C'est
un lieu abstrait, aseptisé, atemporel, une maison des Arpel [1] où
l'on tond le gazon au micromètre et où l'on traque l'impureté avec
le plumeau de la pudibonderie. Lady Billows en tailleur rose taille
son rosier, rien ne doit dépasser.
Le
petit Harry, personnification des désirs enfouis d'Albert, joue à
Ken et Barbie, les déshabille, les fait s'accoupler. Lady Billows et
Florence Pike les ramasseront plus tard, du bout des doigts et en se
pinçant le nez, pour les jeter dans un vulgaire sac en plastique.
Les
notables de la ville ne se déplacent qu'affublés de leur masque de
protection [2], l'Autre est un virus dont on doit se protéger.
L'homme surtout – nasty masculine smell. Entre gens bien
pensants, on ne parle pour ne rien dire, de l'heure qu'il est ou
qu'il n'est pas, du temps qu'il fait. On masque l'essentiel comme on
masque son nez. On fustige le sexe, la sensualité, l'amour, mais on
est violent, vénal, méchant.
C'est
la société d'aujourd'hui, où ragots et petits carnets sont
dépassés. Les caméras de surveillance sont partout, savent tout.
Big Brother is watching you. Jupes trop courtes ou flirt dans une
voiture, aucune fille ne peut prétendre au titre de Reine de Mai. Ce
sera donc Albert Herring [3].
L'épicerie
d'Albert ressemble à toutes les supérettes, lumière crue, légumes
calibrés sous cellophane, sensualité sous plastique. Troublé par
ses amis Sid – le charnel garçon boucher – et Nancy – la jolie
fille qui aime les pêches juteuses [4], Albert se demande pourquoi,
lui, reste dans ses navets. Pourquoi se soumet-on à une mère
castratrice, respecte-t-on les règles, se conforme-t-on à la
société, en passant à côté de sa vie ? For what?
hurle-t-il dans le micro. L'annonce de son élection comme Roi de Mai
sera le déclic, il ne sera pas a stuffed white swan.
Au
banquet du Roi de Mai, interminable et magnifique [5], Lady
Billows porte un chapeau aussi improbable que celui de la voisine
[1], Nancy est en robe rouge supermarché Casino, grosse marguerite
blanche comprise. Les discours creux, les cadeaux puritains, passent.
La scène est filmée, pour la postérité. Albert fixe la caméra,
regard inquiétant, il nous défie, défie la société, il sait déjà
ce qu'il fera. Le rhum versé par Sid dans son verre, philtre de
liberté, ne sera que le déclencheur de la fuite, attaque
tumultueuse de Satan [5]. Aidé par le sort – Heads for Yes
and Tails for No – et de Harry son petit double, il fait le
mur.
Alors
on s'affole, on cherche longuement, on le croit mort. Des
imperméables noirs et des ombres de parapluies s'agitent dans les
faisceaux des lampes torches. Albert, depuis son mur, voit ça de
haut. La ville n'est plus que toits et maisons microscopiques. Et
lorsque Albert décide de réapparaître, descendant de son mur, il
laisse de côté les sombres, les fâcheux, pour rejoindre les
lumineux, les vivants. Tout comme Truman trouve une porte dans le
décor [6], Albert trouve un trou pour enterrer sa vie d'avant,
s'échapper. Vers un autre monde.
Le
plateau est riche en voix et en jeu. Tamara Wilson met sa puissance
et ses aigus stridents au service de la violence et de l'hystérie de
Lady Billows. Le pasteur (Dawid Kimberg) et l'institutrice (Ana
James) crient leur relation ambiguë et frustrée dans des envolées
exaltées. Le baryton profond, charnel, de Craig Verm (Sid) se mêle
sensuellement au mezzo fruité de Daniela Mack (Nancy). Le thrène de
l'acte III, où chacun des neuf solistes à son tour se détache de
la lamentation, est une merveille d'émotion. Quant au jeune Sam
Furness (Albert), moins puissant, il semble en retrait, sa voix
élégante étant parfois couverte par l'orchestre. Les trois enfants
sont étonnants de naturel et de présence, en particulier le petit
Finlay Williams A'Court (Harry). Les musiciens, tous solistes dans la
fosse, sont très exposés – le solo de cor est redoutable.
L'adaptation du livret veut que les sifflets de Sid sous la fenêtre
de Nancy aient laissé place aux sms – text under my window.
Mais quel son fait donc un sms ?
[1]
Jacques Tati, Mon Oncle, 1958
[2]
Florence : « Let me take your hats and sticks »,
traduit par « Vos manteaux et vos masques ». In
Albert Herring, programme de salle du Théâtre du Capitole.
[3]
Bien que Lady Billows considère d'abord cette suggestion comme
« mere red herring », une fausse piste (non
traduit dans le programme de salle)
[4]
peach = sweet or nice person (familier)
[5]
Guy de Maupassant, Le Rosier de Madame Husson, 1888
[6]
Peter Weir, The Truman show, 1998
Photos
© Patrice Nin
Théâtre
du Capitole, 27 janvier 2013
Une bien belle analyse de cette oeuvre, et sûrement une critique très fine ; voilà qui me fait regretter de ne pas avoir vu cet opéra, car je crois aux émotions, encore plus qu'aux appréciations, de Catherine Tessier.
RépondreSupprimerMa très réelle admiration, donc et encore, à CT pour son style et sa pertinence dignes du plus haut.
ALP