dimanche 26 février 2012

Ernani : un escalier sans passion


Ernani annonce Don Carlo. Au-delà de la généalogie historique (le Carlo d'Ernani - Charles Quint – est le père de Philippe II), le monologue de Carlo (Grand Dio !), soutenu par le violoncelle, puis la harpe, préfigure Ella giammai m'amo de Philippe II ; le tombeau de Charlemagne à Aix-la-Chapelle est lieu de recueillement, de mystère et d'apparitions, comme le sera celui de Charles Quint au couvent de San Yuste.


L'opéra est souvent affaire de livrets improbables. Trois hommes pour une seule femme, et une action et pléthore de protagonistes qui se transportent allègrement de l'Aragon à Aix-la-Chapelle et retour. Au XVIe siècle. La faute au père Hugo !


Une volée d'escalier qui ne vient de nulle part remplace l'unité de lieu : l'on monte et l'on descend beaucoup. En oubliant la passion en route. L'Ernani de Marcello Giordani, comme son Dick Johnson ou son Gabriele Adorno, est un héros romantique sans fièvre et emprunté. La voix semble quelque peu forcée. Mais au moins, il meurt de façon convaincante. Son Elvira est Angela Meade, voix extrêmement puissante, mais qui a plus l'allure d'une matrone déguisée en montgolfière que celle d'une jeune fille capable d'attirer le roi, le félon et le bandit. Peu importe, mais il faudra au moins apprendre à aimer, à se poignarder (même si ce geste ne figure pas au livret) et à agoniser avec un brin de réalisme.



Le Silva de Ferruccio Furlanetto a le visage allongé et la magnifique présence livide des témoins de l'Enterrement du Comte d'Orgaz. « Vieux spectre glacé », il viendra, voix de commandeur d'outre-tombe, réclamer son dû au Don Giovanni d'Aragon.


Beau mec, sourire carnassier et regards condescendants, Dmitri Hvorostovsky a la superbe royale qui sied à Charles Quint. Son monologue, quasi-faustien en son début - Scettri !... dovizie !... onori !... 
bellezza! ... gioventù !... che siete voi ? - est servi par une voix troublante soulignée par l'accompagnement de l'instrument solo. La statue équestre de Carolus Magnus en frémit encore.



(Crédit photos : Marty Sohl)






Metropolitan Opera Live in HD, 25 février 2012

dimanche 19 février 2012

Il Trovatore, come la luna


Il y a les bleus  et les rouges, pour bien distinguer, comme dans les jeux de guerre, les bons des méchants. Sauf que - rien n'est simple - les bleus sont les partisants du (méchant) Conte di Luna et les rouges du (bon) Manrico. Tous affublés de casques, bleus ou rouges donc, ridicules. Il y a ces spalières qui engoncent l'épaule droite et ces gantelets qui raidissent les gestes. Il y a ces marteaux qui frappent (scansion décalée à cour !) des absences d'enclumes. Ce jeu de dés que personne ne voit. Ce ballet saugrenu de trois spadassins devant l'escouade bleue immobile. Cette dissimulation étriquée dans la coulisse.

Et la lune. Rien, mais la lune. La didascalie essentielle du livret. Sur des soies japonisantes, qui se déploient (ou refusent de se déployer) en fond de scène. Comme une impression de Butterfly. Il Trovatore en théâtre nô, soies, distance et immobilité. Le bûcher est froid.

La froideur a-t-elle déteint sur les deux frères rivaux de la première distribution ? Aucun jeu, aucune émotion, et un ténor emprunté dans son ennui bâclant ses cantabile en limite de justesse. Manrico ne se réduit pas à Di quella pira et à son contre-ut apocryphe !

En revanche, la seconde distribution dite « Jeunes talents » fait fi des costumes, physiques et mise en scène, et distille beau chant et émotion palpable. L'Addio Leonora du jeune ténor coréen tire des larmes.

Mais le véritable acteur - le carcan de la mise en scène n'atteint pas la fosse, est Daniel Oren, l'homme noir du bunraku qui dessine la ligne de chant et guide ses chanteurs du bout des doigts. Fascinant.

(Crédit photo : Patrice Nin)


Théâtre du Capitole de Toulouse, 3 et 11 février 2012



mardi 14 février 2012

Didon et Enée : duplicité du désastre


Le rideau s'ouvre sur les lumières vacillantes de bougies de théâtre baroque, non pas à l'avant-scène mais dérivant sur les eaux d'une Carthage en usine délabrée, bassin de Neptune décadent où la pyrotechnie annoncera les grandes eaux de l'orage destructeur.

Un homme étrange apparaît, pêche brutalement les bougies à l'épuisette : la lumière s'épuise, les civilisations aussi, il n'en reste que les vestiges. Cet homme porte un hélicon sur son dos, double d'Enée portant Anchise, la raison, le destin tracé. C'est ce double, télécommandé par l'Esprit tel un robot, qui intimera à Enée d'aller fonder Rome plutôt que de dilapider son temps dans les délices de l'amour. Fate forbids what you pursue.

Si le double d'Enée est son Surmoi, celui de Didon est son Ça, pulsions et interdits sous l'apparence d'une femme blonde à la séduction outrancière. Les deux doubles s'accoupleront lors de la partie de chasse, dans l'euphorie générale... vanité ! le conflit fondamental est insoluble.

Le chœur est divisé en deux hemichoria, celui des chanteurs et celui des musiciens, menés par le coryphée – chef d'orchestre, témoin attentif, engagé par le geste et l'attitude dans le drame qui se déroule sous ses yeux.
Harmonie des instruments. Plaintes et grincements aux accords. Vouloir et ne pas vouloir, choisir donc renoncer....

Etranges personnages de la duplicité. Les naïades, jumelles de la Lilou du Cinquième élément, walkyries de l'amour chevauchant leur moto et pilotant leur projecteur aveuglant. La sorcière à la fois homme et femme, ambiguïté hermaphrodite du contre-ténor et du soprano s'étreignant dans la même robe rouge sang. L'orage sera de sang, aussi.

La beauté du jeune baryton – Enée n'est pas fils d'Aphrodite pour rien – est magnifiée par son grand cache-poussière noir. Emergeant du brouillard, il est l'Amour. Belinda, tout droit sortie d'un shôjo manga, l'exhorte en sautillant joyeusement - Pursue thy conquest Love! Le cache-poussière va fissurer l'armure de Didon. Des regards magnifiques. Mais l'amour hypnotise, aveugle, projecteur braqué par Enée dans les yeux de Didon.

Aveuglement... l'amour est vite trahi – ce n'est pas tout ça, il faut aller fonder Rome ! L'homme cède facilement aux sirènes, aux sorcières, aux esprits. 
Away, away! implacable de Didon. Départ d'Enée en funambule mal assuré, le cache-poussière n'en mène pas large.
La femme s'en repentira, prise de conscience, remords, regards, terribles. Trop tard.

Didon, dans son ultime lamento, voix et corps émouvants, est submergée par ses larmes - les eaux de Carthage ne sont plus que larmes - et emportée par ce même brouillard duquel avait émergé Enée. Remember me, but forget my fate. L'amour a brouillé les pistes tracées.

Perpignan, théâtre de l'Archipel, 10 février 2012.

Sous la direction musicale de Jean-Marie Puissant, et interprétée par une équipe talentueuse de chanteurs, danseurs et comédiens dans un immense bassin d'eau maculée, l'oeuvre de Purcell, revisitée par Chabroullet et le Théâtre de la Mezzanine devient un opéra d'une grande force érotique.