dimanche 19 mars 2017

Ernani : les lunettes noires de l'émotion


Qu'il soit de Séville ou bien d'Aragon, Brigitte Jaques-Wajeman place la destinée de son Don Giovanni dans un vide. Avec arbres.


Sans unité de lieu ni de temps, Ernani demande de l'astuce ou de longs précipités, de l'imagination ou des toiles peintes de ciels orageux. Au pied de deux grands arbres donc, les bandits sortant à peine de leur sommeil parlent haut, boivent du vin et jouent aux cartes. Point de tombes dans le sépulcre de Charlemagne – à moins qu'il ne repose dans l'une des caisses numérotées entreposées dans ce bunker lugubre. Au palais-prison de Silva, les bancs de la chapelle sont renversés dans un fracas muet à la Playtime
 

L'action semble située sous quelque dictature du XXe siècle, avec ses chemises, cravates, sbires, ninjas, et femmes en tailleur strict. Un Jaruzelski aux lunettes noires sème la terreur. On dissimule son identité et son gilet d'or sous un bomber, un bonnet enfoncé jusqu'aux yeux. Mais la clémence d'un roi honoré avec pourpre et hermine libérera robes et cheveux.


Tamara Wilson et Alfred Kim n'ont pas trouvé l'alchimie requise et semblent réciter machinalement leur partition gestuelle. La première donne cependant une Elvira vocalement très convaincante, tout en nuances. En revanche le second, méconnaissable au regard de son Manrico ou de son Calaf, inquiète dès son air d'entrée, Ernani à la voix râpeuse et au vibrato très prononcé. Même si son italien se teinte çà et là d'accents slaves, Vitaliy Bilyy campe un Carlo impressionnant, particulièrement dans le monologue du sépulcre, secondé par son gigantesque double d'ombre.
 




Les incohérences de mise en scène font que Silva s'appuie sur sa canne au I, puis rajeunit subitement au II bien avant de le dire – L'ira mi torna giovineet, vaincu par la déception, retrouve ses vieilles douleurs et sa canne au IV. Mais dès l'entrée sur scène des lunettes noires, quelque chose se passe. Le phrasé, l'intelligence du rôle, la grande élégance de Michele Pertusi offrent ces instants uniques d'émotion que l'on était venu chercher. 




 

Parmi les seconds rôles, on remarque les très belles interventions de Viktor Ryauzov en Jago.

Admirablement préparés, comme à l'accoutumée, par Alfonso Caiani, les artistes du chœur du Capitole construisent leurs différents personnages par le chant, à défaut de pouvoir les jouer autrement qu'en entrant et sortant. Le jeune chef Evan Rogister s'empare de l’œuvre avec une insolence désarmante, met en valeur tous les pupitres et règle un parfait équilibre entre la fosse et le plateau.


 

Ce Don Giovanni d'Aragon devra subir la sentence d'un commandeur s'invitant à la nuit de noces, surgissant du drap blanc suspendu devant la toile peinte. Le rouge de l'enfer guettait à jardin, mais c'est engloutis par le drap qui s'affale que les amants disparaissent – ou sont prêts à jouer aux fantômes.



Photos © Patrice Nin

Capitole, 12 mars 2017

mercredi 8 mars 2017

Bérénice, partition pour un acteur : porter la pourpre


Défi personnel, besoin de s'exposer, de se mettre en danger, manque de moyens ? Francis Azéma, pieds nus, habillé en lui-même, joue Bérénice en solo. La pourpre drapée, jetée sur les épaules, en fichu sur la tête, ou portée en châle, fait se succéder, s'incarner les personnages. De face, de dos, de profil, depuis la coulisse parfois. Seul, l'acteur est-il vraiment seul ? Les silhouettes entrent, les fantômes sortent, dans un rai de lumière ou un fracas de porte. Les ombres passent dans cette forêt sans feuilles, stérile, derrière ces barreaux de la prison du pouvoir, de la prison de l'amour. S'assoient parfois sur le banc bancal. 
Et dans une salle captivée où pas une toux, pas un mouvement, ne vient troubler l'écoute, le vers est roi, le poème est à nu. Tout simplement beau.

Partition mathématique, où chaque personnage est différent de l'autre. Parfois même sans que la pourpre ne bouge sur le corps. Un accent, un ton, une posture, suffisent. Ainsi Titus est empereur et Antiochus est roi. À l'optimisme d'Arsace s'oppose la gravité de Paulin. Phénice, avec son bon sens et son accent, frise la paysanne de Molière. Mais y aurait-il une difficulté à changer de corps sans caricature ? Bérénice apparaît comme une midinette, idiote peut-être. Le personnage reprend une certaine allure dans la tempête de ses questionnements, dans la tempête des troncs ou des barreaux, mais c'est sans noblesse que la reine quittera les lieux. 

 
La pourpre est abandonnée sur le banc bancal. « Hélas ! »
Qui dit ce « Hélas ! » ? Les six personnages, laissés là, par l'acteur.
 
Photos © Justine Ducat

Théâtre du Pavé, 5 mars 2017