mercredi 15 août 2012

Musique à Venise : un labyrinthe en Rouergue


On ne se perd pas dans la bastide de Villefranche de Rouergue : on déambule sur son damier, croisant des silhouettes que la perpendicularité des ruelles fera croiser de nouveau, surgies de l'angle mort de l'angle droit. Un labyrinthe sans impasses, un labyrinthe de découvertes.

De la Chapelle des Pénitents Noirs à l'Eglise des Augustins, de la Collégiale Notre-Dame à la Chartreuse Saint-Sauveur, de nefs en sacristies, de cloîtres en retables, d'anges lambrissés en stalles sculptées, une quinzaine de stagiaires soprani et alti amateurs ont suivi un parcours initiatique ponctué des ornements baroques et hémioles facétieuses de la musique vénitienne. 

Le voyage, proposé par Rolandas Muleïka en partenariat avec l'association Demandez le programme, s'achevait par la présentation en concert d'un spicilège associant tubes et raretés [1], chœur des stagiaires et musiciens professionnels de l'ensemble Antiphona.

Les extraits des prologue et premier acte de l'Orfeo de Claudio Monteverdi sont enchantés par La Musique et l'Eurydice émouvantes de Rany Boechat, les Bergers joyeux et aériens d'Arnaud Raffarin, et l'Orphée juvénile de Clément Lanfranchi, dont les soupirs dans le médium feraient se retourner toutes les autres Eurydice – c'est bien connu, Orphée charmait de son chant les bêtes sauvages et jusqu'à l'inanimé [2]. Le Se il cor guerriero du Tito impressionnant de Raphaël Marbaud enflamme les cœurs. Rolandas Muleïka porte ses chanteurs et instrumentistes avec amour et humour et, d'une main de fer et l'autre de velours, propose une mise en valeur subtile de chaque interprète, même du plus novice. Les partitions adaptées par ses soins à une formation musicale réduite soulignent les violons de Laura Prieu et Fanny Veille, et la basse continue de Géraldine Bruley (viole de gambe), Frédéric Bernard (théorbe) et Saori Sato (orgue). L'importance du texte et le travail ciselé de diction et déclamation sont particulièrement mis en relief à chaque intervention du chœur. Le Et misericordia eius du Magnificat de Vivaldi, repris en bis, arrache des larmes.

Il resterait à amener les centaines de convives de la place Saint-Jean de Villefranche, qui apprécient aligot et magrets, à venir massivement en la Collégiale se délecter de madrigaux et motets.

Au second concert dans la petite église Saint-Jean-Baptiste de Caylus, où le Christ de Zadkine déchaîna bien des passions, le pèlerin était encore plus rare mais la ferveur plus grande. Dans une acoustique intime, les soupirs d'Orfeo, la fougue de Tito, la communion des chœurs et le sourire du chef firent de la soirée un moment d'exception. Le voyage touchait à sa fin et l'émotion de chacun était palpable.
Un bis de l'Ave maris stella fut dédié à l'affabilité et à la voix de contrebasse de monsieur le curé.

Une magnifique flânerie dans les dédales de la connaissance et des sensations.

(photo : Catherine Tessier)


[1] Programme :
Claudio Monteverdi
    Orfeo : Prologo, Atto I (extraits)
    Ave maris stellaVespro della Beata Vergine
Giovanni Legrenzi
    Ave Regina Cœlorum, motet
Antonio Lotti
    Salve Regina, motet
Antonio Vivaldi
    Se il cor guerriero – air de Tito, Tito Manlio

[2] Vincent Delecroix – Chanter, Reprendre la parole, Flammarion 2012

Villefranche de Rouergue, 9 août 2012
Caylus, 10 août 2012

vendredi 3 août 2012

Faust – Sokourov : quelques Faust...


Le Prologue est dans le ciel, sans Dieu ni Diable, mais avec miroir et parchemin : conscience et science. Un miroir déformant dans lequel ne se regarderont ni Marguerite – qui ne rira pas de se voir si belle – ni Faust – qui cherche autre chose que la jeunesse. Un parchemin serait-il bien la source divine où notre âme peut apaiser sa soif éternelle ? [2]. Le parchemin plonge vers un village murnalien [1], glauque, violent, où lèpre et famine tiennent lieu de peste, où règne une « puanteur comme dans une cuisine de sorcière [2] » , où les femmes hystériques pondent des œufs et les hommes fabriquent des homuncules.

« Adapté librement de l'œuvre de Goethe », est-il dit au générique. Pas seulement.

De Lenau [3], repris à l'opéra par Philippe Fénelon [4], la dissection : Faust et son disciple Wagner, les mains plongées dans les entrailles d'un cadavre plus très exquis, cherchent le siège de l'âme. Le rôle de chercheur, en un mot, est vraiment digne de malédiction [3]. L'âme serait-elle... « dans les pieds » ?

Ce Faust (Johannes Zeiler) « trop jeune », pas très beau, ne ressent rien. Rien [5] – « la science est une forme de broderie, une occupation pour combler le vide ». Un Faust blasé, un Faust fauché : « se priver, toujours se priver ».

Faust s'en remet à un prêteur sur gages (Anton Adasinsky), tenancier d'une sorte de caverne d'Ali-Baba sordide, qui « tient une liste », refuse le prêt, mais lui demande une dédicace – à l'encre. Un sous-seing.

Ce Méphisto est répugnant. Être difforme qui n'a « rien devant » (mais tout derrière), il engloutit la ciguë socratique que se destinait Faust et court se soulager... dans l'église. C'est un ange déchu qui a mal aux ailes qu'il n'a plus, « puant comme un mort ». Tel l'ignoble Scarpia de Tosca mise en scène par Luc Bondy, il roule des pelles à la statue de la Vierge ; ce qui ne l'empêche nullement d'être en commerce complice avec le curé – qui figure sur sa « liste » ! Le Diable mange à tous les bénitiers.

La très courte scène de Goethe Au lavoir où Lisette cancane devant une Marguerite qui a déjà fauté [2] devient chez Sokourov un bain de jouvence et de femmes où Méphisto emmène Faust. Pendant que l'un s'exhibe, l'autre dévore des yeux ces corps offerts, vivants, sensuels. On est loin du cadavre disséqué.
En revanche Sokourov conserve fidèlement la brève conversation de Une rue [2,5] , entre Faust et Marguerite :
« Ma jolie demoiselle, oserai-je hasarder de vous offrir mon bras et ma conduite ?
- Je ne suis demoiselle ni jolie, et je puis aller à la maison sans la conduite de personne. »
Contrairement à ce qu'elle affirme, Marguerite (Isolda Dychauk) a un minois irrésistible, seul visage gracieux dans cette réunion de trognes patibulaires.

« Le temps diminue ! » profère Méphisto. Allusion au sablier de Murnau. Quelle sera sa ruse pour faire céder Marguerite ? Ici, point de coffret de bijoux [2,5], c'est la mort qui conduit le bal. La mort de Valentin, tué par presque par hasard par Faust, le bras armé d'une fourche diabolique dans une querelle de mauvais vins à la taverne du village, sordide Auerbach [2,5,6]. La scène du jardin [2,5] devient donc ici une scène de cimetière, où les mains de Faust et Marguerite s'effleurent lors de la descente du cercueil dans la tombe. Descente aux enfers. Descente dans cette forêt étrange, hostile, où Faust séduit Marguerite pendant que Méphisto philosophe avec la mère. Un autre dédoublement du couple, moins trivial que chez Goethe ou Gounod.

Comme chez Berlioz, le pacte est tardif. Ici l'enjeu n'est pas de sauver Marguerite. Juste de l'avoir. Juste une nuit. Trivialité humaine. Ce pacte est « bourré de fautes ». Comme il le ferait avec le manuscrit d'un étudiant, Faust corrige. Mais ces fautes, ses fautes, il devra les payer cher. Il n'y a justement plus d'encre pour signer ! Le sang fera l'affaire. « Heinrich Faust ».

Le sablier est vide, « le temps s'est arrêté, l'aiguille est cassée ». Si je dis à l'instant : Reste donc ! Tu me plais tant ! Alors tu peux m'entourer de liens ! Alors je consens à m'anéantir ! Alors la cloche des morts peut résonner, alors tu es libre de ton service... Que l'heure sonne, que l'aiguille tombe, que le temps n'existe plus pour moi ! [2]

C'est une union dans une chambre de mort, en présence de la mère, morte, et de zombies hideux. L'effet de certaine liqueur brune [6]. Marguerite n'est plus qu'un mont de Vénus, lieu de plaisir, lieu d'ennui : les chercheurs n'y trouvent ni l'origine du monde ni le siège de l'âme, pas plus que dans les attributs putréfiés d'un cadavre verdâtre.

Il faut partir ! [6] Méphisto entraîne Faust. Chevauchée sur Vortex et Giaour [6] vers le « royaume des âmes perdues », une montagne de Harz, un désert [2] de roches grises où coule un Cocyte sur les rives duquel errent des fantômes en loques, Ce sont les âmes Des trépassés... [5]

Faust voudra se débarrasser du Diable, en tentant de l'enterrer sous des pierres, dérisoires. Pour mieux prendre sa place, aller loin, toujours plus loin.

Görg : Que cherches-tu sur ces montagnes déchiquetées ?
Veux-tu là-haut échapper aux brumes et aux doutes ?
Ne laisse pas brûler au fond de ton cœur le désir enflammé
D'arracher son secret à la Création.
La Terre est seulement un pays de nostalgie.[4]


[1] Friedrich Wilhelm Murnau – Faust, eine deutsche Volkssage,1926. Projeté en mars 2012 au TNT, accompagné au piano par Jean-François Zygel.
[2] Johann Wolfgang von Goethe – Faust (1808) - Traduction de Gérard de Nerval (1828). Librio, 2000.
[3] Nikolaus Lenau – Faust (1836). Stalker Editeur, 2006.
[4] Philippe Fénelon – Faust, création au Théâtre du Capitole, Toulouse, 2007.
[5] Charles Gounod – Faust, 1859.
[6] Hector Berlioz – La Damnation de Faust,1846