mardi 30 décembre 2014

La Double Inconstance : léger, éphémère, comme une bulle


Le pardessus, l'écharpe et la blondeur mélancolique d'Éric Ruf glissent à l'orchestre, serrent furtivement quelques mains, disparaissent. Spectre présent, patron discret.

© Pascal Victor

© Brigitte Enguérand

Au foyer des artistes, on répète, on file. En jeans, bonnet de rappeur, bermuda jaune, bottines bleu canard. Passent des accessoires, des costumes. Un ventilateur, luth du poète dans les faux bosquets, fait de la brise dans les cheveux des dames. On joue au volant, à l'oiseau téléguidé, aux échecs, on va prendre l'air au balcon, on se goinfre de macarons. On s'énerve d'une porte claquée, d'un sac oublié, des bruits de la rue qui montent par la fenêtre ouverte. Où est le vrai, où est le jeu ? Anne Kessler brouille les pistes, fait vaciller les certitudes, montre les ficelles : tendue entre deux fauteuils, recouverte d'un drap blanc, celle-ci devient baignoire où le Prince patauge et souffle des bulles de savon, avec vrais bruits d'eau qu'un vrai figurant produit dans une vraie bassine. Artifice exposé, parfaite illusion.

Et l'amour ? Illusion aussi. Chose éphémère, comme cette représentation théâtrale qui se construit, s'affine, où chacun met son corps et son âme avant d'endosser son costume, et qui devra quitter l'affiche dans quelques semaines. Chose instable, précaire : dans une « scène du balcon » vertigineuse, le Prince et Arlequin négocient de nouveaux équilibres amoureux au bord du vide de l'avant-scène. Tout en bas dans la rue passe une voiture folle.

© Brigitte Enguérand



Loïc Corbery fait le Prince l'air de rien, sans s'en rendre compte, avec le vertige que ça provoque, le sentiment de ne pas maîtriser ce qu'on fait sur le plateau [1]. Mais avec une maîtrise parfaite de la nudité désinvolte, du drapé de serviette, de la danse American in Paris, des regards amoureux qui tout à la fois s'excuseraient de l'être. Un Prince charmant, charmeur, effaçant un Prince cruel, violent par nature, car c'est la loi […] [qui lui] défend d’user de violence contre qui que ce soit. Et l'air de rien, ce Prince-là attire toutes les sympathies.



Florence Viala est impériale en Flaminia, fille d'un domestique du Prince, mais qui certainement l'a aimé, l'aime encore passionnément. Très belle dans son élégante robe longue, mélancolique, résolue, c'est elle le metteur en scène, qui manipule ses personnages sans jouer, naturellement. Du très grand art.

© Brigitte Enguérand



Petite personne qui en a sous le chapeau, Stéphane Varupenne campe un Arlequin blond, lumineux dans ses raisonnements, contrastant avec le Trivelin sombre, résigné, en bonnet noir et baryton, d'Éric Génovèse. Georgia Scalliet (Lisette) et Adeline d'Hermy (Silvia), comme sorties du salon du Misanthrope, usent de leurs voix pointues, acidulées, agaçantes. Et on retrouve avec bonheur Catherine Salviat en seigneur gaillard et rusé, toujours jeune sous le tricorne.





Une répétition que l'on pourrait voir cinq ou six fois, avant que ne change l'affiche.

[1] Comédie-Française : Loïc Corbery dévoile son jeu, entretien avec Aurélien Ferenczi - telerama.fr/sortir/ - 27 décembre 2014

Comédie-Française, 26 décembre 2014

dimanche 30 novembre 2014

Owen Wingrave – The Turn of the screw : les fantômes à l'opéra


Paramore et Bly sont une seule et même maison, sinistre, étrange, maléfique [1]. Une maison de portes, d'escaliers, de couloirs, de lambris, de tapisseries, de coins sombres et de zones d'ombre. Une maison bien boutonnée dans sa rigidité. Un même théâtre pour deux œuvres provocantes, très étranges, très puissantes [2]. Avec des changements de plans virtuoses servis par un fantastique travail en régie, Walter Sutcliffe invite le spectateur à regarder par les judas, à pousser les cloisons, à scruter les murs.

Les images de jeunes Wingrave tombés au combat défilent en litanie, remontant le temps ; 2014 et un visage presque adolescent avaient ouvert le cortège. À Paramore, on est soldat ou on n'est pas, les vivants se fondent et se confondent dans les portraits des ancêtres – sortie de cadre interdite ! – et vomissent l'anathème dans leur soupe. Mais Owen est celui qui dit non, qui défie les fantômes. Quel est donc cet étrange valet qui s'invite à l'issue du dîner et suit ironiquement la compagnie ? Fantôme qui hante les chambres et chante des ballades lugubres. Venant d'outre-scène, d'outre-tombe, comme traversant un épais brouillard, l'écho des voix d'enfants lui répond et prédit magnifiquement le malheur – voix étranges qui semblent murmurer des reproches [1]. De la chambre maudite on ne verra rien, seulement une porte fermée sur l'incompréhension.





Quelques décennies plus tard, des idoles des jeunes ont remplacé les ancêtres poussiéreux. Un prologue fantomatique enfermé dans une chambre étroite narre le début d'une curious story. Les motifs de sa chemise sont les mêmes que ceux de la tapisserie.



Ce Tour d'écrou est un tour de force qui déroute tout autant le spectateur que le lecteur d'Henry James [3]. La tour est quelque part dans la salle, le lac dans la fosse. À la fenêtre, point d'apparition. Lubie de la gouvernante ? Puis Quint, assis avec désinvolture sur la fenêtre de la salle de classe, appelle Miles. Les motifs de sa chemise sont les mêmes que ceux de la tapisserie. Miss Jessel appelle Flora. Les couples se forment. La gouvernante dort sur son bureau. Cauchemars ? Cauchemars encore quand les fantômes tiennent colloque autour de la chambre étroite du prologue où dort maintenant la gouvernante ? Qui est fantôme de qui ? La gouvernante est désormais vêtue comme Miss Jessel, à moins que ce ne soit l'inverse – vertige des doubles.

Miles va voler la lettre. Take it! Quint se tient bras croisés dans le couloir, entre les deux portes, pantalon cuir couleur lambris, chemise encore assortie à la tapisserie, a figure in the wallpaper. Des poèmes sont écrits au tableau, dans la salle de classe. Si on lit attentivement, ce sont les chants de séduction des fantômes. Miles joue du piano, doublé dans la fosse – celle de la vraie vie – par un autre Miles (Clery-Fox). Hasard, mais hasard troublant. Car la fosse est toujours – aussi – le lac.

Une excursion dans le chaos [4]. Quint dans l'escalier sombre a désormais une chemise assortie à rien, fantôme visible, fantôme vaincu : c'est l'étreinte de la gouvernante qui a raison de Miles. De qui était-elle amoureuse ? Justement, l'histoire ne le dira pas. Du moins pas d'une façon trivialement explicite [3].



Un théâtre du harcèlement [5] magnifiquement servi par ses interprètes, dirigés avec précision par David Syrus, qui façonne un équilibre subtil entre fosse, plateau et coulisses. L'Owen sobre et grave de Dawid Kimberg s'oppose avec bonheur au Lechmere déluré et opportuniste de Steven Ebel, tandis que Kai Rüütel impose une Kate admirablement détestable. Mrs Coyle réservée, bienveillante et angoissée, Janis Kelly se métamorphose de façon spectaculaire, corps et voix, en une Miss Jessel – cheveux de noyée et pâleur cadavérique – séductrice, trahie, poignante et angoissante à la fois. Musicien déjà accompli, le jeune Francis Bamford a l'âge de Miles et son adresse diabolique au piano – illusion confondante. Si la voix est très belle, elle reste un peu timide, comme le jeu d'acteur, alors que la Flora de Lydia Stables est plus hardie. Fantôme d'elle-même ou hantée par ses fantasmes, la gouvernante est interprétée finement par Anita Watson tandis que Anne-Marie Owens campe une attachante Mrs Grose. Narrateur étrange, fantôme ambigu, Jonathan Boyd est corps désirant et désiré, manipulation perverse, séduction sulfureuse. Ses mélismes sur Miles sont d'une beauté à se damner. Charming.

[1] Henry James. Owen Wingrave. In Le Banc de la désolation et autres nouvelles. Folio 2002.
[2] Benjamin Britten, cité par Gilles Couderc, Du Tour d'écrou à Owen Wingrave : sur les chemins de leur création. Journée d'étude, théâtre du Capitole, 26 novembre 2014.
[3] Henry James. Le Tour d'écrou. Préface, notes et traduction de Monique Nemer. Le Livre de poche Classiques 2014.
[4] Henry James dans L'Art du roman, à propos du Tour d'écrou.
[5] Frédéric Sounac. Le Tour d'écrou et Owen Wingrave : un théâtre du harcèlement. Journée d'étude, théâtre du Capitole, 26 novembre 2014.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 23 novembre 2014

mardi 11 novembre 2014

Macbeth : le coup de poing d'un Verdi toujours politique


Tragique et grotesque, émotion et dérision. Une estrade échiquier avec reine, roi, fous, et pions déplacés, sacrifiés. Quatre morceaux de tôle, des bidons, des cuvettes. Bouts de ficelle et bouts de scotch, têtes de mort clownesques, machettes en toc. Sans artifices complexes, sans vedettes, mais avec une intensité fulgurante, Brett Bailey fait de l'opéra un objet politique qui dénonce, questionne, sidère. Comme le concevait Verdi. C'est la couronne coup de poing du tyran que l'on prend en pleine figure avec ce Macbeth au Congo.

Pas de sorcières préparant quelque infusion de langues de vipères – mais un chœur antique émouvant, pas de fantôme sanguinolent surgissant parmi les convives – mais un cadavre qui reste cadavre, pas de folie somnambulique ni de lavage frénétique – mais une introspection. Massacres, complicités occidentales, omniprésence du fric et des armes, sont puissamment évoqués par l'humour grinçant des pantomimes et des projections. Les sur-titres s'éloignent de la lettre pour donner l'esprit et le goût du jour : familiers et malpolis. Habilement intriqués, Shakespeare et réalité font un propos implacable, Verdi et rythmes africains une partition saisissante.




En jeans et baskets et sous l'impulsion de son chef Premil Petrovic et de son frétillant premier violon Mladen Drenic, l'orchestre serbe No Borders Orchestra sait dire l'urgence verdienne malgré son effectif réduit. Des dix chanteurs sud-africains, impassibles, bien rangés, statues qui fixent, défient le public dès qu'il entre dans la salle, trois s'emparent des rôles principaux avec la fougue et l'impertinence de la jeunesse. Sec, vaguement inquiétant, Madoda Ebenezer Sawuli fait un Banco solide. Owen Metsileng (Macbeth) et Nobulumko Mngxekeza (Lady Macbeth) sont d'abord des corps sans complexes, généreux, puissants, qui montrent et se montrent, se vautrent devant la télé en pyjamas panthère. Les voix sont brillantes, impeccables de justesse (tel ne fut pas le cas de certain Macbeth aguerri entendu récemment au MET), de diction italienne, d'émotion. On pardonnera certains aigus râpeux d'une Lady Macbeth qui fait sa lessive en gants latex – préfiguration d'autres nettoyages, donne un superbe brindisi en dansant lascivement et s'abandonne à une folie figée à côté d'une cuvette désormais vide. Plus rien ne peut laver les crimes.



Point de réjouissances, un tyran est assassiné, un autre prendra sa place. Les dix chanteurs de nouveau rassemblés et statufiés portent l'émotion à son comble avec un Patria oppressa déplacé en épilogue – un hymne à tous les peuples opprimés.

Photos © House on Fire

Théâtre Garonne, 5 novembre 2014

dimanche 26 octobre 2014

Tosca : Don Scarpia


La Maddalena est probablement cachée parmi les Oréades tandis que la Madone se tient entre deux spectateurs quelque part au parterre. Mario boit l'eau du godet où trempent ses pinceaux et ne peint pas. « Facciam piuttosto il segno della croce », dit le sacristain. Et il ne le fait pas. « la mano mia la vostra aspetta… per offrirvi l'acqua benedetta », dit Scarpia à Tosca. Et il ne le fait pas. Pierre Audi met du Godot dans cette Tosca.



Toutes les églises sont en forme de croix. Ici la croix fait église. À cour la chapelle aux Oréades callipyges – le bellezze diverse – très partiellement voilées de noir [1] – les religieuses s'emploieront à les masquer de leurs cornettes aux yeux des enfants de chœur. À jardin, la nef avec cierges. Le Te Deum est une réussite visuelle : noir des manteaux des fidèles en bas contrastant avec le blanc des aubes des enfants en haut, domination de la hiérarchie à mitres et à crosses, isolement de Scarpia parmi les nymphes.



La croix plane maintenant sur le bureau de Scarpia. Le dîner, le vin d'Espagne, les bougies, l'écritoire sont bien là. Et des livres. Et des instruments d'optique. C'est un Scarpia cultivé et féru d'astronomie. Le panoptisme va jusqu'à la surveillance des révolutionnaires sélénites. Les sbires sont chauves et Roberti le tortionnaire est bodybuildé tendance cuir – l'habit fait le bourreau. Après son bacio, Tosca emporte un pistolet. On imagine une fin originale... las, on ne le reverra pas dans le désert.

Daniel Oren ne pouvait pas être à la fois au Bal et à l'église Sant'Andrea della Valle. Ses tempi ralentis à l'extrême décomposent le Recondita armonia ainsi que le ténor. Marcelo Alvarez devient caricature de chanteur, avec gestes de chanteur, tremblements de vibrato par tout le corps, et passage aux notes aiguës avec des appels de sauteur à la perche. Il n'y a plus de Mario. Wojtek Smilek (Angelotti) et Francis Dudziak (le sacristain) ne semblent pas non plus à leur aise. Martina Serafin est une Tosca solide, belle actrice malheureusement desservie par une réalisation qui exagère les gros plans jusqu'aux détails des rides. Le Vissi d'arte, magnifique prière adressée au crucifix imposé par Scarpia, est émouvant.




Phrasé, diction, jeu subtil en expressions et en regards, Ludovic Tézier fait un Scarpia d'une grande noblesse, un épicurien frustré qui se passe le pouce sur les lèvres, savoure ses mots (on sent une véritable délectation dans le simple « Basta, Roberti ») et torture à défaut d'aimer. « Un Don Giovanni amer, qui souffre de sa solitude, de la compagne qu'il n'a pas » [2].



Un camp de soldats au milieu de nulle part. Avec arbresÉbranchés, sans feuilles, comme après un incendie. La croix pour ciel. Un prêtre distribue la communion. C'est le désert, mais on entend tout de même le pâtre, les cloches, et le bureau de Scarpia est à portée de voix. Tosca a même eu le temps de faire un saut chez elle pour se changer. Le seul qu'elle fera. C'est un voile noir qui tombe pour un effet qui tombe... à plat.

[1] « Le recadrage (en haut) prive le tableau de sa verticalité, il lui ôte l’idée d’élévation. Le voile funèbre (en bas), posé sur le corps des femmes, fait obstacle au plaisir. La peinture est empreinte d’une érotique morbide. Les faunes ont quitté le tableau. Ils sont descendus sur scène, parmi nous : Scarpia, le faune machiavélique, et Cavaradossi, qui est aussi un faune, mais naïf, idéaliste… » (Pierre Audi)
[2] Ludovic Tézier, entretien avec Alain Duault

Photos © Charles Duprat / Opéra national de Paris

Retransmission en direct de l'opéra Bastille, UGC Wilson, 16 octobre 2014

samedi 11 octobre 2014

Un Ballo in maschera : oxymores sous la lune


À la lueur de la lune blême, il rêve, déguisé en comte. Fantasme masculin d'une femme qui se déshabillerait, qui se perdrait dans un vestiaire où attendraient des robes de bal. Mais de longs pardessus noirs l'encerclent en une veillée funèbre prémonitoire. Dans le cadre de la vie publique, le comte gouverne, décide, a des amis et de faux amis. Hors du cadre, à l'avant-scène, il pense ses amours interdites dans un jardin secret avec petit fauteuil à cour.


Vincent Boussard habille de subtils oxymores scéniques les oxymores musicaux de Verdi : la légèreté est effrayante, le macabre délicat, le ludique inquiétant.

C'est une délicate poupée de chiffons et de haillons, une douce enfant aux long cheveux blonds, qui est pendue au gibet. Un chaste bouquet de jeune fille gît dans le lieu lugubre. La petite voiture rouge de l'enfant se fait robot, menaçant les conjurés de son inquiétante étrangeté. On rit en perruque mais les têtes tombent. La figure d'ange du comte (ou du roi des Lumières), omniprésente en filigrane, pleure des larmes de sang.

Le brigadier d'Ulrica frappe les trois coups du drame. Les fraises font les pêcheurs et les chaises le chaos. Les enfants sont déjà en pyjama. D'ailleurs, privés de saluts, ils iront se coucher. Point de poignée de main amicale pour déjouer la prédiction : c'est un gant noir qui se pose fermement sur le bras de l'ami. Comme un défi anticipé.



Dmytro Popov domine le plateau avec un Riccardo fougueux, insolent de facilité. À ses côtés Vitaliy Bilyy offre le même visage fermé, inquiétant, qu'il soit ami, cocu, résigné dans l'élégie ou meurtrier, et chante Renato avec un beau baryton malheureusement privé de sentiments. Keri Alkema, fagotée dans sa robe noire ordinaire, son imper transparent, sa robe de bal moins belle que toutes les autres, prend de l'assurance au fil des représentations et son Morrò ma prima in grazia devient un sommet d'émotion.



Femme homme, homme femme ou femme femme, Oscar est ambigu jusqu'au bout de ses talons, en fuseau vinyle et dentelles noires, puis en jupette au bal pour aguicher les messieurs. Desservie par la mise en scène qui lui fait prendre des poses artificielles de m'as-tu-vue, et sans toute l'agilité et la légèreté vocales que l'on attendrait, Julia Novikova fait cependant un page séduisant.



Magnifiquement grimée, en robe gothique laissant parfois entrevoir un bas de dentelle, l'Ulrica d'Elena Manistina impose sa forte présence et des graves abyssaux à défaut d'être beaux. L'artiste, manifestement souffrante le jeudi, assurera cependant sa scène en malmenant sa voix, mais avec une détermination diabolique.







Silvano, le seul véritable marin, est peut-être un peu grave pour Aimery Lefèvre, qui peine à émerger des flots musicaux. Très solides conjurés d'Oleg Budaratskiy et de Leonardo Neiva.



Daniel Oren rit avec les rieurs, grimace avec les douleurs, articule avec les chanteurs, cisèle les couleurs, respire les départs, sculpte les équilibres, dans un corps à corps animal avec l'orchestre et le plateau. On admire les nuances subtiles des chœurs d'hommes, le fin dosage des voix d'enfants et des voix de femmes chez Ulrica.



Le temps d'un étrange mouvement de rideau découvrant une ampoule nue, aveuglante, Riccardo sort une dernière fois de son cadre. C'est un bal où l'on ne danse pas. Où entrent et sortent des robes couleur de lune, des drapés, des vertugadins, des fourreaux, des hennins, des crinolines, des décolletés, des hommes en femmes, des perruques incroyables, des masques de dentelles, des conjurés en costume de conjuré. Le poignard redevient le pistolet d'avant la censure. Riccardo agonisera hors cadre, seul, lui devant et tous derrière, figés sous le grand lustre de perles. Ce que j'ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance, et encore maintenant c'est le lustre, - un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique [1].

[1] Charles Beaudelaire – Mon cœur mis à nu: journal intime.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, représentations des 30 septembre, 5 et 9 octobre 2014

dimanche 21 septembre 2014

La Fanciulla del West : kitsch comme un ballon


Entrer pour la première fois au Wiener Staatsoper, comme par effraction, par une petite porte de côté. Hésiter, monter, descendre, demander, se perdre un peu. Dans quelle direction La Polka ?



Il n'y a pas de Polka, pas de Wild West. Mais des containers empilés, échoués là dans l'attente d'un ailleurs. Un provisoire que les gars ont aménagé. Là-haut on se change, on s'éponge, on s'essuie. En bas on a fait un bar de fortune autour d'une baraque qui s'ouvre et se ferme comme une boîte. C'est lugubre, vaguement inquiétant. Alors on a mis un ou deux juke-box, accroché des guirlandes de baloche à côté des casques suspendus. Un vieux transistor diffuse la chanson de Jack Wallace, Che faranno i vecchi miei. Il y a une malle à l'avant-scène. En jeans et chemise à carreaux, cheveux courts, Minnie est un corps asexué qui veille sur d'autres corps asexués [1], épuisés par le travail, minés par la nostalgie, infusés de frustration et de violence.


Minnie habite un mobil-home avec lit escamotable et petit réchaud à gaz. Au loin, des montagnes de carte postale. La malle est toujours là, à l'avant-scène. Pendant sa drôle de pantomime de la colère, devant le rideau fermé, alors que le décor est bruyamment changé, le shérif Rance n'y jettera même pas un regard.
Un butoir et un wagon. Fin de voie, la mort. Début de voie, la vie, nouvelle, sans passé. Grillages et barbelés, toujours les montagnes au loin, inaccessibles. Toujours la malle. Étrangement la corde tombe des cintres, alors que depuis le début de l'acte, Billy Jackrabbit s'employait, dans un coin, à la préparer.


C'est l'orchestre, l'acoustique fantastique de la salle, qui immédiatement provoquent l'émotion, et emportent corps et âme dans la déferlante puccinienne, dans les bourrasques de la machine à vent. La mélodie est dans l'orchestre plutôt que sur la scène [2], tant et si bien qu'aucun des chanteurs ne passe la rampe : chœurs inaudibles, solistes en limite de cri, paroles incompréhensibles. José Cura et Thomas Konieczny se battent à contre-courant et en perdent leur engagement scénique : Dick Johnson est assez peu concerné par son état de bandit (il ne cherche même pas à voler l'or, d'ailleurs où est-il ? dans la malle, peut-être ?), de blessé par balle, d'amoureux ou de futur pendu ; Jack Rance est à peine méchant. Seule Ninna Stemme parvient à se faire entendre, de ses hommes et du public, et sa noble tricherie au poker est haletante.

Ὣσπερ ἀπο μηχανης [3], Minnie apparaît juste avant le moment fatal, et Dick et elle disparaissent quelque part, dans une sorte de rédemption qui laisse le public perplexe [4].
Dans la mise en scène de Marco Arturo Marelli, le kitsch scénique a été éliminé [5]. Las, pour cette improbable rédemption, c'est une montgolfière aux couleurs arc-en-ciel descendue des cintres qui enlève le couple vers une nouvelle vie, cependant que tout le plateau s'enfonce, les gars, la corde, le wagon, effet de décollage sous le regard hilare de la moitié du parterre.

Et les spectateurs, ayant certainement eux aussi une montgolfière à prendre, s'empressent de quitter les lieux. Les artistes reviennent saluer devant une salle rallumée, aux trois quarts vide. Mais ceux qui restent, enthousiastes, sont récompensés par de magnifiques regards de remerciement. L'émotion est là, aussi.

[1] Rotraud A. Perner – A clean heart. La Fanciulla del West, programme de salle du Wiener Staatsoper, 2013
[2] Andreas Lang – Not a Western opera. La Fanciulla del West, programme de salle du Wiener Staatsoper, 2013
[3] comme de la machine (Démostène)
[4] GMD Franz Welser-Möst, interview – Fanciulla is a conductor's piece. La Fanciulla del West, programme de salle du Wiener Staatsoper, 2013
[5] Andreas Lang – And Jeritza fainted. La Fanciulla del West, programme de salle du Wiener Staatsoper, 2013

Photos © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Wiener Staatsoper, 14 septembre 2014

dimanche 10 août 2014

Lucia di Lammermoor : la fleur du puits


Une grande lauze inclinée, pierre tombale prémonitoire. Derrière le donjon du château, le premier quartier de lune, d'un triste rayon, guette le fantôme de la malheureuse [qui] tomba dans l'onde. La fontaine est un puits où les suivantes en bottes vont puiser l'eau maudite.
C'est sur une charrette de suppliciée, escortée d'une théorie d'ombres lugubres, qu'arrive Lucia pour son mariage avec un vieux beau ridicule en veste tapisserie. Signature forcée par la main du frère, signature de trois arrêts de mort.

© Ruth Gross







La noce fiche des roses blanches dans le noir de la lauze. Y fait un lit nuptial avec un suaire immense. La mariée, tachée de sang, s'ensanglante encore avec le contenu d'un petit arrosoir... la tentation du gore mis en scène. Le linceul deviendra corolle d'une fleur éperdue dont le cœur se noiera dans le puits, Lucia rejoignant Ophélie.
Au dernier acte, ne reste plus de Lucia que sa tombe [1].




On oublie les sièges qui s'en vont en poudre, les genoux du voisin, les bravi intempestifs. Les sur-titres sont judicieusement projetés sur le mur du château, à jardin, au-dessus du petit orchestre. L'automne d'août a bien voulu céder sa place à la douceur d'une soirée d'été, et les artistes ont choisi de jouer – rien ne justifiera jamais qu'on ne lève pas le rideau [2]. L'opéra comme un manifeste.

Peu de mise en scène autour de la folie. Gestes scolaires de douleur, d'effroi, de colère. Les hommes enlèvent leur veste, la remettent. Les chœurs des assistants [sont] toujours immobiles [1], sans réaction.

Scéniquement et vocalement, Svetislav Stojanovic peine à endosser le costume d'Edgardo et les aigus sont une réelle souffrance. En revanche Gabriele Nani, regard ténébreux, physique de tanguero et parfaite diction, donne à Enrico toute sa noirceur, même si son beau baryton n'a pas la puissance pour s'imposer à ciel ouvert ; on regrette qu'il disparaisse du dernier acte. Très solide Raimondo de Christophe Lacassagne, qui sera le lendemain méconnaissable en Roi Vlan.

© Claude Bourbon

Burcu Uyar, habitée par Lucia, domine la distribution. Belle projection, coloratures agiles, dialogue émouvant avec l'écho de la flûte fantôme [1]. Une folie poignante dans les ténèbres inquiétantes du château que la lune épouvantée a fuies.

[1] Catherine Clément – L'opéra ou la défaite des femmes. Figures Grasset 1979
[2] Olivier Py – Télérama n° 3364, 2 juillet 2014

Festival de Saint-Céré, Château de Castelneau, 5 août 2014