dimanche 13 mai 2012

Celui qui dit oui – Celui qui dit non : aux cintres !


Brouillard et fumées, vieilles tôles et bidons, grilles, escalier, échelles en ferraille, une centrale nucléaire vétuste avec son Reactor menaçant, Tchernobyl ou Fukushima. Des fantômes en combinaison blanche, un contremaître casqué en bleu de travail fluo.

Des uniformes, des costards cravates gominés et des jupes plissées bien coiffées investissent les lieux décrépits, postures de nô mâtiné de tango argentin, visages de masques, impassibles.

Il y a qu'une façon de dire oui (Der Jasager), de se conformer à la norme, à la « grande coutume », au milieu des masques qui deviennent impitoyablement narquois : accepter d'être précipité vers la mort parce qu'on n'est pas adapté, parce qu'on ne suit pas. Alors qu'on est un enfant. Les toboggans ne sont pas des jeux d'enfants.

Mais il y a plusieurs façons de dire non (Der Neinsager) . Sur différents tons, avec différents visages, comme autant de solutions de transgression. En balançant uniformes et costards : vivent les T-shirts déjantés et les cheveux ébouriffés ! Le contremaître finit accroché aux cintres. La norme au pilori !






Ce sont des enfants et adolescents, déjà habitués des planches et des partitions ou bien novices, très intelligemment mis en scène (Max Henry). Parmi eux une remarquable soliste (l'enfant) et d'excellents comédiens. Tous chantent, jouent, dansent, acceptent, se révoltent avec la fougue de la jeunesse. Les trois seuls adultes sont parfaitement intégrés au plateau : Christophe Larrieu en chef contremaître dirige avec humour du bidon ou du proscenium avant son accrochage final, Wassyla Boujana chante une mère pathétique, le jeune baryton Jean-Christophe Fillol impressionne avec son instituteur hautain et inquiétant.






[…] le théâtre est lui-même pédagogique. Il s'agit d'enseigner en instruisant. Discipline on ne peut concrète qui sous-entend que faire est mieux que sentir [1]. Il ne reste plus qu'à éduquer certains parents qui viennent au spectacle pour bavarder sans aucun respect du travail de leurs enfants et aucune compréhension de ce qu'ils leur disent. Aux cintres !


[1] Bertolt Brecht - Commentaire au Lehrstück Le vol de Lindbergh - 1929.

(Crédit photos : Patrice Nin)


Théâtre Jules-Julien, Toulouse, 2 mai 2012


mercredi 2 mai 2012

Madama Butterfly : l'émotion sublime


C'est un extérieur de maison de thé, dans laquelle on n'entrera pas. Le regard s'arrête au tokonoma que découvre parfois l'ouverture du shoji blanc. Un tsukubai, deux pas japonais de pierres noires. Et le vide. Stylisation absolue [1]. Ah ! C'est donc comme ça qu'il faut regarder une japonaiserie, dans une pièce bien claire, toute nue, ouverte sur le paysage [2].

La Halle aux Grains est l'arène où l'on vient se délecter de la mort d'une femme. Et en pleurer. Toutes les femmes d'opéra meurent d'une mort que leur prépare un long complot, ourdi par des héros passagers et furtifs, jusqu'à l'instant de leur gloire : la mort chantée [3]. Furtif ce salaud de Pinkerton, qu'annonce d'emblée la fugue d'ouverture. Fuggo, fuggo, son vil !


Elle arrive avec ses amies, descendant des gradins parmi le public. Instant magique où on l'entend sans encore la voir, ses longues phrases culminant à l'impossible contre-ré bémol magnifiquement offert, il bene di chi vive e di chi muor. Hui He est Butterfly, naturelle dans ses moindres gestes, ses moindres expressions, ses moindres déplacements. Innocente, amoureuse, maternelle, résolue, poignante dans le chant et le jeu. La voix domine l'orchestre et séduit l'oreille, que ce soit celle de la jeune fille naïve, jamais ridicule, du juge américain singé, parfaite d'humour, de la femme incrédule, puis résignée.





Visage d'ange, Teodor Ilincai incarne un Pinkerton qui ne serait pas ce malotru fiancé pour rire, chez des marionnettes [4]. Les yeux bleus, le sourire et la voix solaire ont un extraordinaire pouvoir de séduction, comme si l'interprète voulait faire pardonner le personnage. Le magnifique unisson du contre-ut final du duo « d'amour » fait croire à l'harmonie.





Illusion.
Il y a cette fosse, fosse de l'orchestre à découvert, fosse de l'impossible. La bonzeria avait vitupéré de l'autre côté de ce gouffre, index accusateur, vaine mise en garde. Il est des actes sans retour. Il est des hommes sans retour.

Attendre. Attendre qui, quoi ?
La mort.
En robe noire, le deuil occidental. La passion enferme dans l'aveuglement et la solitude.
Attendre, bouches fermées du chœur qui n'a plus de visage.

C'est l'été, les américains sont en blanc. L'enfant aussi. Elle en noir, eux en blanc. Lui, le bourreau, est gêné par le col de l'uniforme. Est-ce Pinkerton ou Teodor qui a du mal à avaler ça ?

Emilien Prodhomme, un autre visage d'ange, précipite le geste fatal par la scansion implacable de ses timbales, effroyables taiko. Dernière image saisissante : la mère s'efface entre le fils et le père, accouru de l'autre côté de cette fosse infranchissable. Butterfly Butterfly Butterfly ! Le tanto a frappé.




[1] Nicolas Joel, metteur en scène
[2] Lettre de Vincent Van Gogh à son frère Théo, juillet 1888
[3] Catherine Clément – L'opéra ou la défaite des femmes – Figures Grasset 1995
[4] Pierre Loti - Madame Chrysanthème, 1893 – GF Flammarion 1990

(Crédit photos : David Herrero)

Halle aux Grains, Toulouse, 11 (générale) et 22 avril 2012