Cette
conversation est désormais sans objet. Adieu. [1]
Quelque
chose de vivant est dissimulé dans une matrice de plastique dont le
drapé et le plissé crissent au gré des mouvements. Ça
tournoie, ça s'érige, ça se ramasse, ça s'étend, ça prend des
poses, de madone ou de monstre. L'accouchement est difficile, il faut
deux maïeuticiens cravatés pour déshabiller la bête, la sortir de
son enveloppe charmeuse : un robot. Pas un Nao, pas un Romeo, pas un
HRP, mais un bras industriel, squelette de ferraille, de fils et de
tuyaux. Et pourtant voilà qu'il nous fixe, nous considère, fait des
mines, avec son drôle d'organe préhenseur qui ressemble à un
visage. Tendance irrépressible que nous avons à projeter notre
corporéité sur les choses.
La
machine invite l'homme à un tango. Elle guide, il suit, corps sans
tête entraîné par ce bras sensuel. Et c'est un autre pas de deux,
à distance, où l'homme subit l'influence magnétique du robot :
manipulation sans contact, l'humain devenu marionnette sans fil,
wireless. Puis la machine fera danser, « comme des
robots », les deux corps vivants, décapités, décervelés.
Elle mène la danse.
Prothèses
bioniques, puces implantées, exosquelettes, l'homme augmenté existe
déjà. Pourquoi pas un robot augmenté d'extensions humaines ?
Jambes et bras au bout du bras, corps flexibles sur corps rigides,
jusqu'à ce que la machine ne se débarrasse des intrus en les
précipitant dans les dessous comme Don Giovanni dans les flammes de
l'enfer. Droit à disposer d'elle-même !
Hal
et Her [2] ont une voix, mais pas de corps. Ce robot-là est
matériel, massif et sans voix. Mais il respire, dans des
ahanements pneumatiques à chaque prise et dépose d'objets. Avec
rapidité, précision, évitant les obstacles, il démonte la scène,
dresse les planches en immeubles, construit une ville. Les hommes
sont confinés dans le dernier cube, cage exiguë dépourvue d'espace
vital. Ils subissent les mouvements de la machine qui les fait
tournoyer, les asservit, les rend fous. Il ne reparaîtront, la tête
enveloppée de plastique noir, qu'en amoureux à la Magritte.
Déshumanisés.
La
matrice de plastique est installée en rideau, le noir se fait. C'est
la guerre, effrayante : des bruits de tirs, des impacts de balles qui
criblent la bâche. Puis le silence, et des rais qui passent par les
trous, scrutent, aveuglent : une pluie d'étoiles poétique et
inquiétante à la fois. La machine achève son travail : son organe
terminal, redoutable bras armé, découpe une petite porte, ouverture
vers un nouveau monde. Là sont propulsés, hébétés, des êtres à
tête de clones, standardisés, robotisés. Est-ce vraiment ce
monde que nous voulons ?
Aurélien
Bory [3] réussit brillamment, avec le concours de ses deux acteurs
acrobates Olivier Alenda et Olivier Boyer, à poétiser la question
de la relation entre l'homme et la machine, à interroger au théâtre
le scientifique [4], le citoyen. « La machine fait ce
qu'elle veut, c'est elle qui décide », explique cette mère
de famille à ses fils. Non madame, c'est ce troisième homme
(Tristan Baudoin, virtuose) dont on n'apercevait que les pieds,
là-bas dans l'ombre, qui assurait la programmation et la
télémanipulation du robot. La machine reste un objet. C'est
nous qui lui prêtons des intentions, des émotions. C'est peut-être
là le véritable danger.
[1]
Hal, 2001 : l'Odyssée de l'espace - Stanley Kubrick, 1968
[2]
Her - Spike Jonze, 2013.
[3]
Aurélien Bory mettra en scène Le Château de Barbe Bleue et
Le Prisonnier, programmés en ouverture de la saison 2015-2016
du Théâtre du Capitole.
[4]
Éthique de la recherche en robotique .
Rapport n°1 de la CERNA, Commission de réflexion sur l'Éthique
de la Recherche en sciences et technologies du numérique
d'Allistene, novembre 2014.
Photos
© Aglaé Bory, Aurélien Bory
TNT,
6 juin 2015
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