C'est
un extérieur de maison de thé, dans laquelle on n'entrera pas. Le
regard s'arrête au tokonoma que découvre parfois l'ouverture
du shoji blanc. Un tsukubai, deux pas japonais de
pierres noires. Et le vide. Stylisation absolue [1]. Ah !
C'est donc comme ça qu'il faut regarder une japonaiserie, dans une
pièce bien claire, toute nue, ouverte sur le paysage
[2].
La
Halle aux Grains est l'arène où l'on vient se délecter de la mort
d'une femme. Et en pleurer. Toutes les femmes d'opéra
meurent d'une mort que leur prépare un long complot, ourdi par des
héros passagers et furtifs, jusqu'à l'instant de leur gloire : la
mort chantée [3]. Furtif ce
salaud de Pinkerton, qu'annonce d'emblée la fugue d'ouverture.
Fuggo, fuggo, son vil !
Elle
arrive avec ses amies, descendant des gradins parmi le public.
Instant magique où on l'entend sans encore la voir, ses longues
phrases culminant à l'impossible contre-ré bémol magnifiquement
offert, il bene di chi vive e di chi muor. Hui He est
Butterfly, naturelle dans ses moindres gestes, ses moindres
expressions, ses moindres déplacements. Innocente, amoureuse,
maternelle, résolue, poignante dans le chant et le jeu. La voix
domine l'orchestre et séduit l'oreille, que ce soit celle de la
jeune fille naïve, jamais ridicule, du juge américain singé,
parfaite d'humour, de la femme incrédule, puis résignée.
Visage
d'ange, Teodor Ilincai incarne un Pinkerton qui ne serait pas ce
malotru fiancé pour rire, chez des marionnettes
[4]. Les yeux bleus, le
sourire et la voix solaire ont un extraordinaire pouvoir de
séduction, comme si l'interprète voulait faire pardonner le
personnage. Le magnifique unisson du contre-ut final du duo «
d'amour » fait croire à l'harmonie.
Illusion.
Il
y a cette fosse, fosse de l'orchestre à découvert, fosse de
l'impossible. La bonzeria avait vitupéré de l'autre côté
de ce gouffre, index accusateur, vaine mise en garde. Il est des
actes sans retour. Il est des hommes sans retour.
Attendre.
Attendre qui, quoi ?
La
mort.
En
robe noire, le deuil occidental. La passion enferme dans
l'aveuglement et la solitude.
Attendre,
bouches fermées du chœur qui n'a plus de visage.
C'est
l'été, les américains sont en blanc. L'enfant aussi. Elle en noir,
eux en blanc. Lui, le bourreau, est gêné par le col de l'uniforme.
Est-ce Pinkerton ou Teodor qui a du mal à avaler ça ?
Emilien
Prodhomme, un autre visage d'ange, précipite le geste fatal par la
scansion implacable de ses timbales, effroyables taiko.
Dernière image saisissante : la mère s'efface entre le fils et le
père, accouru de l'autre côté de cette fosse infranchissable.
Butterfly Butterfly Butterfly ! Le tanto a frappé.
[1]
Nicolas Joel, metteur en scène
[2]
Lettre de Vincent Van Gogh à son
frère Théo, juillet 1888
[3]
Catherine Clément – L'opéra ou la défaite des femmes
– Figures Grasset 1995
[4]
Pierre Loti - Madame Chrysanthème,
1893 – GF Flammarion 1990
(Crédit
photos : David Herrero)
Halle aux Grains, Toulouse, 11 (générale) et 22 avril 2012
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