lundi 28 octobre 2013

Hamlet : ou n'être pas


Something is rotten... À jardin et à cour, des latrines. Pas très reluisantes. Distributeur de capotes, graffitis (To be, or not to be...) et traces de doigts. Au centre la salle du pub, avec fléchettes, juke-box hurlant, trophées et photos dédicacées. Du kitsch glauque.

Le tenancier du bar royal – ou du palais sordide – est le roi usurpateur, costard vert, ray-ban colorées et liasses de billets dans les poches (Hervé Pierre, très à l'aise dans son rôle de parvenu sans scrupules, même quand il doit, à l'entracte rideau ouvert, nettoyer les chiottes et manger ses pâtes de fast-food) ; sa cour est en pattes d'eph et pattes graissées, moumoutes et faux-semblants ; la reine (Clotilde de Bayser) en décolleté et transparences fendues. Le revers du pouvoir est laid, argent plus ou moins propre, corruption, sexe, alcool, meurtre.



Take you me for a sponge my lord ? - Ay, sir, that soaks up the King's countenance, his rewards, his authorities. Le couple des faux-frères Rosencrantz et Guildenstern, marionnettes sinistres manipulées par le couple royal [1], ces deux personnages qui parlent à l'unisson et ne font qu'un traître spongieux, sont astucieusement réunis en un seul (Elliot Jenicot), ventriloque et chien toujours prêt à ouvrir la gueule pour saisir les gros billets.

La folie d'Ophélie (Jennifer Decker, très exposée) est un carnaval de pacotille, cotillons extirpés d'un sac en plastique, et exhibition hystérique en culotte rose. Cependant sa mort concentre les incohérences : suicidée par abus de médocs, on la retrouve avachie dans les toilettes des dames à cour, noyée ? Drowned, drowned, dit la reine... Les livreurs fossoyeurs descendent les fûts de bière à la cave avant de descendre la bière d'Ophélie dans le même trou. Jeu de mots facile ou illustration du texte – and why of that loam whereto [Alexander] was converted might they not stop a beer-barrel? Cependant pourquoi diable y aurait-il des crânes sous cette trappe du bar ? Vaine vanité...

Par contraste, les purs, les intègres, les compagnons d'Hamlet, sont interprétés avec une remarquable et émouvante sobriété. Magnifique Horatio d'Alain Lenglet en cheveux grisonnants, complet lie-de-vin et voix de baryton. Spectre et premier comédien fascinants d'Éric Ruf, dont la présence magnétique, le regard mélancolique mouillé de larmes et la diction pure font disparaître le costard jaune fluo dont on l'a affublé.



Emmitouflé dans son pardessus nighted colour, transi jusqu'au cœur par le froid et la nuit [1], puis en gilet et cravate débraillés, Denis Podalydès a la fragilité et l'assurance du fou, ou de celui qui joue à être fou – I am but mad north-north-west. La ruse de la folie feinte [1]. Serrant contre lui ses livres comme son enfance révolue, il finit par les découper méthodiquement – Yea, from the table of my memory / I'll wipe away all trivial fond records / all saws of books, all forms, all pressures past / That youth and observation copied there […] Son Hamlet ressemble à celui, à l'opéra, de Simon Keenlyside : même cinquantaine adolescente, même violence rentrée qui explose face à la mère, même regard habité.

Dans le grand-guignol des meurtres en série de la scène finale, Hamlet fait-il semblant de mourir ? To die, to sleep – / To sleep, perchance to dream –. S'allongeant tranquillement auprès des cadavres, il prend son temps.
Au fond tout cela est-il la représentation de Hamlet ? Ou une simple répétition de la tragédie du monde voué aux mains de gouvernants opportunistes ? Parfois les comédiens ne sortent pas de scène, s'assoient devant le décor, s'épongent dans leur serviette, boivent leur Cristalline, regardent leurs collègues. N'être pas ou être dans la pièce...

N'être pas ou être irrévérencieux. Telle est la question que ne se pose pas Dan Jemmett. Il l'est, comme l'est Hamlet lui-même. Pour provoquer le courtisan.

[1] François Maguin, Introduction à Hamlet, GF Flammarion, 1995

Photos © Cosimo Mirco Magliocca

Comédie-Française, 7 octobre 2013

samedi 5 octobre 2013

Manon : des Grieux se fait un prénom


Manon est une autre traviata : la mauvaise pente de l'argent et des plaisirs frivoles plutôt que l'élévation de l'amour véritable.
C'est par un escalier rejoignant les hauteurs de la ville que les amoureux fuient, abandonnant leurs valises remplies d'une vie déjà trop tracée. Par un escalier aussi qu'ils accèdent à leur mansarde avec petit lit, petite table et vue sur les toits de Paris.
Mais c'est sur des plans inclinés que parade la reine du Cours-la-Reine et que tiennent en équilibre précaire les tables de jeu de l'Hôtel de Transylvanie, tripot de sous-sol aux murs verdâtres et néons blafards. A Saint-Sulpice, tout est de guingois, prêt à choir, piliers, sacristie et petit lit de prêtre... le lit d'amour de la mansarde.

Laurent Pelly habille en noir et blanc : noirs les hauts-de-forme qui rôdent déjà au pied de la mansarde – qui ne sont pas sans rappeler les fantômes de son Macbeth, noirs les fracs des messieurs lubriques, noires les ombres des joueurs qui trafiquent cartes et gros billets, noires les robes austères des grenouilles de bénitier émoustillées ; blanches les toilettes des coquettes et des cocottes, blancs les tutus des danseuses de l'Opéra. Mais la chute annoncée de Manon porte le rose : du bouquet prémonitoire de la mansarde au rose pâle du Cours-la-Reine, puis au rose fuchsia, ostentatoire, de la salle de jeu.



La direction d'acteurs est magnifique de précision, de justesse, d'invention, les mouvements de groupe esthétiques, picturaux lors des arrêts sur image. L'affrontement au jeu devient duel avec témoins, valets et armes de pique et de trèfle. Peu de femmes, toutes entretenues, pour beaucoup d'hommes, dont la concupiscence bien mise court après les petits rats du menuet.





Tour à tour adolescente délurée en jupe bleue et natte tombante, amante lassée en cotillons trop simples, femme entretenue triomphante, manipulatrice sensuelle et vénale, puis déchue, méconnaissable en tignasse emmêlée, visage sale et défait, Natalie Dessay s'investit totalement en voix et jeu dans son ultime Manon. Le chant se métamorphose avec le personnage, de l'amertume des chimères, à la simplicité touchante de la petite table, puis à la marche souveraine sur tous les chemins.






Cependant Charles des Grieux Castronovo, pour sa prise de rôle, donne un prénom au chevalier et vole la vedette à sa partenaire. Si les cheveux couleur soutane et la révolte contenue envers la douce image font des ravages à Saint-Sulpice, les pianissimi sublimes d'un Songe d'une douceur extrême emportent vers des sommets d'émotion.







Les comprimari sont tous excellents, en particulier le Lescaut de Thomas Oliemans, son beau baryton et sa parfaite diction, et le luxueux Comte des Grieux de Robert Bork, qui impose son ombre de Commandeur dans l'enfer du tripot.
Jesús López Cobos sait parfois tempérer les ardeurs de l'orchestre afin de ne pas couvrir les voix, mais certaines parties de mélodrame restent malheureusement inaudibles. Les chœurs sont parfaits dans les ensembles et les nombreux petits rôles.

Et on gardera l'immense émotion de la mort de Manon dans les bras de son chevalier, ultime syllabe chantée dans un souffle sur un quai du Havre à la perspective infinie, le bout de la pente, avec là-bas, au fond, la grue de travers, Léthé dans le halo de lampadaires lugubres. Et le cri poignant du chevalier.



Photos © Théâtre du Capitole
Théâtre du Capitole, 29 septembre 2013