Des
corps amoncelés. À Troie, à Carthage. Guerre et morts font avancer
l'histoire.
Visions,
prémonitions. Le cheval apparaît dans un œil qui deviendra plus
tard l'oculus du Panthéon de Rome. Cassandre (Deborah Voigt) a le
visage et la voix usés, à force de prédire : Cesse de craindre
en cessant de prévoir; / Lève vers la voûte azurée / L'œil de
ton âme rassurée. Apollon, parce qu'elle s'était refusée à
lui, la privera du pouvoir de se faire croire [1].
Hector en spectre |
Il
y a foule pour la prise de Troie. Pour s'y retrouver, les
membres d'une même famille portent le même costume. Un jeu de sept
familles antique.
Le
grand-prêtre Laocoon, fermement opposé à l'introduction du cheval
dans les murs de Troie, est, ainsi que ses fils, dévoré par des
serpents monstrueux, envoyés par Apollon [1]. Chorégraphie
dérangeante pour l'horrible festin, où les enfants sont propulsés
en l'air, encore et encore, comme de vulgaires ballots. L'apparition
d'Andromaque et de son fils Astyanax (rôles muets), pleurant sur le
corps d'Hector, est d'une extrême tension dramatique. Effrayante est
celle du spectre d'Hector, livide et sang.
Berlioz
a pris quelques libertés avec la mythologie : Cassandre ne se cache
pas dans le temple d'Athéna, ne sera pas donnée à Agamemnon [1],
mais se poignarde, entraînant dans la mort les femmes qui ne veulent
pas s'avilir (les soprani, tandis que les alti – ces
éternelles traîtresses – se donnent à l'ennemi grec). Quant aux
dieux, ils ont déjà leurs noms latins, alors que Rome n'est pas
encore fondée – la faute à Virgile ! Et surtout, Berlioz a fait
long, parfois très long : les passages instrumentaux sont un défi
pour le metteur en scène qui doit « meubler », d'autant qu'aucune coupure n'a été concédée.
Point
d'ellipse à la Purcell, Les Troyens à Carthage
est un Didon et Enée
dans tous ses détails. Dans cette Carthage où l'on est vêtu pour
la pratique du yoga ou du taï-chi, les chorégraphies mal adaptées,
sans recherche, font bailler. Assez, ma sœur, je ne
souffre qu'à peine / Cette fête importune...
Mais
il y a Didon (Susan Graham), son duo subtil Les chants joyeux
avec sa sœur Anna (Karen Cargill), son air de désespoir et de folie
Ah Ah, je vais mourir, qu'elle chante avec les tripes, après
avoir été violemment jetée à terre et ensevelie sous des cordages
par les marins troyens. Il y a le poète Iopas (Eric Cutler – qui
fut Tamino à la Halle aux Grains en 2010) qui donne l'ode Ô
blonde Cérès avec la délicatesse des aigus, les couleurs, la
finesse... d'un poète. Il y a le jeune marin Hylas (Paul Appleby)
qui dit son mal du pays Vallon sonore en équilibre sur
l'échelle de corde du navire, à faire pleurer tous les futurs
fondateurs de cités. Et surtout Enée (Bryan Hymel), jeune, beau,
incarnation parfaite du demi-dieu, dont les Inutiles regrets
vont venir larmes et ovation. Marcello Giordani, titulaire initial du
rôle, a bien fait de jeter l'éponge.
Enée (Brian Hymel) |
Les
spectres
sont inexorables
: il faut partir. En
mer ! en mer ! Italie ! Italie!
Didon (Susan Graham) |
La
reine Didon avait son trône sur la maquette de Carthage, elle meurt
sur l'amoncellement des présents des troyens ; on brûle ses
souvenirs pour ne plus y céder. Rome sera bâtie sur le bûcher de
l'amour.
[1]
Georges Hacquard – Guide mythologique de la Grèce et de Rome,
Hachette Education 1990.
Photos © Cory Weaver et Ken Howard (Enée)
Metropolitan
Opera Live in HD, 5 janvier 2013
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