samedi 17 novembre 2012

The Tempest : les fantômes de l'Opéra


Le lustre, l'immense masse du lustre glissait, venait à eux, à l'appel de cette voix satanique. Décroché, le lustre plongeait des hauteurs de la salle et s'abîmait au milieu de l'orchestre, parmi mille clameurs. Ce fut une épouvante, un sauve-qui-peut général. [1]

Le rideau est ouvert sur la salle de la Scala – I was Milan, chantera Prospero – une copie conforme de l'extraordinaire premier tableau de Don Giovanni mis en scène par Robert Carsen justement pour l'ouverture de la saison 2011-2012 de la Scala. Chez Carsen, c'était un miroir. Chez Lepage, c'est une illusion, que vient balayer la catastrophe déclenchée par ce lustre de cristal qui entre subitement en rotation, sous l'effet magique d'un autre fantôme de l'opéra, Ariel acrobate accroché à ses branches. L'ouverture musicale est puissante, les effets sonores formidablement renforcés par les vagues qui emportent les naufragés. Toute la cour usurpatrice sombre, dans un chœur aux accents infernaux de Damnation de FaustHell is empty / All the devils here [2].

L'île magique de Prospero sera donc la salle et la scène de la Scala vues sous tous leurs angles, y compris en coupe au dernier acte. Lepage copie décidément Carsen et ses Contes d'Hoffmann. Mais ici la métaphore du théâtre sert la magie du royaume de Prospero : apparitions et disparitions par le trou du souffleur, mouvements irréels des personnages portés par d'invisibles hommes en noir, à la manière du bunraku.

La musique et le chant, où l'on relève parfois quelques inspirations baroques, sont difficiles, au contraire du lexique, très simplifié (6000 mots !) par rapport à la pièce de Shakespeare. Si l'audition au disque [2] de l'opéra est ardue, la version scénique, emmenée par le compositeur qui dirige lui-même – avec une bienveillance que n 'entame pas une inquiétude visible – est un enchantement.


Le rôle de Prospero a été écrit pour Simon Keenlyside. Simon Keenlyside est Prospero, sorte de Wotan affrontant l'émancipation de sa fille, metteur en scène, régisseur général, ou grand manipulateur vaincu par la force des sentiments. Ses livres perdus – I loved […] my books – portés en tatouages à même la peau, plumes à la Papageno dans les cheveux, à l'avant-scène comme détaché de l'action, sa voix chaude et son jeu émouvant expriment la profondeur du conflit interne et le renoncement devant aboutir au pardon des usurpateurs.

Le très beau couple Miranda (Isabel Leonard) – Ferdinand (Alek Shrader) s'accorde parfaitement dans l'esthétique vocale et visuelle. On regrettera cependant un excès de mièvrerie dans leur descente vers la mer calmée au soleil couchant.






Caliban, monstre souterrain, monstre des dessous, est étrangement distribué à un ténor (Alan Oke). Moins touchant que Luca Pisaroni dans la fantaisie baroque The enchanted Island donnée au MET la saison passée, l'interprète est d'une truculence irrésistible dans ses manigances avec les deux pochards naufragés (formidable binôme baryton - contre-ténor) .











Ariel, esprit de l'air, esprit des cintres, ne touche jamais terre. Corps et voix d'une souplesse hors du commun, Audrey Luna se coule dans les praticables, manipule les projecteurs, grimpe aux rideaux tout en vocalisant de manière surhumaine... une élève surdouée du Fantôme. Bien sûr c'est aux dépens de la diction, l'une des propriétés principales du chant dans l'aigu, c'est de rendre impossible l'articulation intelligible de la parole [3].





Now I've no art / Pity take my part sont les derniers mots de Propero. Seuls restent dans le théâtre lorsque tous ont quitté la scène, les Caliban, les Ariel, les esprits des dessous et des cintres, les fantômes de l'Opéra. Les théâtres sont hantés par ces êtres mystérieux.

[1] Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra - 1910
[2] Thomas Adès, The Tempest, livret de Meredith Oakes d'après l'œuvre de Shakespeare – Royal Opera House 2009 (CD EMI Classics)
[3] Michel Poizat, L'Opéra ou le Cri de l'ange – Essai sur la jouissance de l'amateur d'opéra – Métaillié 2001, pages 67 et suivantes

Photos © Ken Howard

Metropolitan Opera, Live in HD, 10 novembre 2012

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