dimanche 7 février 2016

Les Caprices de Marianne : sous la menace du Vésuve


Colombe sans tache, femme enfermée, missel et amours interdites ; spadassin dans les rues sombres, meurtre de l'un à la place de l'autre. Il me faut ton meilleur vin et ta plus jolie servante. Gilda, Sparafucile, le Duc ? Point. C'est le Vésuve qui gronde ici, et non l'orage.

Car la farce est placée d'emblée sous la menace du volcan qui, mal éteint, fume sa pipe. La perspective vertigineuse des bâtiments va les faire s'écrouler. La fontaine accueille pour carnaval les lazzi des masques et du lapin blanc d'Alice avant de devenir matrice originelle, puis tombeau.



Ma robe est affreuse. Robe grise, rigide, ornée du carcan rappelant l'hermine du mari. Mais change-t-on de vie aussi impunément que l'on change de robe, que l'on change l'image en ce miroir ?



Tibia. Chanter n'est pas un mal, je fredonne moi-même à tout moment.
Claudio. Mais bien chanter est difficile.
Tibia. Difficile pour vous et pour moi, qui, n'ayant pas reçu de voix de la nature, ne l'avons jamais cultivée. Mais voyez comme ces acteurs de théâtre s'en tirent habilement.
Claudio. Ces gens-là passent leur vie sur les planches.
Tibia. Comment croyez-vous qu'on puisse donner par an ?
Claudio. À qui ? à un juge de paix ?
Tibia. Non, à un chanteur. [1]

Le plateau de jeunes chanteurs est malheureusement desservi par la baguette de Claude Schnitzler qui, si elle donne de belles couleurs à l'orchestre, n'entend pas que, trop souvent, les voix sont couvertes. Si Aurélie Fargues (Marianne) bataille avec quelques aigus, si Xin Wang a du mal à passer pour un aubergiste napolitain, si Norman D. Patzke est un juge un peu en retrait, le Tibia de Carl Ghazarossian, mauvais garçon en blouson pervenche, le Cœlio de François Rougier, à la fois Werther et Christian, l'Octave gentiment déluré de Marc Scoffoni et l'immense, l'hénaurme duègne porte-respect de Julien Bréan s'en tirent habilement. Et le beau mezzo de Julie Robard-Gendre (Hermia) souligne le tragique du duo mère-fils, mère en deuil et fils-fœtus.

Je ne vous aime pas, Marianne.
C'était Cœlio qui vous aimait !
Cortège funèbre de parapluies déchiquetés par l'irruption de la vérité.

[1] Musset – Les Caprices de Marianne, I,3

Photos © Alain Julien

Théâtre du Capitole, 31 janvier 2016

dimanche 31 janvier 2016

Joueurs de Farces : Vesti la giubba


Vesti la giubba,
e la faccia infarina.
La gente paga, e rider vuole qua. [1]

Merde ! Voilà une entrée en matière, si l'on ose dire, qui donne le ton. Les tons. Gros mot mais aussi porte-bonheur de l'artiste entrant en scène. Je prends.


La Farce de Frère Guillebert n'est qu'un prétexte, un contexte. Francis Azéma fait son théâtre en parlant du théâtre. Sur le tréteau étroit, le XVIIe siècle s'entrelace au XXIe siècle et le joueur Sans-Soucis dit soucis d'hier et d'aujourd'hui, regrets, jalousies, difficultés et rancœurs. Sous la farine qui fait masque, sous la veste qui fait autre, on moque et on pique comme le faisait un certain Lomière, ou Roguière peut-être, avec faux dévots et grands seigneurs méchants hommes. Car il faut plaire aux bailleurs de fonds ; se mettre à portée d'un public qui ne comprend plus rien ; expliquer le latin à ceux qui ne l'auront plus appris. Et puis se former à être joueur, peut-être, même ! avec un professeur. Auto-dérision...




Et Paris ! Y être ou ne pas y être. Ce joueur qui va et qui vient – un intermittent ! - et choisit de quitter ses camarades provinciaux pour la troupe qui joue devant le roi, ne serait ce pas le jeune élève devenu l'an passé pensionnaire de la Comédie-Française ? Fais ce que tu veux, tu es libre. Fierté du prof mêlée d'un pincement au cœur.
Là-bas, à la capitale, il y a des salles riches, des décors, des machines. De celles qui font apparaître et disparaître la lune et ses sélénites blancs. Mais cette lune et ces petits bonshommes qui en tombent, et pas métaphoriquement ! sont ceux du décorateur, pas ceux du spectateur... Pourquoi, pour qui donne-t-on le théâtre ?




Les gens ont payé, il faut les faire rire. Ce n'est pas tant la Farce elle-même, farce bien grasse d'un délicieux sandwich, qui fait rire, que la façon dont le trio des joueurs s'en réjouit. Les paillasses enfarinés en rajoutent, oublient le personnage pour commenter texte et jeu, improvisent. Le moine paillard de Francis Azéma, le vieillard de Denis Rey, la femme insatisfaite de Corinne Mariotto et la magistrale commère masquée donnent une leçon de théâtre. Théâtre dans le théâtre, public dans le public, celui de la salle devient par une simple rotation du tréteau celui de cette foire, attiré par la harangue.



Mais à la fin il faut toujours enlever les masques, ranger les costumes, plier le rideau. Revenir à la vraie vie, celle dont, peut-être parle le théâtre. D'ailleurs il pleut.

[1] R. Leoncavallo – Pagliacci, acte 1

Photos © Justine Ducat, théâtre du Pavé

Théâtre du Pavé, 23 janvier 2016

vendredi 1 janvier 2016

La Damnation de Faust : dans les abîmes de Mars


Nous sommes un jour avant de quitter la planète Terre.

Qui est le Faust de notre temps ?
Pourquoi Stephen Hawking serait-il le Faust du XXIe siècle ? Quel pacte aurait-il conclu ? Y aurait-il donc un diable transhumaniste derrière les deux lettres ouvertes mettant en garde contre l'Intelligence Artificielle non contrôlée et les armes autonomes, qu'il signa librement [1] ? D'ailleurs le Méphisto en blouse blanche, suivi de sa cour d'étudiants, semble bien être un scientifique fou – science sans conscience... Nous autres scientifiques avons repris le pouvoir dans la quête du savoir.
Donc Faust est Stephen Hawking et réciproquement, l'un cloué dans son fauteuil roulant (le danseur Dominique Mercy, fascinant), l'autre chantant son mal-être romantique. Et Alvis Hermanis de se prendre dramatiquement les pieds dans la légende.

Les chorégraphies, systématiquement plaquées sur les parties orchestrales, sont laides, ennuyeuses, redondantes (les rats en cage sur fond de vidéo de rats pendant la chanson du rat...), souvent brouillonnes, et tiennent plus de la réclame pour sous-vêtements bas de gamme. Seule l'allusion aux Wilis (jeunes esprits), tutus longs et petites ailes revêtus par dessus culottes et soutiens-gorge, a quelque sens. Mais le rover Curiosity s'affaire lentement sur Mars et son alter ego de pacotille traverse la scène – était-ce bien nécessaire ?
Les vidéos – baleines (Autrefois un roi de Thulé), fourmis (les fils du Danube ?), volcans, coquelicots, galaxies (la nuit sans étoiles ?), fécondation (ballet des follets), quasiment toutes empruntées ailleurs, au mieux n'apportent rien. Et pourquoi le visage des protagonistes pendant le duo d'amour ? À moi Vortex, Giaour ! Et la fusée décolle (avec force vortex). Quand je vais au théâtre, je ne suis pas devant une télé... [2]

Passent Adam et Ève statufiés au jardin d'Éden, sous verre, le ridicule s'habillant de sous-vêtements chair. Landerira !
Avec son masque médical, Méphisto anesthésie Faust. Voici des roses... Émergeant de couples vautrés par terre, Marguerite apparaît en hideuse robe verte à carreaux. Céleste image ?
Notre avenir ne peut se limiter à la Terre. Préparation à Mars One (quoi, sans signer de pacte ?), Faust refuse d'aller dans la centrifugeuse, c'est Hawking qui s'y colle. Le diable se marre.

Jonas Kaufmann, qui déambule avec ennui, attendant vainement une réaction de Hawking-Faust, est vocalement impérial. Manifestement gêné par les lunettes de son double, il se libère totalement lorsqu'il les ôte. Et c'est alors une Invocation à la nature sublime, charnelle, éruptive (mais les volcans en éruption sont de trop).


Sophie Koch, la silhouette enlaidie, alourdie par les robes vertes sorties directement de la friperie du coin, porte une alliance. La sienne, qu'elle aurait oubliée ? Celle de Marguerite (serait-elle mariée, mais à qui ?) Mal à l'aise dans ses aigus, mal à l'aise dans sa « chambre » - cage avec danseurs à demi nus à l'étage, elle retrouve son personnage lorsqu'elle confie son D'Amour l'ardente flamme à Stephen Hawking, totalement indifférent dans son fauteuil – sur fond de brins d'herbe en rosée, les escargots ridiculement érotiques ayant été remisés au vivarium.



Le diable, lui, s'amuse. Œil gourmand, mimiques entendues, sourires vainqueurs, Bryn Terfel endosse blouse blanche et costume de chercheur fou avec jubilation. Cependant, çà et là, la voix accuse un vibrato gênant et des aigus en limite de justesse.

Les chœurs des villageois, les chœurs de Pâques, eux aussi mal fagotés, sont inintelligibles. Les différents groupes d'étudiants en blouse blanche sont totalement décalés – fort heureusement, Edwin Crossley Mercer fait un formidable Brander scéniquement et vocalement. On retrouve l'ensemble, étrangement, lorsque chacun revêt l'uniforme, avec un sabir des enfers parfaitement compréhensible, l'apothéose de Marguerite souffrant de nouveau, en revanche, de nettes bavures (Ssssseigneur).

Donc chacun de signer son contrat pour un voyage sans retour vers Mars, de troquer ses vêtements (laids) de Terre pour la combinaison spatiale (étiquetée de son vrai nom terrestre).
La signature du pacte est donc l'engagement dans la mission Mars One. L'enfer, c'est Mars. Pourquoi pas ? Mais alors, que diable va faire Marguerite dans cette fusée ? Quel enfer Faust voit-il dans son casque de réalité virtuelle ? Que signifie cette apothéose usurpée par Hawking qui, libéré de son fauteuil, est longuement rééduqué par une armée de kinésithérapeutes ? Viens, Marguerite ! Point de Marguerite, mais un pauvre diable handicapé balloté dans tous les sens au gré de l'apesanteur. Faust (le vrai), subitement ressuscité, a fui en coulisses sur le fauteuil roulant, serrant sur lui la robe à carreaux de Marguerite. Le handicap, véritable enfer sur terre ?


[1] Research Priorities for Robust and Beneficial Artificial Intelligence: an Open Letter. Janv. 2015
Autonomous Weapons: an Open Letter from AI & Robotics Researchers. Juil. 2015
[2] Olivier Py, bord de scène à la suite de la représentation d'Orlando ou l'impatience, Théâtre de la Ville, Paris 12 avril 2015

Photos © Opéra national de Paris

Retransmission en direct de l'Opéra Bastille, UGC Toulouse, 17 décembre 2015

dimanche 6 décembre 2015

Rigoletto : le roi s'ennuie

Le roi ne s'amuse pas. Drapés dans leurs riches manteaux, les courtisans s'ennuient, bien coiffés de leurs mêmes cheveux. Et chaque soliste de chanter à l'avant-scène ce qu'il doit dire à son partenaire. Un beau récital en beaux costumes.


Sous la poussière, l'incohérence. Gilda et Rigoletto, coincés à cour au pied de l'escalier de leur maison, font bien attention à ne point dépasser les limites du carrelage, cependant que le duc, faisant fi de la porte et de la physique, joue allègrement les passe-murailles. L'échelle est posée par les courtisans contre un mur aveugle et Gilda, apparemment inerte, est emmenée par l'escalier, avant de se réveiller en coulisses. Chez Sparafucile, on devise en terrasse ou sur le banc de pierre alors que l'orage fait rage. Deux portes à la masure, l'une bien visible, l'autre non, mais Maddalena vient chercher Gilda dans la cour, comme si un rendez-vous avait été convenu. Entre-temps, le duc s'était endormi debout, terrassé par les femmes versatiles – ou peut-être drogué par l'odeur trompeuse de ce mouchoir qu'il pressait contre son nez et qu'il croyait être celui de Gilda ; Ce n'est pas le sien avait affirmé Rigoletto. Encore un mauvais coup de Iago.

Parmi les courtisans solistes, tous excellents, on retrouve avec bonheur le beau baryton de Dong-Hwan Lee, qui passe des énoncés du Mandarin de Turandot aux malédictions de Monterone. La Maddelena de Maria Kataeva a le relevé de jupons bien sage mais ne travestit pas inutilement ses graves. Et mieux vaut écouter que regarder Serguey Artamonov, Sparafucile à belle voix qui a oublié d'être un sicaire.


Il n'y a guère que dans son dialogue muet avec Giovanna que le duc-écolier, alors boudiné dans un costume manifestement trop petit pour lui, s'amuse à jouer. Le reste du temps, c'est face public, la main sur le cœur et les yeux rivés au chef, que Saimir Pirgu propose un beau chant, affirmant des aigus que l'on aurait pu craindre fragiles.

Gilda – étrangement habillée chez elle comme une dame de cour – trouve chez Nino Machaidze beauté et détermination. La voix charnue, pulpeuse, corsée, et qui ne cherche pas la performance des aigus ajoutés, font du personnage une femme mûre, inflexible dans son amour fou.

Ludovic Tézier ne s'expose pas au jeu du bouffon. À peine bossu, sans claudication, presque impassible. Point non plus de personnage à double face : Rigoletto ne change ni de rôle ni de costume. Mais quelle expressivité, quelle longueur de souffle, quelle rondeur, quelle émotion dans le seul chant, dépouillé de tout artifice.


Et il aurait fallu que Daniel Oren eût été sur scène, avec ses mimiques, ses hochements de tête, ses impressionnants moulinets de bras, son immense corps de fou sensible. Donnant à l'orchestre de subtiles couleurs, articulant avec ses solistes, c'est incontestablement le grand acteur de la soirée.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 29 novembre 2015

samedi 17 octobre 2015

Le Prisonnier – Le Château de Barbe-Bleue : dans le labyrinthe des illusions


Les flammes du bûcher montent, traits noirs implacables, effrayants. La Mère, comme une autre Azucena, pousse son cri. Rêve prémonitoire ou ressassement du supplice du fils : mère et fils ne se regardent pas, ne se voient pas.

Vincent Fortemps projette les images mentales du prisonnier, délires d'encres noires, de dessins incertains, d'éclairages vacillants. Hallucinations du condamné déjà agonisant ? Des ombres apparaissent et disparaissent, se fondent dans les tracés. Dans le dédale de souterrains voûtés, lugubres, le prisonnier déambule dans son cauchemar, ballotté par des forces invisibles qui le déséquilibrent, guidé par des lucioles fantomatiques, par des mirages de fenêtres et de portes.



Le geôlier, vêtu de noir comme le maître de bunraku, manipule le prisonnier qui n'est plus qu'une marionnette de chiffons blancs. « Fratello », lui dit-il en montrant que sa bure noire cache aussi un habit blanc. Faux-frère !

Un gros trait, appuyé, noir, ascendant, devient grand cèdre. Le parfum des cèdres... La liberté... Mais le tronc lugubre, trompeur, se dédouble, oscille entre noir et blanc sous les éclairs de lumière, engendrant le spectre du geôlier inquisiteur. Au bout de l'espoir, le bûcher. La libertà ?

Au théâtre on fait croire à des batailles, à des tortures, à des errances dans des souterrains lugubres. Les ombres, les silhouettes ? Des figurants avec drapeaux et fausses tenailles. Les apparitions et disparitions ? Des tulles levés et descendus par les porteuses maintenant par terre. Illusions, désillusions.

Messieurs, Mesdames. La pièce finie, je vous en supplie, Si elle a plu, applaudissez. Enjambant les porteuses toujours à terre, le barde annonce qu'il va de nouveau y avoir théâtre, histoire, conte. Une autre illusion.

Devant Judith s'érige lentement le monolithe de 2001 l'Odyssée de l'espace, qui deviendra la septième porte. Sa robe s'accroche à un clou. Avertissement.

Le château apparaît comme une forteresse d'arches successives, imprenables, un labyrinthe de couloirs gris en deux dimensions. Mais l'ouverture des portes révèle la troisième dimension, le mouvement, l'effeuillage de l'âme. Portes toutes reliées ensemble qui se ferment quand d'autres s'ouvrent. Tel le robot de Sans objet, la structure change de forme, se fait livre dont les pages se tournent, se fait mur entre Judith et Barbe-Bleue. Les clés exigées sont les lampes lucioles inquiétantes du Prisonnier ; elles ouvrent les portes sur les couleurs des didascalies (magnifiques lumières d'Arno Veyrat), aussitôt rougies d'un voile de sang. Mais la sixième porte est autre : immatérielle, étrange, découvrant des formes mouvantes, neurones et synapses baignant dans le cerveau en larmes.





As-tu aimé d'autres femmes ? La question de trop. Le monolithe de la septième porte ne se laisse pas conquérir, il vous happe. Judith doit revêtir sur sa robe blanche la fraise et le manteau noirs de Barbe-Bleue, comme l'ont fait avant elle les trois autres femmes. Elle devient elle aussi fantôme errant, Barbe-Bleue-isée.





Certes les personnages sont souvent statiques, mais ce sont leurs états d'âme qu'Aurélien Bory montre dans les décors mouvants, les lumières hésitantes ou fulgurantes, l'hermétisme des images.

Particulièrement attentif aux équilibres, Tito Ceccherini magnifie les partitions. On frissonne à la beauté des soli instrumentaux, à la perversion effrayante des chants religieux du chœur invisible, dont l'amplification au premier intermezzo fait ressentir physiquement l'égarement du prisonnier – Que Tes prêtres appliquent la justice.
Tanja Ariane Baumgartner, d'abord Mère émouvante, devient une Judith déterminée face à au Barbe-Bleue de Bálint Szabó qui semble résigné, fragile, comme navré qu'encore une fois « elle » veuille savoir. En geôlier-inquisiteur à double bure, Gilles Ragon suggère le double sens avec ses Fratello ambigus, sans parvenir toutefois à effrayer. Et la présence hallucinée, les yeux brillants d'espoir torturé, la diction habitée du prisonnier de Levent Bakirci, magnifique baryton pieds nus en loques blanches, forment l'image forte d'une soirée fascinante.



Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 9 octobre 2015

dimanche 27 septembre 2015

Marguerite : l'illusion tragique


Quel est ce majordome à la fois attentionné et inquiétant, ce régisseur qui veille à la qualité des chaussures, à la distribution des bouchons d'oreilles, au fonctionnement des voitures, et à l'occasion pratique le chantage ? Quelque diable manipulateur qui habite les dessous, chambre noire où il révèle des photographies de scène fausses et ridicules prises au feu infernal du magnésium. Quelque ange de la mort qui arrange les brassées de fleurs comme sur autant de tombes, brûle les accessoires et prendra la dernière image.

Le public n'est pas cette assemblée de petits bonshommes naïvement dessinés et souriant béatement. Les hommes en frac du cercle de bienfaisance viennent applaudir hypocritement ce qu'ils n'ont pas entendu. Les autres font semblant. Marguerite est riche. Très riche. Marguerite est malheureuse. Mari absent, mari ailleurs. Marguerite est seule. En tête à tête avec un masque trompeur de Commedia dell' arte. Alors Marguerite chante. Faux. Alors Marguerite pose. En Brünnhilde, en Salomé, en Carmen. Marguerite veut exister, être aimée. Parmi les bibelots et les animaux empaillés, dans un monde de mensonge et d'hypocrisie, elle est vraie dans son chant faux que seul approuve le paon Caruso.

Le jeune dandy dada qui se prend déjà pour Dali avec son faux accent espagnol adore ! C'est qu'elle est aussi un peu dada Marguerite, qui ne mange que du blanc et se demande pourquoi on ne jetterait pas des œuvres d'art sur les tomates.

Personne n'ose lui dire la vérité. Même ce ténor finissant, qui se fait invectiver chaque soir dans la coulisse par la Nedda qu'il vient de tuer sur scène, et qui va devenir son professeur. C'est qu'Atos Pezzini a une cour interlope à entretenir, gigolo parasite, cartomancienne à barbe et pianiste sourd. L'argent n'a pas à sonner juste. Et Marguerite veut monter sur une vraie scène, devant un vrai public, se montrer, reconquérir son mari. Car l'étole rouge de la maîtresse est le sang qui coule de sa blessure. Addio, del passato bei sogni ridenti. Mais d'exercices de respiration en gymnastique lascive, le faux reste faux et les morceaux du récital sont biffés l'un après l'autre.

La vie on la rêve ou on l'accomplit. Reste Casta diva. La salle est pleine, le mari est là. Marguerite, des ailes d'Icare dans le dos, chante. Faux. Le public est hilare. Mais à un moment cela devient sublime. Marguerite se consume entièrement dans ces quelques notes justes qui précipitent sa chute.

Voilà que Marguerite va rejoindre dans leur folie les Ophélie, les Lucia, les Lady Macbeth, délirant en chemise de nuit à propos d'engagements fantasmés. Et c'est un docteur Miracle qui va la faire chanter, l'enregistrer, lui faire écouter cette vérité qui va jaillir du pavillon du phonographe.
Le mari se précipitera dans les couloirs de l'hôpital. Mimi ! Butterfly ! Marguerite ! Mais il est toujours trop tard lorsque le ténor volage crie le nom. Le diable photographe a saisi le finale.


dimanche 19 juillet 2015

Alceste : le masque de la mort noire


Sur la scène du Palais Garnier se dessine le Palais Garnier, surgissant du geste virtuose de cinq dessinateurs – effaceurs. Des tableaux noirs, de la craie, des balais éponges : le décor, arbres, flots, navire, ville, se crée et se défait, palimpseste sans cesse réécrit. Que restera-t-il du spectacle ? Un rideau esquissé et aussitôt effacé. Rien.



Olivier Py et son complice Pierre-André Weitz proposent une vanité en noir et blanc, ancrée sobrement sur leurs traditionnels leitmotive : les escaliers en mouvement, la table de maquillage, les néons, le petit lit blanc, les aphorismes. En robe noire, la mort, spectre androgyne sans visage, les bras prêts à embrasser, virevolte, s'interpose, nargue, offre le poison et le couteau. En contrepoint du noir épouvantable [1], les enfants royaux – incarnés par deux jeunes gens en tee-shirts blancs – se font des chapeaux avec les journaux qui annoncent les mauvaises nouvelles, jouent au ballon, courent, se cachent.

Désespoir politique. Le chœur en deuil se lamente de la mort annoncée de son roi, qui gît sur un lit d'hôpital. L'oracle médecin en blouse blanche et stéthoscope tente un massage cardiaque pour remédier à un électrocardiogramme follement tracé. Mais c'est l'Apollon de craie de Garnier qui lui dicte l'ordonnance. Ἀνάγκη, le nécessaire sacrifice d'autrui. C'est Alceste qui donnera son cœur pour sauver son époux.





Seule la musique sauve. Sur fond de bacchanale où les corps se rapprochent, de danse sensuelle à fleur de peau, Admète et Alceste, le désormais vivant et la presque morte, se parlent sans se comprendre, se cherchent sans se trouver, montant et descendant ces escaliers noirs où la mort partout s'interpose.




Et ce sera la spectaculaire catabase dans la fosse vidée de ses musiciens et devenue Enfers, ces horribles lieux, enfumés, hantés de spectres effrayants à têtes de mort. À cour, Pierre-André Weitz dessine un squelette hideux et hilare, les bras ouverts, sur son destrier.





Véronique Gens se donne corps, âme et voix dans une bouleversante incarnation d'Alceste, figure tragique, forte et déterminée. L'interpellation des Divinités du Styx est un sommet d'autorité et de grandeur. Stanislas de Barbeyrac oppose sa blondeur juvénile et son chant lumineux à la mort qui rôde. Passant de la soutane austère et du missel au frac et au haut-de-forme, du visage fermé au sourire aguicheur, Stéphane Degout est un Grand Prêtre impressionnant puis un Hercule facétieux. Superbe quatuor des coryphées, avec mention spéciale à Chiara Skerath. François Lis est légèrement en retrait en oracle médecin. La diction de tous est exemplaire, ce qui dispense de coups d'œil fastidieux au surtitrage. Marc Minkowski dirige d'en bas, d'en haut, devant, derrière et sur le côté, accompagnant avec attention musiciens, chœur et solistes.


Franck Ferrari devait être cet Hercule prestidigitateur dont le haut-de-forme recèle paillettes et tourterelle, et qui a de petits arrangements avec les Enfers. Lui qui devait écrire cet ultime intertitre sur tableau noir : La mort n'existe pas. Palimpseste de l'artiste lui-même qui résonne étrangement dans la proposition d'Olivier Py : un comédien quitte la scène, un autre reprend le rôle – Le temps te consolera ; un mort n'est rien [2]. Si, la mort existe, Hercule ex machina n'est qu'un illusionniste : ce n'est que le fantôme d'Alceste qui reparaît, voilé de noir. Admète renoncera à lever ce voile.

[1] Martine Kaufmann – Les larmes d'Alceste. In Alceste, programme de salle de l'Opéra de Paris, 2015.
[2] Euripide – Alceste. In Alceste, programme de salle de l'Opéra de Paris, 2015.

Photos © Julien Benhamou / Opéra National de Paris

Palais Garnier, 7 juillet 2015