes à la Papageno dans les cheveux, à
l'avant-scène comme détaché de l'action, sa voix chaude et son jeu
émouvant expriment la profondeur du conflit interne et le
renoncement devant aboutir au pardon des usurpateurs.
Le
très beau couple Miranda (Isabel Leonard) – Ferdinand (Alek
Shrader) s'accorde parfaitement dans l'esthétique vocale et
visuelle. On regrettera cependant un excès de mièvrerie dans leur
descente vers la mer calmée au soleil couchant.
Caliban,
monstre souterrain, monstre des dessous, est étrangement distribué
à un ténor (Alan Oke). Moins touchant que Luca Pisaroni dans la
fantaisie baroque The enchanted Island donnée au MET la
saison passée, l'interprète est d'une truculence
irrésistible dans ses manigances avec les deux pochards naufragés
(formidable binôme baryton - contre-ténor) .
Ariel,
esprit de l'air, esprit des cintres, ne touche jamais terre. Corps et
voix d'une souplesse hors du commun, Audrey Luna se coule dans les
praticables, manipule les projecteurs, grimpe aux rideaux tout en
vocalisant de manière surhumaine... une élève surdouée du
Fantôme. Bien sûr c'est aux dépens de la diction, l'une des
propriétés principales du chant dans l'aigu, c'est de rendre
impossible l'articulation intelligible de la parole [3].
Now
I've no art / Pity take my part sont les derniers mots de
Propero. Seuls restent dans le théâtre lorsque tous ont quitté la
scène, les Caliban, les Ariel, les esprits des dessous et des
cintres, les fantômes de l'Opéra. Les théâtres sont hantés par
ces êtres mystérieux.
[1]
Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra - 1910
[2]
Thomas Adès, The Tempest, livret de Meredith Oakes d'après
l'œuvre de Shakespeare – Royal Opera House 2009 (CD EMI Classics)
[3]
Michel Poizat, L'Opéra ou le Cri de l'ange – Essai sur la
jouissance de l'amateur d'opéra – Métaillié 2001, pages 67
et suivantes
Photos ©
Ken Howard
Metropolitan Opera, Live in HD, 10 novembre 2012
Metropolitan Opera, Live in HD, 10 novembre 2012
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