samedi 27 février 2016

Les Fêtes vénitiennes : splendeurs et splendeur


Il y a d'abord les mains, immenses, fascinantes, de William Christie, qui empoignent l'orchestre. Qui feront jouer et chanter les artistes florissants, souffler la tempête, danser les musettes. Il y aura les chorégraphies justes, inventives, drôles, d'Ed Wubbe et le visible plaisir des danseurs, en rouge, en travestis, en masques, en gondoles, en moutons. Et les papillons de Rachel Redmond, l'autorité de François Lis, les impeccables facéties de Cyril Auvity et Marcel Beekman... une véritable troupe de solistes, cohérente, superbe.

La place Saint-Marc grouille de touristes, anoraks, sacs à dos, valises, plans retournés dans tous les sens, téléphones. Le joyeux bazar, la foule d'aujourd'hui, composite, l'une des signatures de Robert Carsen [1]. Oxymore en forme de monstre grotesque, le gigantesque carnaval impose son ordre rouge en distribuant les heureux déguisements. La véritable folie peut commencer.



Le rouge et le rouge, le rouge et le noir. Quand les robes ne sont point sages et dévoilent haut les jambes, la nonne Raison ne sait où donner du missel. Mais moine qui rit et moine qui pleure ne se détournent pas de cette orgie qu'ils sauraient voir.

À Venise, danse et musique se battent en duel à coups d'entrechats et de vocalises tandis que les amantes éconduites croisent l'éventail. Tel le Don Giovanni de Losey, le séducteur arrive en gondole entouré de sa cour de masques et de dominos ; les lanternes glissent, mystérieusement, sur le canal de fumée. À la fenêtre, une ombre blanche dédaigne la sérénade. 



Malheureux en amour, heureux au jeu ? Roue de la Fortune et filles tables à dés font voler les billets comme autant de billets doux. Ou l'inverse.



Robert est avant tout, comme moi, un homme de spectacle au sens global [2].
Et un homme qui aime mettre en scène le théâtre lui-même. Pour l'opéra, on apporte tables de maquillage et costumes de scène, trou du souffleur et feux de la rampe. Le réel est rouge, le théâtre est blanc : blancs les bergers, blancs les moutons en redingotes, qui bêlent joyeusement en jouant... à saute-mouton.

Seul le vent peut voler dans les airs et ravir les jeunes filles. Et c'est en vain, malgré moult gestes emphatiques, qu'on appelle Jupiter. Qui peut de ce spectacle interrompre le cours ? / Jupiter doit descendre, / Et me rendre / L'objet de mes amours. Rien. Le chef des dieux a dû quitté les cintres pour être remisé au placard. Rassemblons donc des mortels.

Éconduite, la redingote rouge se retrouve seule au milieu des mortels de la place Saint-Marc, qui émergent de leurs rêves et de leurs déguisements. La place se vide, seuls restent des détritus. Dépitée, la redingote rouge jette le tricorne.
Les Fêtes sont, hélas, finies.

[1] Alain Perroux. Petit précis de grammaire carsénienne. In Opéra et Mise en scène – Robert Carsen, L'avant Scène Opéra n° 269, 2012

[2] William Christie. Témoignage. In Opéra et Mise en scène – Robert Carsen, L'avant Scène Opéra n° 269, 2012

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 23 février 2016

dimanche 21 février 2016

Il Trovatore : le comte et la gitane


Ce sera Hui He ce soir. Murmure de déception dans la salle de cinéma, qui attendait Netrebko. Comme si on avait oublié la magnifique Butterfly de la Halle en 2012. À Paris quelques malotrus, confortablement assis, courageusement tapis dans le noir de Bastille, lanceront des insultes. Est-ce vraiment aider et respecter une artiste qui remplace, s'expose, se jette dans l'arène ?



C'est la guerre, peut-être la Grande guerre avec ses capotes et tranchées. Peut-être pas. Une guerre symbole de toutes les guerres. La guerre qui sous-tend Le Trouvère. Morts, blessés, déplacés. Champ de croix, champ de ruines, exécutions sommaires. Le délire de la gitane est hanté de fantômes sans visages, étranges et effrayantes apparitions dont les masques à gaz font le rictus.

Alex Ollé et Alfons Flores, par le truchement d'astucieux monolithes noirs qui s'élèvent ou s'enfoncent, passent sans précipités d'un lieu à l'autre, de l'intérieur à l'extérieur, de l'action aux illusions. Du vert glauque, du rouge sang (fascinantes lumières d'Urs Schönebaum) vient s'accrocher sur une face, souligner une arrête. C'est le décor qui vit dans cet univers de mort. L'esquisse et la fluidité font l'efficacité, la beauté.

Pourquoi donc, alors, avoir laissé la vraie vie sur le plateau ? Mis ce rideau-miroir en fond de scène où se reflètent, tels des intrus, chef et spectateurs ? Avoir transformé le plateau en parcours d'obstacles – il faut éviter trous, marches et filins ? Les artistes semblent d'abord regarder où ils mettent les pieds et déambulent sans but entre deux pièges.






Il y a plus de nuances dans le noir que dans le blanc [1]. C'est un splendide Comte de Luna qu'incarne Ludovic Tézier alliant phrasé, diction, longueur du souffle, à un visage qui conjugue l'amour fou, la jalousie, la violence contenue. Dans le cloître, tout se tait pour une tempesta del mio cor dont la dernière syllabe, suspendue, semble ne jamais s'achever.



Regards provocateurs, postures de défi, l'Azucena d'Ekaterina Semenchuk est vengeance plutôt que mère adoptive. Les sons filés, les fins de phrases chantées piano, rares chez ce personnage, magnifient douleur et noirceur.

Peu d'alchimie entre Manrico et Leonora. Ces deux-là sont-ils vraiment amoureux ? Marcelo Alvarez prend un élan de sauteur en hauteur pour projeter ses aigus, et les efforts sont visibles. Ses interventions depuis la coulisse, cependant, sont magnifiques. Hui He a résolu les problèmes d'intonation qu'elle avait à Orange et propose un beau médium. Mais, visiblement tendue et perturbée par l'accueil de certains, elle craque plusieurs fois ses aigus.

Dans le cachot Azucena ressasse son cauchemar en berçant une couverture roulée. Substitut dérisoire de l'enfant qu'elle a précipité dans les flammes, et de celui qui va mourir, sous nos yeux, de la main de Luna. La gitane hurle la révélation, tourne l'arme contre elle, fait feu. E vivo encor ! s'écrie Luna épouvanté, considérant son pistolet. Pour combien de temps ? Noir.

[1] Ludovic Tézier, entretien avec Alain Duault

Photos © Charles Duprat / Opéra national de Paris

Retransmission en direct de l'Opéra Bastille, UGC Toulouse, 11 février 2016

dimanche 7 février 2016

Les Caprices de Marianne : sous la menace du Vésuve


Colombe sans tache, femme enfermée, missel et amours interdites ; spadassin dans les rues sombres, meurtre de l'un à la place de l'autre. Il me faut ton meilleur vin et ta plus jolie servante. Gilda, Sparafucile, le Duc ? Point. C'est le Vésuve qui gronde ici, et non l'orage.

Car la farce est placée d'emblée sous la menace du volcan qui, mal éteint, fume sa pipe. La perspective vertigineuse des bâtiments va les faire s'écrouler. La fontaine accueille pour carnaval les lazzi des masques et du lapin blanc d'Alice avant de devenir matrice originelle, puis tombeau.



Ma robe est affreuse. Robe grise, rigide, ornée du carcan rappelant l'hermine du mari. Mais change-t-on de vie aussi impunément que l'on change de robe, que l'on change l'image en ce miroir ?



Tibia. Chanter n'est pas un mal, je fredonne moi-même à tout moment.
Claudio. Mais bien chanter est difficile.
Tibia. Difficile pour vous et pour moi, qui, n'ayant pas reçu de voix de la nature, ne l'avons jamais cultivée. Mais voyez comme ces acteurs de théâtre s'en tirent habilement.
Claudio. Ces gens-là passent leur vie sur les planches.
Tibia. Comment croyez-vous qu'on puisse donner par an ?
Claudio. À qui ? à un juge de paix ?
Tibia. Non, à un chanteur. [1]

Le plateau de jeunes chanteurs est malheureusement desservi par la baguette de Claude Schnitzler qui, si elle donne de belles couleurs à l'orchestre, n'entend pas que, trop souvent, les voix sont couvertes. Si Aurélie Fargues (Marianne) bataille avec quelques aigus, si Xin Wang a du mal à passer pour un aubergiste napolitain, si Norman D. Patzke est un juge un peu en retrait, le Tibia de Carl Ghazarossian, mauvais garçon en blouson pervenche, le Cœlio de François Rougier, à la fois Werther et Christian, l'Octave gentiment déluré de Marc Scoffoni et l'immense, l'hénaurme duègne porte-respect de Julien Bréan s'en tirent habilement. Et le beau mezzo de Julie Robard-Gendre (Hermia) souligne le tragique du duo mère-fils, mère en deuil et fils-fœtus.

Je ne vous aime pas, Marianne.
C'était Cœlio qui vous aimait !
Cortège funèbre de parapluies déchiquetés par l'irruption de la vérité.

[1] Musset – Les Caprices de Marianne, I,3

Photos © Alain Julien

Théâtre du Capitole, 31 janvier 2016