Rien
ne manque dans cet intérieur qui perce le quatrième mur :
aspirateur, four, cuisinière, réfrigérateur. Bouteilles vides,
mégots, revues, vêtements jonchent le sol ; un désordre masculin.
Deux poissons rouges jaunes tournent en rond dans leur aquarium
bancal. Au mur noirci par quelque chose qui aurait brûlé, une photo
de femme. Rien ne manque dans cet intérieur, sauf une femme.
Max
(Bruno Ganz, lion magnifique et touchant dans sa violence de façade),
le patriarche coupeur, cherche des ciseaux et manie la feuille de
boucher. Joey (Louis Garrel, tout en muscles et gnons) le fils
benjamin, démolisseur et boxeur, caricature de testostérone,
s'épuise en pompes, dips, sauts à la corde. Lenny (Micha Lescot,
mou et inquiétant à la fois) le cadet dégingandé, la petite
frappe qui ne sait que faire de son corps, cogne les femmes. Sam
(Pascal Greggory, faux ventre, feux cheveux, faux-jeton), le frère
taxi de Max, en apparente rondeur bonhomme qui n'aspire qu'à être
le meilleur chauffeur, vit dans la caravane qu'on aperçoit dans le
garage, à l'écart. On mange, on boit, on fume beaucoup, pour
combler ses frustrations. Quelques mots de tendresse et c'est
aussitôt le contrepoint de la violence, masque de l'amour trop
difficile à exprimer. La porte du réfrigérateur claque souvent,
les poissons rouges jaunes sursautent.
Pascal Greggory, Bruno Ganz, Louis Garrel |
Max
a le nom de ses fils tatoué sur ses bras. Il les porte sur sa peau,
en mère de substitution. Il leur donnait le bain quand ils étaient
petits. Trois fils.
L'aîné,
Teddy (Jérôme Kirscher, violent dans son apathie), débarque en
pleine nuit, sans prévenir, après des années d'absence. Une autre
caricature, intello à lunettes, trench étriqué, cheveux plaqués.
Un docteur en philosophie, qui vit outre-Atlantique dans un milieu
très stimulant, donne des séminaires incompréhensibles et ne
répond pas aux questions qui ne font pas partie de son domaine.
Une table c'est une table. Tautologie de la vie ordinaire.
Teddy débarque avec sa femme Ruth (présence étrange, surnaturelle
d'Emmanuelle Seigner), que personne ne connaît. Une fausse blonde de
papier glacé. Il ne sait lui enjoindre que de se reposer, de ne pas
prendre l'air, d'aller se coucher.
Quelque
chose cloche. Ce pleutre, marié à une telle femme ? Dont il a trois
enfants ? Pourquoi ne montre-t-il pas des photos de ces enfants –
étrangement, trois fils aussi – à Max, alors que celui-ci lui
donne sa propre photo pour eux ? Pourquoi Max ne lui réclame-t-il
pas de voir au moins une image de ses petits-enfants ? Pourquoi
laissera-t-il là sa femme aussi facilement, en volant en échange un
sandwich au fromage ?
Qui
est cette femme ?
Un
ex-modèle de magazine, qui saisit l'occasion de sortir de sa vie
rangée et terne, des enfants qui vont à la piscine, de ce mari
insignifiant qui ne la touche plus ?
Une
visiteuse, théorème au féminin, qui exacerbe les
frustrations accumulées, met l'ordre dans la maison – bouteilles
et mégots ne traînent plus – en même temps que le désordre dans
les désirs ?
Une
terrible manipulatrice qui profite des hommes en rut pour mieux les
humilier ? – la virilité sportive de Joey ne pourra aller
jusqu'au bout. Pour mieux les exploiter ? Elle acceptera certes
de travailler pour eux, mais avec appartement trois pièces
tout confort et femme de chambre.
Emmanuelle Seigner, Micha Lescot |
Au
fond, cette femme est-elle réelle ? L'apparition de cette poupée
venue d'ailleurs dans ce décor hyper-réaliste n'est-elle pas le
fantasme de tous ces hommes perdus ? Le rêve ou le cauchemar de
Lenny, dérangé en pleine nuit par le tic-tac de sa pendule, ces
objets qui se réveillent quand il fait noir, qui raniment les
fantômes de la frustration et du désir ? Le spectre de la femme
morte, mère et putain, à la fois aimée et méprisée ? «
Embrasse-moi, je le veux », dit Max, sans la regarder.
Parce
que, peut-être, elle n'existe pas.
Saluts
glaciaux. Les stars sont, elles aussi, des fantômes.
Photos
© Rudy Walz
Théâtre
National de Toulouse, 2 février 2013
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