dimanche 24 mai 2015

Les Fiançailles au couvent : sous le signe du poisson


Le squelette de décor laisse voir les entrailles du théâtre, fond de scène, rampes de projecteurs, praticables et escaliers. Une échelle rouge à jardin que personne ne gravira, une colonne de chaises où personne ne s'assoira, mais des fenêtres sous lesquelles on chante la sérénade, des portes pour enfermer, des trous de serrure pour espionner. Martin Ducan esquisse les éléments du vaudeville dans le théâtre nu.





À Séville, les Rosina, Louisa, Clara, ne sont pas filles à barbons, à barbus, ni à barbets. Le magnat du poisson Mendoza, qui exploite ses poissonnières patibulaires gantées de Mapa verts, en fera les frais. Car c'est au couvent que l'on se cache des pères abusifs, parmi des nonnes à cornettes, lunettes et mains vertes, qui arrosent religieusement leurs belles plantes. Car il n'y a rien de plus vrai que le Moine bourré, qui fait des Cènes hilarantes avec ses disciples avinés et lubriques et bénit les couples contre espèces sonnantes.

On retrouve avec grand plaisir le Mendoza à fausse barbe de Mikhail Kolelishvili, son cabotinage bien dosé, sa souplesse de corps et de voix. Son complice en affaires poissonneuses est le Don Jérôme très vieille Angleterre de John Graham-Hall, qui chante le bouffe comme un poisson dans l'eau et s'accommode sans hésiter de l'âme facétieuse des accessoires : une poignée de porte flanche, un bouchon de champagne part tout seul. Si les deux amoureux de Garry Magee (Don Ferdinand) et Daniil Shtoda (Don Antonio) sont un peu effacés scéniquement et vocalement, le Don Carlos de Vladimir Kapshuk, jeune malgré ses cheveux vieux, joue de son beau baryton pour suggérer qu'il serait amoureux de la belle Louisa, qu'il doit chaperonner. Le duo du trou de serrure avec Mendoza en devient ainsi particulièrement ambigu. Mais ce sont les filles qui mènent tous ces hommes en bateau, et de façon magistrale. Le beau mezzo d'Anna Kiknadze (Clara) sous la cornette répond à la séduction lumineuse d'Anastasia Kaligina (Louisa), tandis que la duègne d'Elena Sommer, nez de cochon, jambe de bois et faux airs de la sorcière Grignote, déploie un comique irrésistible sans se départir de graves subtils. Parmi les seconds rôles, la stature et la projection impressionnantes du Père Augustin d’Alexander Teliga font trembler les murs du monastère.

Les mains de Tugan Sokhiev façonnent une subtile palette de couleurs, tout en préservant un bel équilibre entre fosse et voix. Les passages purement orchestraux, accompagnés des chorégraphies de Ben Wright tantôt banales (le ballet des masques), tantôt pleines de finesse et d'humour (le solo du poisson en smoking, la pantomime des nonnes jardinières), sont un ravissement pour l'oreille. Les dames du Chœur se distinguent en poissonnières fort peu distinguées, tandis que les basses en bure dédient leurs graves profonds à la dive bouteille.



Mendoza, le puissant berné, est le seul à être exclu des réjouissances finales, la duègne étant finalement unie à Don Carlos, avec Don Pasquale, Don Juan et Don Quichotte comme témoins. Du beau monde. Même le poisson en smoking est invité. Un clin d'œil à la saison 2015-2016, dont la brochure est placée... sous le signe du poisson.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 17 mai 2015

vendredi 1 mai 2015

Cavalleria rusticana – Pagliacci : chaises pascales et farce tragique


À Pâques dans la Sicile de David McVicar, il fait nuit toute la journée. La place du village tourne, manège de chaises qu'hommes et femmes, tout de noir vêtus, déplacent, rangent et arrangent. Une grande table sort du sol et y retourne. Où est-on ? Dehors, dedans, à l'église, chez la Mamma ? Santuzza est omniprésente, au pilori au centre des chaises, exclue en dehors des chaises, à part, scomunicata.


Trois danseurs incongrus dansent mal lorsque paraissent Alfio et son fouet et reviennent de temps en temps comme un cheveu sur le vino generoso. Il y a des paniers de tomates et les femmes tricotent en rang d'oignons.




La procession et ses statues doivent suivre la rotation de la place dans un mouvement de foule étrange qui marche sans marcher. Et lorsque vient l'heure de s'en retourner chez soi, A casa, a casa, chacun est assis sur sa chaise, femmes bien droites d'un côté, hommes avachis de l'autre, et ne bouge pas. Il y a du Beckett dans ce village (sans arbre).

Marcelo Álvarez boit beaucoup, ouvre les bras, passe son verre fébrilement d'une main à l'autre, grimace et roule des yeux – Turiddu a du mal à se défaire de ses tics de ténor. Eva-Maria Westbroek semble mal à l'aise dans sa Santuzza et si le médium est chaud, les aigus deviennent vite désagréables. Cependant le duo de la dispute est dramatiquement fort, même si bizarrement, à son acmé, le couple s'enlace tendrement – Beckett sans doute. Alfio monolithique de George Gagnidze, Lola de Ginger Costa-Jackson au plumage aguicheur plus beau que le ramage et Mamma Lucia bien chantante de Jane Bunnell, qui reste hélas très distanciée, comme sans émotion.




Le vide laisse place à une pléthore d'accessoires, le noir à la couleur, le statique au mouvement, l'abscons à une véritable vision. Comment cependant croire qu'il s'agit de la même place du même village ? Elle ne tourne plus.
David McVicar prend le parti du buffa : le théâtre dans le théâtre est farce avec vrais pagliacci, tartes à la crème, poulet marionnette et amant dans le frigo. L'issue sera d'autant plus sidérante.
C'est un Prologue kitsch avec paillettes, veste rose, cheveux gominés, micro et pitreries de clowns Dalton. Plus anecdotique et léger que véritable réflexion sur l'artiste.
Les saltimbanques arrivent en Chevrolet cabossée et à dos de (vraie) mule, celle-ci trottant certainement aussi vite que celle-là. Nedda enlève comme toujours ses chaussures, n'aguiche pas Tonio, mais fait sa lessive – de lingerie tout de même, pendant que Canio est parti à la taverne, visible et vivante en fond de scène.



Patricia Racette porte aussi bien la robe presque sage de Nedda que l'habit de clown et le tutu de Colombina. Sans altérer son chant, elle danse et joue vraiment la farce comme ses trois comparses clowns et on y croit, comme le faux public sur scène. Pourquoi s'est-elle entichée de ce Silvio très pâle et très mal fagoté (Lucas Meachem) ? Mystère. Le Tonio de George Gagnidze serait presque plus séduisant. Beppe (Andrew Stenson) est curieusement mis en retrait, sauf lorsqu'il protège la recette de la soirée des enfants turbulents et voleurs. Sa romance d'Arlequin est finement chantée dans un environnement de pur buffa pourtant peu propice à la rêverie.



Marcelo Álvarez continue à boire en Canio ce qu'il n'avait pas éclusé en Turiddu et, l'ivresse aidant, oublie ses gestes stéréotypés. Recitar !  commencé à la table de maquillage – Tu se' Pagliaccio dit Canio à son double du miroir – et terminé devant le rideau, comme si la comédie était déjà finie, est particulièrement émouvant, belle ligne de chant sans trémolos ni sanglots.



Canio ou Pagliaccio, théâtre ou vie, lard ou cochon, le spectateur de scène comme le spectateur de salle doutent jusqu'au bout. Ils croiraient presque que le double meurtre est doublement faux.

Photos © Cory Weaver / Metropolitan Opera

Metropolitan Opera Live in HD, 25 avril 2015