Je
suis un homme de théâtre, je fais du théâtre, et je suis un
visuel. (Puccini) [1]
Le
théâtre n'est pas vraisemblance et bienséance, il est
invraisemblable et malséant. [2]
Sous
des néons blafards, dans une brume glauque, trente-cinq poupons bien
alignés vous considèrent. Bienvenue dans l'empire du jouet fabriqué
à bas coût, où des monceaux de cartons – Innovation
worldwide, The world on time – sont prêts à expédier vers
l'occident. Ici on exploite femmes, hommes, enfants, indifféremment
vêtus de pantalons et vestes de travail, casquettes, masques
hygiéniques – ou bâillons.
L'usine
comme métaphore du totalitarisme, du contrôle des masses par
l'intimidation. On y entre, on n'en sort pas : le nouveau venu doit
se scarifier, son vélo est brûlé. La hiérarchie est en costume
cravate, les militaires sévissent.
Calixto
Bieito montre ce que dit le livret : l'oppression, la violence, les
supplices, les tortures, Ici, on égorge !... on empale !... on
étrangle !... on écorche !... on arrache, on décapite ! –
souvent édulcorés par le cache-sexe de la « couleur locale ».
Des cris, du sang, des larmes. Les femmes sont violentées, la foule
fanatisée.
Formant
les trois têtes d'un Cerbère violent, sadique et obscène, les
militaires Ping, Pang et Pong exécutent les basses besognes : trois
« traîtres » sont entrés dans l'usine, ils seront
étiquetés et molestés par les tre sbirri. Les filles sont
déshabillées et tripotées sans ménagements. Mais tout change
lorsque la tâche est terminée : sur fond de guirlandes de lampions
rouges – le rosse lanterne di festa – dont les mouvements
ascendants et descendants sont à la fois esthétiques et générateurs
de l'étrange impression que la scène elle-même se met à bouger,
ils vont jouer – théâtre dans le théâtre – leur rôle de
masques. Quittant leurs uniformes, ils revêtent robes blanches de
deuil – le bianche lantene di lutto – et cothurnes. Une
femme fantôme est là, spectre de Lo-u-ling, les yeux tuméfiés,
les membres couverts d'ecchymoses, la bouche close par un adhésif
rouge, la culotte montrant les stigmates d'une défloration violente.
C'est elle qui a apporté tout le vestiaire de la comédie, elle la
marionnette qui subit la pantomime triviale.
Tailleur
pantalon strict, chemisier fuchsia et blondeur factice, Turandot
dirige son empire de faux bébés, ceux qu'on ne fait pas avec un
homme. Robot hystérique, elle asservit, ordonne, frappe, répand la
mort, tient en laisse des êtres humains. Mais cette apparence cache
une réalité différente : lorsqu'elle enlève sa perruque, vaincue
par la résolution des énigmes, c'est un crâne chauve qu'elle
découvre, comme ceux des bébés produits à la chaîne. Et elle
pleure, peut-être pour la première fois. Plus tard, une seconde
fois vaincue par le nom introuvable, malgré les lames pour
desserrer les dents et les crocs pour arracher ce nom, elle
cassera sa poupée et bercera une dernière fois ce qu'il en reste,
hébétée de devoir abandonner sa condition de petite fille.
Altoum,
vecchio decrepito, sénile, sale, se traîne en
couches-culottes – encore un faux bébé, l'urne funéraire de
Lo-u-ling serrée contre lui, s'aspergeant de cendres. Il n'est plus
rien dans l'empire de cartons qu'un vieux fou soumis à sa fille, qui
le traite comme un chien et le frappe à coups de ceinture.
La
résolution des énigmes est judicieusement accompagnée de la
libération successive, par le Prince encore inconnu, de trois filles
ligotées, deux descendues des cintres, la troisième traînée au
bout d'une corde par la patronne – un double de Turandot elle-même,
entravée et souffrant dans sa violence et son inhumanité. Par une
autre correspondance, la nouvelle énigme posée par le Prince amène
les sbires à déshabiller violemment la foule et monter un sinistre
tas de vestes tandis qu'une ouvrière habille de bleu les poupons
nus, qui deviendront armes de torture.
La
pertinence et la grande cohérence de la proposition de Calixto
Bieito sont cependant entachées, de manière marginale, de quelques
mystères : si les filles prêtes à consommer – très belles,
demi-nues, provocantes – présentées à Calaf sont logiquement
emballées dans du cellophane, pourquoi Calaf se fait-il à son tour
enrouler de film plastique lorsqu'il est question de lui donner des
richesses ? pourquoi cet homme projeté en fond de scène, qui se
peint progressivement le visage ?
Le
regard fixe, déterminé, impavide, Alfred Kim incarne un Calaf
étranger à la violence, sans sentiments, odieux jusqu'à énoncer
son énigme à l'attention de Liù, comme une ignoble mise en garde.
Brillant jeune Manrico en 2012, il excelle de nouveau avec sa belle
projection, son métal doux, ses aigus sans efforts. Le tant attendu
Nessun dorma, chanté pancarte « Poesia » autour
du cou – Liù ! Poesia ! s'attendrira la foule après avoir
encouragé la torture de la petite esclave... – donne des frissons.
Elisabete
Matos compose une Turandot archétype de l'être autoritaire qui se
construit prétextes et façade pour se couper des humains et des
sentiments. L'hystérie passe dans la voix jusqu'au cri de Lo-u-ling
dans In questa Reggia et la puissance, meurtrière, obère
parfois justesse et beauté du chant.
Eri
Nakamura se fond dans le personnage de Liù avec un naturel
confondant : résolue, solide malgré les outrages et les tortures.
Tenue fermement par les cheveux par le sbire sadique, elle donne un
Signore, ascolta ! ciselé, magnifique de nuances et
d'émotions (on regrettera simplement que des bruits intempestifs de
cartons déchirés pour faire les pancartes « Traîtres »
viennent perturber l'écoute et la concentration). Son face à face
avec la cruauté au pilori du tas de vestes – Si, Principessa,
ascoltami !, avant son suicide avec un bras de poupon arraché,
appellerait des larmes chez le plus endurci.
Les
pères sont magnifiques dans leur déchéance. In Sung Sim est un
très grand Timur, bandeau sanguinolent sur les yeux, déambulations
d'aveugle confondantes et voix bouleversante, qui prend immédiatement
aux tripes. Très exposé, Luca Lombardo chante un solide Altoum tout
en traînant à terre sa décrépitude, une composition remarquable
de justesse.
Le
trio des tortionnaires, Gezim Myshketa (Ping à l'autorité
perverse), Gregory Bonfatti et Paul Kaufmann (Pang, Pong soumis à
leur chef, mais désabusés) est soudé et de haute tenue vocale,
dans des rôles très exigeants scéniquement. Le mandarin de
Dong-Hwang Lee, malgré ses interventions courtes, impose sa présence
vocale et scénique, indiscutable, inquiétante.
Le
travail d'Alfonso Caiani est encore à souligner. Les enfants de la
Maîtrise offrent, sur scène et depuis la coulisse, de délicats Là,
sui monti dell'Est, tandis que le Chœur renforcé excelle en
foule versatile, chantant parfois dans des conditions difficiles, dos
au public ou à plat ventre. Marion Carroué, Argitxu Esain et
Dongjin Ahn sont impeccables dans leurs interventions individuelles.
Stefan Solyom dirige avec attention fosse et plateau, faisant
ressortir les beautés des différents pupitres, malgré une tendance
à l'explosion sonore qui sature parfois la salle.
Fallait-il
donner le finale, cet impossible duo d'amour, après un précipité
qui déroute certains spectateurs ? Celui-ci, donné en version de
concert, sous des lumières qui occultent les visages des deux
solistes devenus fantomatiques, accentue fortement la lourdeur de
l'orchestration et balaie toute émotion. On eût préféré
continuer à pleurer la mort de Liù et l'exécution sommaire de
Timur, rester sur cette expérience d'opéra et de théâtre
sidérante, sans répit pour le spectateur, dans la stupeur et la
fascination.
[1]
In Turandot – L'avant-Scène Opéra n° 220, 2004
[2]
Olivier Py – Les mille et une définitions du théâtre. Le
temps du théâtre, Actes Sud 2013.
Photos
© Patrice Nin
Théâtre
du Capitole, représentations des 23 et 28 juin 2015
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