Je
marche dans les mots, espace vocal sans opacité, pourtant ferme et
résistant, vrai, bénin, éblouissant. C'est le miracle. [1]
Un
crâne bandé et des bras nus dépassent d'un fauteuil médical qui
nous tourne le dos. Portes battantes au fond, surmontées d'une
cocarde. Un lavabo, un vestiaire métallique, une planche à
repasser, tables et tabourets de réfectoire. Des silhouettes
entrent, s'exclament, se coupent la parole. Leur façon de se tenir,
leur allure bizarre, leur démarche titubante laissent à penser que
ceux-là n'ont pas toute leur raison. Lumière crue de néons bien
alignés, carrelage aseptisé. Une jeune femme, une infirmière
peut-être, vient recoudre la plaie du crâne bandé. Elle a les
genoux sales et sa robe est tachée.
Ils
sont tous fous. Alors dans cet établissement où ils sont parqués,
ils vont se déguiser, s'empiffrer, se défier, se battre, se
raconter des histoires. Jouer à Cyrano. En vers et contre
tout.
En
2010, Dominique Pitoiset avait proposé au Capitole une judicieuse
Bohème avec tentes Quechua, poubelles et packs de lait.
Cyrano et ses compagnons sont en survêt informe, marcel ou vieux
t-shirt, mangent de la tambouille de cantine dans des bols en
plastique, chahutent poubelle et extincteur, et trompent comme ils
peuvent leur mal de vivre. Point de beaux costumes, d'Hôtel de
Bourgogne, de rôtisserie-pâtisserie, de siège d'Arras ou de
balcon. Mais la banalité et le sordide du lieu n'excluent ni la
force ni la poésie des images : violence inouïe du duel ultimate
fighting entre Cyrano et le vicomte s'achevant – à la fin
de l'envoi – par une touche au fer... à repasser ; beauté
triste des dizaines de lettres exposées sur le fil à linge et
parfumées à la bombe désodorisante ; réalisme touchant de la
conversation par Skype où il est si facile de se faire passer pour
un autre et de ne donner de soi qu'une image tronquée.
Nez
… très grand, œil tuméfié, balafre suintante, Cyrano est
formidablement beau dans sa laideur, superbe dans sa trivialité.
C'est un pauvre type, un fou d'amour devenu fou, maniaque de
l'alignement des tables et de l'écriture épistolaire. Mais qui
boutonne mal sa belle chemise blanche, dérisoire. Philippe Torreton
porte très haut l'alexandrin, et ménage de sublimes silences,
extraordinairement éloquents. Du grand art qui brûle le carrelage.
Le
Christian suicidaire de Patrice Costa est beau à se damner et –
est-ce ou non voulu ? - souffre de quelques difficultés d'élocution
; un vrai Christian donc.
Jean-Michel Balthazar, rougeaud, gros et
gras, beau diseur, est le Ragueneau de l'emploi. De Guiche, tourné
en pure dérision, est porté par Daniel Martin qui débite son texte
à toute vitesse, incompréhensible et incohérent comme ses
déguisements. Maud Wyler défend le rôle ambigu de Roxane –
aime-t-elle, manipule-t-elle, de quelle folie souffre-telle ? –
avec une force fragile, et son visage mouillé aux subtiles
expressions, en gros plan sur l'écran de téléconférence, est une
magnifique réponse aux mots d'amour.
Tous
ces fous, se racontent-ils vraiment des histoires ? Quelle est la
part de la vie véritable ? Que s'est-il passé, que se passe-t-il
dans cet asile ? Le mariage de Christian et Roxane est occulté et la
scène de la Lune – pourtant moment de pure folie – est très
amputée, on ne se marie pas pour de vrai quand on joue. Mais
Christian se suicide. Mais Cyrano, déguisé en Cyrano, meurt aussi.
Ou fait semblant. Pour recommencer le même jeu demain, dans le
fauteuil dos public. On ne sait pas, on ne sait plus. Reste l'amour,
qui lui ne joue pas. L'amour fou.
[1]
Denis Podalydès – Fuir Pénélope. Mercure de France 2014
Photos
© Brigitte Enguérand / Divergence
Odyssud,
12 avril 2014
Finesse et très beau partage. Merci.
RépondreSupprimerLe même soir, notre émotion, dans le même bouquet:
lamaisonjaune53.wordpress.com/2014/04/17/atout-coeur-cyrano-toujours/