mercredi 25 mai 2016

L'Italienne à Alger : quoi, pas de turbans, pas de plumes ?


Toutes les mesures de sécurité ont été prises : sorties de secours bien indiquées, extincteur bien en vue. Mais encore une fois, mélomanes et drammophiles [1] se déchirent.

Quoi ? Pas de turbans, pas de plumes ? Quoi ? De la fesse, du sexe, des fouets ?
Le Scarpia de Luc Bondy avait fait scandale en 2009 entre autres parce que trois prostituées lui procuraient des soins particuliers en son salon [2]. Mais personne ne s'est jamais offusqué que le même Scarpia soit sauvagement assassiné sur scène, comme Carmen, comme tant d'autres. Étrange hiérarchie des valeurs que celle de l'opéra : la mort plus acceptable que le corps.


Qui sont donc aujourd'hui ces esclaves au service des puissants ? Des corps formatés, interchangeables, payés par de l'argent sale. Alors oui, Laura Scozzi montre cela, explicitement, peut-être trop explicitement : certains ne retiendront que ça. Un autre choix eût été de remplacer les filles par des robots : en 2048 (pourquoi 2048 : deux cents ans après l'abolition de l'esclavage en France et dans ses colonies ?), il y a fort à parier que les esclaves sexuels seront des machines [3]...

Donc Mustafà est un puissant bien de notre époque, s'ennuyant dans le luxe d'une grande villa en bord de mer, avec baignoire en or, tableaux surréalistes, hommes de main, personnel de maison et filles à tout faire. L'astucieuse tournette fait passer de la chambre au salon, de la salle de bain à la cuisine, du lit rond aux lits superposés. Un lampadaire entre et sort régulièrement. Elvira est blonde, Zulma discrètement voilée, Haly arbore ruban vert et lunettes noires, Lindoro manie pince coupe-tubes et sécateur.

Que les italiens soient des migrants en quête de travail, au fond, importe peu. Ils débarquent là, et leurs passeports sont confisqués. Le tempérament d'Isabella est immédiatement croqué : sbires ou compagnons d'infortune, les hommes sont des pigeons auxquels elle jette des ricciarelli... Le ridicule « oncle » Taddeo, en pyjama rayé, lunettes de myope, sac banane et tisane veut-il la reconquérir ? Elle le dédaigne, le nez dans Psychologies Magazine, en buvant sec. Et elle sait comment s'y prendre pour dompter les hommes, et enseigner sa manière à ses semblables. D'abord la toilette, qui parle clair à qui sait l'entendre. Elle l'aura choisie avec soin, sur défilé – et le couturier à dégaine de couturier n'en mène pas large ! Non, pas ce porte-jarretelles voilé d'un noir angoissant... ce sera Catwoman. Féminisme, indépendance, désir de vengeance, ce n'est évidemment pas un hasard. Le puissant se laisse fouetter, se laisse faire, pigeon à son tour. Uno stupido, uno stolto diventato è Mustafà.


Le titre de Kaïmakan ? Le ruban vert est épinglé vite fait bien fait, comme on remet un ruban bleu ou rouge... à presque n'importe qui. Mais les passeports sont toujours dans le coffre. Alors Mustafà sera drogué aux sédatifs – largement au-delà de la dose prescrite – comment imaginer autrement qu'il accepte le titre ridicule de Pappatacci ? Discours à la tribune, mascarade de cérémonie avec partisans uniformément affublés de traits botoxés... Et le puissant sera dépouillé, bijoux, Rolex, vaisselle, plomberie en or, vélo d'appartement et lampadaire baladeur. Les filles, auparavant, lui auront balancé son fric à la... figure.

Certes quelques lourdeurs entachent çà et là ce regard acéré et pertinent : une accumulation de symboles phalliques fait tomber le buffa dans la farce bas de gamme ; et le « couple » hors propos, malgré un comique de surenchère à la Tex Avery, fait, dès la projection à l'ouverture, beaucoup de « bruit »... pour rien.

Antonio Fogliani accompagne scrupuleusement le plateau, en particulier dans les difficiles ensembles, même si l'orchestre sonne un peu fort au premier acte. Les interventions des artistes du chœur, dont les mouvements et le jeu sont admirablement réglés, sont pure jubilation. La distribution des solistes est dominée par l'abattage de Marianna Pizzolato, formidable Isabella qui fait savoir qui elle est, et mène son monde et ses ornementations par le bout du nez. Pietro Spagnoli, Mustafà blasé, idiot puis drogué magnifique, rivalise de virtuosité avec le Lindoro aérien de Maxim Mironov et le Taddeo, très affirmé dans sa gaucherie, de Joan Martín-Royo. Gan-ya Ben-gur Akselrod est une Elvira un peu effacée, cependant que les voix chaleureuses et rondes de Victoria Yarovaya et d'Aimery Lefèvre donnent corps aux rôles moins exposés de Zulma et de Haly.

Aux saluts, toute la distribution est acclamée, les filles sont huées. Maudits corps...

[1] Pierre Michot. Mélomane et Drammophile – Dialogue. In Opéra et mise en scène, L'avant-Scène Opéra n°241, nov-déc. 2007
[2] Renaud Machart. L'exemplaire "Tosca" de Luc Bondy, soirée d'opéra parfaite, huée à New York. Le Monde, 23 sept. 2009
[3] Rose Eveleth. The truth about sex robots. bbc.com, 9 Feb. 2016

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 22 mai 2016

lundi 25 avril 2016

Les Noces de Figaro : mariage heureux !


La trompette ajuste sa cravate bleue, le lit est bien démonté à l'avant-scène, Attilio Cremonesi a revêtu un sourire éclatant. C'est un heureux mariage qui se prépare.


Figaro ne choit pas alors qu'il mesure son lit avec ses pieds en équilibre sur le bord du sommier. Mais chez le Comte, les cloisons fragiles ont tendance à s'enfuir lorsque claquent les portes. Chute des géants, chute des puissants.
Objets inanimés... C'est à sa psyché que le Comte confie ses doutes, embrassant son double, son âme ; c'est à son alliance que Figaro se plaint des femmes ; c'est sous un jupon que se dissimule le coureur de jupons. Les clés font du bruit dans les serrures. Et il s'en faut de peu que la caisse à outils ne prenne vie et propose enclume, canon ou drone pour défoncer le cabinet.
Marco Arturo Marelli fait crépiter le buffa, anime les entractes, franchit avec humour rideau et quatrième mur. Mais habille les jeunes filles de noir.

Si la fosse, surélevée, couvre quelque peu les voix au 1er acte, l'équilibre revient vite. Le chef articule, respire, ne dissimule pas son plaisir. Au continuo, Robert Gonella et Christopher Waltham soulignent finement le propos. Le plateau, très homogène, s'amuse dans la complicité.



Les dames sont magnifiques : à la pétillante Susanna d'Anett Fritsch répond la jeunesse mélancolique puis pleine d'autorité de la Comtesse de Nadine Koutcher, qui donne son Porgi, amor allongée sur son lit qu'elle ne partage plus qu'avec ses livres. Elisandra Melián (Barbarina) fait l'ingénue sauf par sa voix, tandis que Jeannette Fisher, après avoir taquiné le continuo dans Così, entreprend désormais les spectateurs du parterre, dans une incarnation facétieuse de Marcellina.



Chez les messieurs et « messieurs », le Cherubino d'Ingeborg Gillebo est un peu plat vocalement mais, longs cheveux blonds au vent, virevoltant comme il se doit. Dario Solari semble un peu effacé en Figaro en début d'ouvrage mais retrouve rapidement une fougue solaire. Gregory Bonfatti, en Basilio mielleux ayant par ailleurs le privilège d'annoncer le Così fan tutte le belle / non c'è alcuna novità, n'est pas loin d'un de Funès. Bartolo luxueux de Dimitry Ivashchenko. Et avec sa haute stature, le Comte de Lucas Meachem en impose, parfois un peu trop dans le forte, sauf lorsqu'il s'empêtre dans les manches son costume. Les artistes du chœur, en petit effectif, s'en donnent à cœur joie.


La Folle journée s'achève dans un labyrinthe de faux bosquets, dans un jardin très faux, par une nuit très fausse. Un décor pour faux-semblants. Car enfin, si tout se résout et se pardonne ce soir, qu'en sera-t-il demain ? D'où, peut-être, les robes noires des jeunes filles.

Photos © David Herrero

Théâtre du Capitole, 17 avril 2016

samedi 27 février 2016

Les Fêtes vénitiennes : splendeurs et splendeur


Il y a d'abord les mains, immenses, fascinantes, de William Christie, qui empoignent l'orchestre. Qui feront jouer et chanter les artistes florissants, souffler la tempête, danser les musettes. Il y aura les chorégraphies justes, inventives, drôles, d'Ed Wubbe et le visible plaisir des danseurs, en rouge, en travestis, en masques, en gondoles, en moutons. Et les papillons de Rachel Redmond, l'autorité de François Lis, les impeccables facéties de Cyril Auvity et Marcel Beekman... une véritable troupe de solistes, cohérente, superbe.

La place Saint-Marc grouille de touristes, anoraks, sacs à dos, valises, plans retournés dans tous les sens, téléphones. Le joyeux bazar, la foule d'aujourd'hui, composite, l'une des signatures de Robert Carsen [1]. Oxymore en forme de monstre grotesque, le gigantesque carnaval impose son ordre rouge en distribuant les heureux déguisements. La véritable folie peut commencer.



Le rouge et le rouge, le rouge et le noir. Quand les robes ne sont point sages et dévoilent haut les jambes, la nonne Raison ne sait où donner du missel. Mais moine qui rit et moine qui pleure ne se détournent pas de cette orgie qu'ils sauraient voir.

À Venise, danse et musique se battent en duel à coups d'entrechats et de vocalises tandis que les amantes éconduites croisent l'éventail. Tel le Don Giovanni de Losey, le séducteur arrive en gondole entouré de sa cour de masques et de dominos ; les lanternes glissent, mystérieusement, sur le canal de fumée. À la fenêtre, une ombre blanche dédaigne la sérénade. 



Malheureux en amour, heureux au jeu ? Roue de la Fortune et filles tables à dés font voler les billets comme autant de billets doux. Ou l'inverse.



Robert est avant tout, comme moi, un homme de spectacle au sens global [2].
Et un homme qui aime mettre en scène le théâtre lui-même. Pour l'opéra, on apporte tables de maquillage et costumes de scène, trou du souffleur et feux de la rampe. Le réel est rouge, le théâtre est blanc : blancs les bergers, blancs les moutons en redingotes, qui bêlent joyeusement en jouant... à saute-mouton.

Seul le vent peut voler dans les airs et ravir les jeunes filles. Et c'est en vain, malgré moult gestes emphatiques, qu'on appelle Jupiter. Qui peut de ce spectacle interrompre le cours ? / Jupiter doit descendre, / Et me rendre / L'objet de mes amours. Rien. Le chef des dieux a dû quitté les cintres pour être remisé au placard. Rassemblons donc des mortels.

Éconduite, la redingote rouge se retrouve seule au milieu des mortels de la place Saint-Marc, qui émergent de leurs rêves et de leurs déguisements. La place se vide, seuls restent des détritus. Dépitée, la redingote rouge jette le tricorne.
Les Fêtes sont, hélas, finies.

[1] Alain Perroux. Petit précis de grammaire carsénienne. In Opéra et Mise en scène – Robert Carsen, L'avant Scène Opéra n° 269, 2012

[2] William Christie. Témoignage. In Opéra et Mise en scène – Robert Carsen, L'avant Scène Opéra n° 269, 2012

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 23 février 2016

dimanche 21 février 2016

Il Trovatore : le comte et la gitane


Ce sera Hui He ce soir. Murmure de déception dans la salle de cinéma, qui attendait Netrebko. Comme si on avait oublié la magnifique Butterfly de la Halle en 2012. À Paris quelques malotrus, confortablement assis, courageusement tapis dans le noir de Bastille, lanceront des insultes. Est-ce vraiment aider et respecter une artiste qui remplace, s'expose, se jette dans l'arène ?



C'est la guerre, peut-être la Grande guerre avec ses capotes et tranchées. Peut-être pas. Une guerre symbole de toutes les guerres. La guerre qui sous-tend Le Trouvère. Morts, blessés, déplacés. Champ de croix, champ de ruines, exécutions sommaires. Le délire de la gitane est hanté de fantômes sans visages, étranges et effrayantes apparitions dont les masques à gaz font le rictus.

Alex Ollé et Alfons Flores, par le truchement d'astucieux monolithes noirs qui s'élèvent ou s'enfoncent, passent sans précipités d'un lieu à l'autre, de l'intérieur à l'extérieur, de l'action aux illusions. Du vert glauque, du rouge sang (fascinantes lumières d'Urs Schönebaum) vient s'accrocher sur une face, souligner une arrête. C'est le décor qui vit dans cet univers de mort. L'esquisse et la fluidité font l'efficacité, la beauté.

Pourquoi donc, alors, avoir laissé la vraie vie sur le plateau ? Mis ce rideau-miroir en fond de scène où se reflètent, tels des intrus, chef et spectateurs ? Avoir transformé le plateau en parcours d'obstacles – il faut éviter trous, marches et filins ? Les artistes semblent d'abord regarder où ils mettent les pieds et déambulent sans but entre deux pièges.






Il y a plus de nuances dans le noir que dans le blanc [1]. C'est un splendide Comte de Luna qu'incarne Ludovic Tézier alliant phrasé, diction, longueur du souffle, à un visage qui conjugue l'amour fou, la jalousie, la violence contenue. Dans le cloître, tout se tait pour une tempesta del mio cor dont la dernière syllabe, suspendue, semble ne jamais s'achever.



Regards provocateurs, postures de défi, l'Azucena d'Ekaterina Semenchuk est vengeance plutôt que mère adoptive. Les sons filés, les fins de phrases chantées piano, rares chez ce personnage, magnifient douleur et noirceur.

Peu d'alchimie entre Manrico et Leonora. Ces deux-là sont-ils vraiment amoureux ? Marcelo Alvarez prend un élan de sauteur en hauteur pour projeter ses aigus, et les efforts sont visibles. Ses interventions depuis la coulisse, cependant, sont magnifiques. Hui He a résolu les problèmes d'intonation qu'elle avait à Orange et propose un beau médium. Mais, visiblement tendue et perturbée par l'accueil de certains, elle craque plusieurs fois ses aigus.

Dans le cachot Azucena ressasse son cauchemar en berçant une couverture roulée. Substitut dérisoire de l'enfant qu'elle a précipité dans les flammes, et de celui qui va mourir, sous nos yeux, de la main de Luna. La gitane hurle la révélation, tourne l'arme contre elle, fait feu. E vivo encor ! s'écrie Luna épouvanté, considérant son pistolet. Pour combien de temps ? Noir.

[1] Ludovic Tézier, entretien avec Alain Duault

Photos © Charles Duprat / Opéra national de Paris

Retransmission en direct de l'Opéra Bastille, UGC Toulouse, 11 février 2016

dimanche 7 février 2016

Les Caprices de Marianne : sous la menace du Vésuve


Colombe sans tache, femme enfermée, missel et amours interdites ; spadassin dans les rues sombres, meurtre de l'un à la place de l'autre. Il me faut ton meilleur vin et ta plus jolie servante. Gilda, Sparafucile, le Duc ? Point. C'est le Vésuve qui gronde ici, et non l'orage.

Car la farce est placée d'emblée sous la menace du volcan qui, mal éteint, fume sa pipe. La perspective vertigineuse des bâtiments va les faire s'écrouler. La fontaine accueille pour carnaval les lazzi des masques et du lapin blanc d'Alice avant de devenir matrice originelle, puis tombeau.



Ma robe est affreuse. Robe grise, rigide, ornée du carcan rappelant l'hermine du mari. Mais change-t-on de vie aussi impunément que l'on change de robe, que l'on change l'image en ce miroir ?



Tibia. Chanter n'est pas un mal, je fredonne moi-même à tout moment.
Claudio. Mais bien chanter est difficile.
Tibia. Difficile pour vous et pour moi, qui, n'ayant pas reçu de voix de la nature, ne l'avons jamais cultivée. Mais voyez comme ces acteurs de théâtre s'en tirent habilement.
Claudio. Ces gens-là passent leur vie sur les planches.
Tibia. Comment croyez-vous qu'on puisse donner par an ?
Claudio. À qui ? à un juge de paix ?
Tibia. Non, à un chanteur. [1]

Le plateau de jeunes chanteurs est malheureusement desservi par la baguette de Claude Schnitzler qui, si elle donne de belles couleurs à l'orchestre, n'entend pas que, trop souvent, les voix sont couvertes. Si Aurélie Fargues (Marianne) bataille avec quelques aigus, si Xin Wang a du mal à passer pour un aubergiste napolitain, si Norman D. Patzke est un juge un peu en retrait, le Tibia de Carl Ghazarossian, mauvais garçon en blouson pervenche, le Cœlio de François Rougier, à la fois Werther et Christian, l'Octave gentiment déluré de Marc Scoffoni et l'immense, l'hénaurme duègne porte-respect de Julien Bréan s'en tirent habilement. Et le beau mezzo de Julie Robard-Gendre (Hermia) souligne le tragique du duo mère-fils, mère en deuil et fils-fœtus.

Je ne vous aime pas, Marianne.
C'était Cœlio qui vous aimait !
Cortège funèbre de parapluies déchiquetés par l'irruption de la vérité.

[1] Musset – Les Caprices de Marianne, I,3

Photos © Alain Julien

Théâtre du Capitole, 31 janvier 2016

dimanche 31 janvier 2016

Joueurs de Farces : Vesti la giubba


Vesti la giubba,
e la faccia infarina.
La gente paga, e rider vuole qua. [1]

Merde ! Voilà une entrée en matière, si l'on ose dire, qui donne le ton. Les tons. Gros mot mais aussi porte-bonheur de l'artiste entrant en scène. Je prends.


La Farce de Frère Guillebert n'est qu'un prétexte, un contexte. Francis Azéma fait son théâtre en parlant du théâtre. Sur le tréteau étroit, le XVIIe siècle s'entrelace au XXIe siècle et le joueur Sans-Soucis dit soucis d'hier et d'aujourd'hui, regrets, jalousies, difficultés et rancœurs. Sous la farine qui fait masque, sous la veste qui fait autre, on moque et on pique comme le faisait un certain Lomière, ou Roguière peut-être, avec faux dévots et grands seigneurs méchants hommes. Car il faut plaire aux bailleurs de fonds ; se mettre à portée d'un public qui ne comprend plus rien ; expliquer le latin à ceux qui ne l'auront plus appris. Et puis se former à être joueur, peut-être, même ! avec un professeur. Auto-dérision...




Et Paris ! Y être ou ne pas y être. Ce joueur qui va et qui vient – un intermittent ! - et choisit de quitter ses camarades provinciaux pour la troupe qui joue devant le roi, ne serait ce pas le jeune élève devenu l'an passé pensionnaire de la Comédie-Française ? Fais ce que tu veux, tu es libre. Fierté du prof mêlée d'un pincement au cœur.
Là-bas, à la capitale, il y a des salles riches, des décors, des machines. De celles qui font apparaître et disparaître la lune et ses sélénites blancs. Mais cette lune et ces petits bonshommes qui en tombent, et pas métaphoriquement ! sont ceux du décorateur, pas ceux du spectateur... Pourquoi, pour qui donne-t-on le théâtre ?




Les gens ont payé, il faut les faire rire. Ce n'est pas tant la Farce elle-même, farce bien grasse d'un délicieux sandwich, qui fait rire, que la façon dont le trio des joueurs s'en réjouit. Les paillasses enfarinés en rajoutent, oublient le personnage pour commenter texte et jeu, improvisent. Le moine paillard de Francis Azéma, le vieillard de Denis Rey, la femme insatisfaite de Corinne Mariotto et la magistrale commère masquée donnent une leçon de théâtre. Théâtre dans le théâtre, public dans le public, celui de la salle devient par une simple rotation du tréteau celui de cette foire, attiré par la harangue.



Mais à la fin il faut toujours enlever les masques, ranger les costumes, plier le rideau. Revenir à la vraie vie, celle dont, peut-être parle le théâtre. D'ailleurs il pleut.

[1] R. Leoncavallo – Pagliacci, acte 1

Photos © Justine Ducat, théâtre du Pavé

Théâtre du Pavé, 23 janvier 2016

vendredi 1 janvier 2016

La Damnation de Faust : dans les abîmes de Mars


Nous sommes un jour avant de quitter la planète Terre.

Qui est le Faust de notre temps ?
Pourquoi Stephen Hawking serait-il le Faust du XXIe siècle ? Quel pacte aurait-il conclu ? Y aurait-il donc un diable transhumaniste derrière les deux lettres ouvertes mettant en garde contre l'Intelligence Artificielle non contrôlée et les armes autonomes, qu'il signa librement [1] ? D'ailleurs le Méphisto en blouse blanche, suivi de sa cour d'étudiants, semble bien être un scientifique fou – science sans conscience... Nous autres scientifiques avons repris le pouvoir dans la quête du savoir.
Donc Faust est Stephen Hawking et réciproquement, l'un cloué dans son fauteuil roulant (le danseur Dominique Mercy, fascinant), l'autre chantant son mal-être romantique. Et Alvis Hermanis de se prendre dramatiquement les pieds dans la légende.

Les chorégraphies, systématiquement plaquées sur les parties orchestrales, sont laides, ennuyeuses, redondantes (les rats en cage sur fond de vidéo de rats pendant la chanson du rat...), souvent brouillonnes, et tiennent plus de la réclame pour sous-vêtements bas de gamme. Seule l'allusion aux Wilis (jeunes esprits), tutus longs et petites ailes revêtus par dessus culottes et soutiens-gorge, a quelque sens. Mais le rover Curiosity s'affaire lentement sur Mars et son alter ego de pacotille traverse la scène – était-ce bien nécessaire ?
Les vidéos – baleines (Autrefois un roi de Thulé), fourmis (les fils du Danube ?), volcans, coquelicots, galaxies (la nuit sans étoiles ?), fécondation (ballet des follets), quasiment toutes empruntées ailleurs, au mieux n'apportent rien. Et pourquoi le visage des protagonistes pendant le duo d'amour ? À moi Vortex, Giaour ! Et la fusée décolle (avec force vortex). Quand je vais au théâtre, je ne suis pas devant une télé... [2]

Passent Adam et Ève statufiés au jardin d'Éden, sous verre, le ridicule s'habillant de sous-vêtements chair. Landerira !
Avec son masque médical, Méphisto anesthésie Faust. Voici des roses... Émergeant de couples vautrés par terre, Marguerite apparaît en hideuse robe verte à carreaux. Céleste image ?
Notre avenir ne peut se limiter à la Terre. Préparation à Mars One (quoi, sans signer de pacte ?), Faust refuse d'aller dans la centrifugeuse, c'est Hawking qui s'y colle. Le diable se marre.

Jonas Kaufmann, qui déambule avec ennui, attendant vainement une réaction de Hawking-Faust, est vocalement impérial. Manifestement gêné par les lunettes de son double, il se libère totalement lorsqu'il les ôte. Et c'est alors une Invocation à la nature sublime, charnelle, éruptive (mais les volcans en éruption sont de trop).


Sophie Koch, la silhouette enlaidie, alourdie par les robes vertes sorties directement de la friperie du coin, porte une alliance. La sienne, qu'elle aurait oubliée ? Celle de Marguerite (serait-elle mariée, mais à qui ?) Mal à l'aise dans ses aigus, mal à l'aise dans sa « chambre » - cage avec danseurs à demi nus à l'étage, elle retrouve son personnage lorsqu'elle confie son D'Amour l'ardente flamme à Stephen Hawking, totalement indifférent dans son fauteuil – sur fond de brins d'herbe en rosée, les escargots ridiculement érotiques ayant été remisés au vivarium.



Le diable, lui, s'amuse. Œil gourmand, mimiques entendues, sourires vainqueurs, Bryn Terfel endosse blouse blanche et costume de chercheur fou avec jubilation. Cependant, çà et là, la voix accuse un vibrato gênant et des aigus en limite de justesse.

Les chœurs des villageois, les chœurs de Pâques, eux aussi mal fagotés, sont inintelligibles. Les différents groupes d'étudiants en blouse blanche sont totalement décalés – fort heureusement, Edwin Crossley Mercer fait un formidable Brander scéniquement et vocalement. On retrouve l'ensemble, étrangement, lorsque chacun revêt l'uniforme, avec un sabir des enfers parfaitement compréhensible, l'apothéose de Marguerite souffrant de nouveau, en revanche, de nettes bavures (Ssssseigneur).

Donc chacun de signer son contrat pour un voyage sans retour vers Mars, de troquer ses vêtements (laids) de Terre pour la combinaison spatiale (étiquetée de son vrai nom terrestre).
La signature du pacte est donc l'engagement dans la mission Mars One. L'enfer, c'est Mars. Pourquoi pas ? Mais alors, que diable va faire Marguerite dans cette fusée ? Quel enfer Faust voit-il dans son casque de réalité virtuelle ? Que signifie cette apothéose usurpée par Hawking qui, libéré de son fauteuil, est longuement rééduqué par une armée de kinésithérapeutes ? Viens, Marguerite ! Point de Marguerite, mais un pauvre diable handicapé balloté dans tous les sens au gré de l'apesanteur. Faust (le vrai), subitement ressuscité, a fui en coulisses sur le fauteuil roulant, serrant sur lui la robe à carreaux de Marguerite. Le handicap, véritable enfer sur terre ?


[1] Research Priorities for Robust and Beneficial Artificial Intelligence: an Open Letter. Janv. 2015
Autonomous Weapons: an Open Letter from AI & Robotics Researchers. Juil. 2015
[2] Olivier Py, bord de scène à la suite de la représentation d'Orlando ou l'impatience, Théâtre de la Ville, Paris 12 avril 2015

Photos © Opéra national de Paris

Retransmission en direct de l'Opéra Bastille, UGC Toulouse, 17 décembre 2015