dimanche 28 juin 2015

Turandot : fascinante violence


Je suis un homme de théâtre, je fais du théâtre, et je suis un visuel. (Puccini) [1]

Le théâtre n'est pas vraisemblance et bienséance, il est invraisemblable et malséant. [2]


Sous des néons blafards, dans une brume glauque, trente-cinq poupons bien alignés vous considèrent. Bienvenue dans l'empire du jouet fabriqué à bas coût, où des monceaux de cartons – Innovation worldwide, The world on time – sont prêts à expédier vers l'occident. Ici on exploite femmes, hommes, enfants, indifféremment vêtus de pantalons et vestes de travail, casquettes, masques hygiéniques – ou bâillons.
L'usine comme métaphore du totalitarisme, du contrôle des masses par l'intimidation. On y entre, on n'en sort pas : le nouveau venu doit se scarifier, son vélo est brûlé. La hiérarchie est en costume cravate, les militaires sévissent.

Calixto Bieito montre ce que dit le livret : l'oppression, la violence, les supplices, les tortures, Ici, on égorge !... on empale !... on étrangle !... on écorche !... on arrache, on décapite ! – souvent édulcorés par le cache-sexe de la « couleur locale ». Des cris, du sang, des larmes. Les femmes sont violentées, la foule fanatisée.


Formant les trois têtes d'un Cerbère violent, sadique et obscène, les militaires Ping, Pang et Pong exécutent les basses besognes : trois « traîtres » sont entrés dans l'usine, ils seront étiquetés et molestés par les tre sbirri. Les filles sont déshabillées et tripotées sans ménagements. Mais tout change lorsque la tâche est terminée : sur fond de guirlandes de lampions rouges – le rosse lanterne di festa – dont les mouvements ascendants et descendants sont à la fois esthétiques et générateurs de l'étrange impression que la scène elle-même se met à bouger, ils vont jouer – théâtre dans le théâtre – leur rôle de masques. Quittant leurs uniformes, ils revêtent robes blanches de deuil – le bianche lantene di lutto – et cothurnes. Une femme fantôme est là, spectre de Lo-u-ling, les yeux tuméfiés, les membres couverts d'ecchymoses, la bouche close par un adhésif rouge, la culotte montrant les stigmates d'une défloration violente. C'est elle qui a apporté tout le vestiaire de la comédie, elle la marionnette qui subit la pantomime triviale.


Tailleur pantalon strict, chemisier fuchsia et blondeur factice, Turandot dirige son empire de faux bébés, ceux qu'on ne fait pas avec un homme. Robot hystérique, elle asservit, ordonne, frappe, répand la mort, tient en laisse des êtres humains. Mais cette apparence cache une réalité différente : lorsqu'elle enlève sa perruque, vaincue par la résolution des énigmes, c'est un crâne chauve qu'elle découvre, comme ceux des bébés produits à la chaîne. Et elle pleure, peut-être pour la première fois. Plus tard, une seconde fois vaincue par le nom introuvable, malgré les lames pour desserrer les dents et les crocs pour arracher ce nom, elle cassera sa poupée et bercera une dernière fois ce qu'il en reste, hébétée de devoir abandonner sa condition de petite fille.
Altoum, vecchio decrepito, sénile, sale, se traîne en couches-culottes – encore un faux bébé, l'urne funéraire de Lo-u-ling serrée contre lui, s'aspergeant de cendres. Il n'est plus rien dans l'empire de cartons qu'un vieux fou soumis à sa fille, qui le traite comme un chien et le frappe à coups de ceinture.

La résolution des énigmes est judicieusement accompagnée de la libération successive, par le Prince encore inconnu, de trois filles ligotées, deux descendues des cintres, la troisième traînée au bout d'une corde par la patronne – un double de Turandot elle-même, entravée et souffrant dans sa violence et son inhumanité. Par une autre correspondance, la nouvelle énigme posée par le Prince amène les sbires à déshabiller violemment la foule et monter un sinistre tas de vestes tandis qu'une ouvrière habille de bleu les poupons nus, qui deviendront armes de torture.


La pertinence et la grande cohérence de la proposition de Calixto Bieito sont cependant entachées, de manière marginale, de quelques mystères : si les filles prêtes à consommer – très belles, demi-nues, provocantes – présentées à Calaf sont logiquement emballées dans du cellophane, pourquoi Calaf se fait-il à son tour enrouler de film plastique lorsqu'il est question de lui donner des richesses ? pourquoi cet homme projeté en fond de scène, qui se peint progressivement le visage ?


Le regard fixe, déterminé, impavide, Alfred Kim incarne un Calaf étranger à la violence, sans sentiments, odieux jusqu'à énoncer son énigme à l'attention de Liù, comme une ignoble mise en garde. Brillant jeune Manrico en 2012, il excelle de nouveau avec sa belle projection, son métal doux, ses aigus sans efforts. Le tant attendu Nessun dorma, chanté pancarte « Poesia » autour du cou – Liù ! Poesia ! s'attendrira la foule après avoir encouragé la torture de la petite esclave... – donne des frissons.


Elisabete Matos compose une Turandot archétype de l'être autoritaire qui se construit prétextes et façade pour se couper des humains et des sentiments. L'hystérie passe dans la voix jusqu'au cri de Lo-u-ling dans In questa Reggia et la puissance, meurtrière, obère parfois justesse et beauté du chant.

Eri Nakamura se fond dans le personnage de Liù avec un naturel confondant : résolue, solide malgré les outrages et les tortures. Tenue fermement par les cheveux par le sbire sadique, elle donne un Signore, ascolta ! ciselé, magnifique de nuances et d'émotions (on regrettera simplement que des bruits intempestifs de cartons déchirés pour faire les pancartes « Traîtres » viennent perturber l'écoute et la concentration). Son face à face avec la cruauté au pilori du tas de vestes – Si, Principessa, ascoltami !, avant son suicide avec un bras de poupon arraché, appellerait des larmes chez le plus endurci.

Les pères sont magnifiques dans leur déchéance. In Sung Sim est un très grand Timur, bandeau sanguinolent sur les yeux, déambulations d'aveugle confondantes et voix bouleversante, qui prend immédiatement aux tripes. Très exposé, Luca Lombardo chante un solide Altoum tout en traînant à terre sa décrépitude, une composition remarquable de justesse.

Le trio des tortionnaires, Gezim Myshketa (Ping à l'autorité perverse), Gregory Bonfatti et Paul Kaufmann (Pang, Pong soumis à leur chef, mais désabusés) est soudé et de haute tenue vocale, dans des rôles très exigeants scéniquement. Le mandarin de Dong-Hwang Lee, malgré ses interventions courtes, impose sa présence vocale et scénique, indiscutable, inquiétante.

Le travail d'Alfonso Caiani est encore à souligner. Les enfants de la Maîtrise offrent, sur scène et depuis la coulisse, de délicats Là, sui monti dell'Est, tandis que le Chœur renforcé excelle en foule versatile, chantant parfois dans des conditions difficiles, dos au public ou à plat ventre. Marion Carroué, Argitxu Esain et Dongjin Ahn sont impeccables dans leurs interventions individuelles. Stefan Solyom dirige avec attention fosse et plateau, faisant ressortir les beautés des différents pupitres, malgré une tendance à l'explosion sonore qui sature parfois la salle.


Fallait-il donner le finale, cet impossible duo d'amour, après un précipité qui déroute certains spectateurs ? Celui-ci, donné en version de concert, sous des lumières qui occultent les visages des deux solistes devenus fantomatiques, accentue fortement la lourdeur de l'orchestration et balaie toute émotion. On eût préféré continuer à pleurer la mort de Liù et l'exécution sommaire de Timur, rester sur cette expérience d'opéra et de théâtre sidérante, sans répit pour le spectateur, dans la stupeur et la fascination.

[1] In Turandot – L'avant-Scène Opéra n° 220, 2004
[2] Olivier Py – Les mille et une définitions du théâtre. Le temps du théâtre, Actes Sud 2013.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, représentations des 23 et 28 juin 2015

dimanche 14 juin 2015

Sans objet : quand la machine semble prendre l'autorité


Cette conversation est désormais sans objet. Adieu. [1]

Quelque chose de vivant est dissimulé dans une matrice de plastique dont le drapé et le plissé crissent au gré des mouvements. Ça tournoie, ça s'érige, ça se ramasse, ça s'étend, ça prend des poses, de madone ou de monstre. L'accouchement est difficile, il faut deux maïeuticiens cravatés pour déshabiller la bête, la sortir de son enveloppe charmeuse : un robot. Pas un Nao, pas un Romeo, pas un HRP, mais un bras industriel, squelette de ferraille, de fils et de tuyaux. Et pourtant voilà qu'il nous fixe, nous considère, fait des mines, avec son drôle d'organe préhenseur qui ressemble à un visage. Tendance irrépressible que nous avons à projeter notre corporéité sur les choses.



La machine invite l'homme à un tango. Elle guide, il suit, corps sans tête entraîné par ce bras sensuel. Et c'est un autre pas de deux, à distance, où l'homme subit l'influence magnétique du robot : manipulation sans contact, l'humain devenu marionnette sans fil, wireless. Puis la machine fera danser, « comme des robots », les deux corps vivants, décapités, décervelés. Elle mène la danse.

Prothèses bioniques, puces implantées, exosquelettes, l'homme augmenté existe déjà. Pourquoi pas un robot augmenté d'extensions humaines ? Jambes et bras au bout du bras, corps flexibles sur corps rigides, jusqu'à ce que la machine ne se débarrasse des intrus en les précipitant dans les dessous comme Don Giovanni dans les flammes de l'enfer. Droit à disposer d'elle-même !



Hal et Her [2] ont une voix, mais pas de corps. Ce robot-là est matériel, massif et sans voix. Mais il respire, dans des ahanements pneumatiques à chaque prise et dépose d'objets. Avec rapidité, précision, évitant les obstacles, il démonte la scène, dresse les planches en immeubles, construit une ville. Les hommes sont confinés dans le dernier cube, cage exiguë dépourvue d'espace vital. Ils subissent les mouvements de la machine qui les fait tournoyer, les asservit, les rend fous. Il ne reparaîtront, la tête enveloppée de plastique noir, qu'en amoureux à la Magritte. Déshumanisés.

La matrice de plastique est installée en rideau, le noir se fait. C'est la guerre, effrayante : des bruits de tirs, des impacts de balles qui criblent la bâche. Puis le silence, et des rais qui passent par les trous, scrutent, aveuglent : une pluie d'étoiles poétique et inquiétante à la fois. La machine achève son travail : son organe terminal, redoutable bras armé, découpe une petite porte, ouverture vers un nouveau monde. Là sont propulsés, hébétés, des êtres à tête de clones, standardisés, robotisés. Est-ce vraiment ce monde que nous voulons ?

Aurélien Bory [3] réussit brillamment, avec le concours de ses deux acteurs acrobates Olivier Alenda et Olivier Boyer, à poétiser la question de la relation entre l'homme et la machine, à interroger au théâtre le scientifique [4], le citoyen. « La machine fait ce qu'elle veut, c'est elle qui décide », explique cette mère de famille à ses fils. Non madame, c'est ce troisième homme (Tristan Baudoin, virtuose) dont on n'apercevait que les pieds, là-bas dans l'ombre, qui assurait la programmation et la télémanipulation du robot. La machine reste un objet. C'est nous qui lui prêtons des intentions, des émotions. C'est peut-être là le véritable danger.

[1] Hal, 2001 : l'Odyssée de l'espace - Stanley Kubrick, 1968
[2] Her - Spike Jonze, 2013.
[3] Aurélien Bory mettra en scène Le Château de Barbe Bleue et Le Prisonnier, programmés en ouverture de la saison 2015-2016 du Théâtre du Capitole.
[4] Éthique de la recherche en robotique . Rapport n°1 de la CERNA, Commission de réflexion sur l'Éthique de la Recherche en sciences et technologies du numérique d'Allistene, novembre 2014.

Photos © Aglaé Bory, Aurélien Bory

TNT, 6 juin 2015