dimanche 24 mars 2013

Mademoiselle Julie : la nuit de Jean


La vie n'est pas d'une idiotie mathématique telle que seuls les gros mangent les petits ; il arrive aussi que l'abeille tue le lion, ou le rende fou tout au moins [2].

Émincer les oignons, les jeter dans un poêle chaude avec un peu d'huile, faire revenir, puis ajouter les rognons et faire cuire sans cesser de remuer.
Ce n'est pas si long de préparer des rognons de veau, sauf à la scène. Kristin (Clara Simpson) s'affaire longtemps, très longtemps, devant ces fourneaux où rien ne manque, même pas la fumée. Et fait de ses premières répliques un ragoût de mots.

C'est un duel à mort qui oppose aristocrate et valet, pulsions et calculs, femme et homme. Un duel aux incessants revirements, au dialogue erratique [2]. Un duel qui ne s'arrête pas au premier sang, celui des règles de Julie, de sa défloration, celui de la décollation de saint Jean-Baptiste comme de celle du serin – il y a du sang entre nous ! Julie joue avec le feu, « allume » Jean, matière inflammable, séduction éperdue de fille noble qui s'ennuie, se déteste, ne sait pas qui elle est – élevée comme un garçon. Jean, qui n'est pas né pour [se] courber, oscille entre raffinement et grossièreté, soumission et manipulation. Kristin incarne une morale de cuisine où les petits arrangements trouvent pardon à confesse, et ne parle aux gens qu'à la troisième personne. Et au-dessus plane l'ombre du comte, père et maître, droit dans des bottes omniprésentes.

© Eric Cucchi

Marilyne Fontaine a l'âge et l'effronterie de Julie. Mais on aurait aimé plus d'audace dans la séduction, des contradictions plus subtiles, une descente aux enfers plus perceptible. La marche au supplice, rasoir en main pour l'inévitable jigai [3] n'émeut que très peu. Et toujours ce défaut qui désormais envahit toutes les scènes : un débit trop rapide qui rend certaines fins de phrases inintelligibles.

Thierry Godard est un Jean d'âge mûr, qui séduit par son incarnation animale, naturellement dominatrice et manipulatrice, sans excès ni artifices. Un homme qui laisse venir à lui la future victime. Le ton est toujours juste, la diction parfaite, même dans les pires injures. Un Jean qui s'impose corps et mots dans la nuit de la Saint-Jean.

Robin Renucci propose une mise en scène littérale, sans grande audace. On peut juste signaler que les passages en français dans le texte original [1] sont dits en anglais. Seul un être étrange portant bois de cerf, croisement de troll et de Chasseur noir, vient mettre en désordre la cuisine et la vie bien rangées, pendant que Jean et Julie commettent l'irréparable dans la grange. Mais l'apparition vient presque comme un cheveu dans le rognon de veau.

[…] si on pouvait rehausser le parterre pour que le regard des spectateurs n'arrive pas à hauteur du genou des acteurs ; [...] [2]. Si on pouvait, au Sorano...

[1] August Strindberg – Mademoiselle Julie, Une tragédie naturaliste, traduction de Terje Sinding, Circé Théâtre 2006.
[2] August Strindberg – Préface à Mademoiselle Julie, in [1].
[3] C'est le hara-kiri de l'aristocrate, la loi intime de la conscience du Japonais, qui lui commande de s'ouvrir le ventre quand l'autre l'offense, et qui se perpétue sous une forme altérée dans le duel, privilège de la noblesse. In [2].

Théâtre Sorano, 15 mars 2013

dimanche 17 mars 2013

Les Criminels : Fenêtres sur cours


Ainsi que la vertu le crime a ses degrés [1].

Projection d'un immeuble de trois étages, des appartements tournent, roulette de murs derrière lesquels rien ne va plus, rien n'ira jamais plus. Quel jeu de la vie fait qu'on devient criminel ? Qui tire un mauvais numéro va direct au trou.

Chaque échange est argent. Survivre, acheter. L'argent au centre, comme la salle à manger des nantis.
Chaque échange est mensonge. Cacher ce que l'on fait, ce que l'on est, dans la promiscuité de ces murs [qui]ont des oreilles.
Le quatrième mur est la fenêtre par laquelle le spectateur – voyeur omniscient – épie les bouts de vie, les secrets, les petits arrangements de l'immeuble parangon d'une société où rien ne tourne rond. On vole par amour ou pour faire taire, on tue par désespoir ou jalousie. En revenant des courses, on tue une rivale comme on tue le lapin destiné au civet.

Rupture de rythme : la justice passe. Justice qui coince les hommes entre deux paragraphes. Justice de discours, d'intimidations. Quatre cours en une pour quatre procès, justice à la chaîne. Ce ne sont plus les murs qui tournent, ce sont les gens. Chacun son tour sur la roulette de l'arbitraire. Triomphe du calcul et du cynisme. Justice injuste.

Retour à l'immeuble. Cela continue. Tout continue. Ceux qui restent ne sont ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait des autres. L'avocat magouille avec le gérant. Le fils de bonne famille brutalise la bonne, organise des orgies et se mue irrémédiablement en jeune homme blond de Cabaretmême des boucles blondes peuvent cacher une ordure. Le paragraphe 175 finit par rattraper l'homosexualité déclarée ou latente. On a recours à une faiseuse d'anges. La cuisinière meurtrière monte sa mayonnaise, condiment pour masquer la vérité et le goût de la mort : celle d'un innocent, et son propre suicide. Le jeune étudiant en philo s'exténue à rédiger sa thèse, pour faire passer plus vite les huit années de détention de sa compagne infanticide. Tout, tout continue.

© Jean-Louis Fernandez

En Ernestine la cuisinière, qui annonce d'emblée « Je ne suis pas un être humain, voyez-vous », Angélique Clairand manie le mensonge aussi bien que la feuille de boucher, le cynisme autant que le fouet à mayonnaise. Claude Duparfait le bien nommé est touchant en Gustav Tunichtgut, le serveur au chômage, gentleman et Don Juan jovial, qui souligne en rouge des passages de Stendhal, et dont la naïveté sincère sera broyée par la machine judiciaire. Sava Lolov fait un Josef inquiétant et détestable, ainsi qu'un président de cour à la mèche rebelle, ambiguë. On remarque aussi Cécile Bournay pour la gouaille et l'engagement physique de sa Mimi Zerl, et sa mine de petit oiseau apeuré devant les hommes dévastateurs lorsqu'elle est Carla Koch.

Richard Brunel réussit une mise en scène fascinante. Les entrées et sorties, impeccablement réglées sur les trois plateaux tournants, donnent vie à tous les appartements, qu'ils soient au premier plan ou en fond, les habitants devenant silhouettes dans la pénombre. La chorégraphie de l'acte des quatre procès, dont le texte est linéaire, statique et parfois lourd et redondant, permet de remplacer un accusé par un autre, une cour par une autre, apparitions sorties du chœur qui surprennent le spectateur. On pourra juste regretter l'emploi de différentes sortes de micros dans cet acte, dont on se demande quelle est la justification. Et le fait que le certes étrange jazz en sourdine de l'acte III soit remplacé par de la techno et des spots de boîte de nuit.
À quand un opéra mis en scène par Richard Brunel au Capitole ?

[1] Racine, Phèdre, acte IV, scène 2

Les citations sont extraites du texte de la pièce : Ferdinand Bruckner, Les Criminels – traduit de l'allemand par Laurent Muhleisen. Éditions Théâtrales, La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche, 2011

Théâtre National de Toulouse (TNT), 14 mars 2013

samedi 9 mars 2013

Drama Queens : Reines rouges


Joyce DiDonato est autant à son aise en robe écarlate à cul de Londres ou à panier, avec ou sans étole, avec ou sans manches, que dans le pantalon de Romeo ou d'Isolier, dans la défroque de condamnée à mort de Marie Stuart, ou même en fauteuil roulant [1]. Une diva au chignon à la diable, radieuse, généreuse, simple, heureuse du partage avec les musiciens et avec le public.
Dmitry Sinkovsky dirige du violon et de la queue de cheval un Complesso Barrocco dont les messieurs exhibent sans complexes des chaussettes assorties à la toilette de la diva. La contrebasse aura une quinte de toux, regards inquiets des alti, appels muets en coulisses, spectacle vivant.

© blog de Joyce DiDonato

Drama queen : a person given to often excessively emotional performances or reactions [2]. Reines fières, désespérées, trahies, qui supplient ou crient vengeance. Reines de l'antiquité, célébrées par l'époque baroque, puis oubliées.

Joyce DiDonato enchaîne judicieusement Disprezzia regina (Octavie dans l'Incoronazione di Poppea, Monteverdi) – Reine méprisée, et Sposa, son disprezzata (Irène dans Merope, Giacomelli) – Epouse, je suis méprisée. Désespoir, colère, pleurs. Les multiples variations sur le mot esperanza, répété maintes fois, s'envolent en notes subtiles qui colorent tous les possibles de l'espérance.

Doté d'une énergie vertigineuse, Dmitry Sinkovsky, nouvel arrivant dans la cour des grands violonistes de la musique baroque [3] offre un flamboyant concerto pour violon et cordes RV 242 (Vivaldi) [4]. Un délicat, très émouvant adagio, est encadré d'allegri ébouriffants, à en rompre les crins de l'archet.

Puis Bérénice (Berenice, Orlandini) s'avance, et la diva triomphante devient rock star.
De nouveau, deux airs sont associés pour la grande Cléopâtre, fierté de la reine, douleur de la femme : Morte col fiero aspetto (Antonio e Cleopatra, Hasse) – La mort, fièrement, et Piangerò la sorte mia (Giulio Cesare, Haendel) – Je pleure mon destin. Le comble de l'émotion est atteint avec Madre diletta, abracciami (Ifigenia in Aulide, Porta) – Mère chérie, embrasse-moi. Iphigénie, qui va mourir, se fait petite fille, donnant des piani suppliants d'une extraordinaire beauté pour demander que le pardon soit accordé au père ; un solo d'archiluth lui répond, qui va droit au cœur.

Le programme s'achève avec la virtuosité de Roxane (Alessandro, Haendel) dont les formidables cadences mettent le feu au théâtre. Un Siebel du premier rang, à moins que ce ne soit un Bouzin, monte sur scène, offre un bouquet à la reine de la soirée, échange quelques mots. En comédienne aguerrie, Joyce DiDonato conserve les fleurs et en joue avec un bel à propos pour les trois bis qu'elle offre aux spectateurs envoûtés.

Dans l'émouvant Lasciami piangere è poi morir (Fredegunda, Keiser), la reine demande à ce qu'on la laisse pleurer, et puis mourir. Hors des feux de la robe, de la rampe et des ovations.

[1] Rossini – Il Barbiere di Siviglia. Royal Opera House, July 2009. DVD Virgin Classics
[2] Merriam Webster Dictionary
[3] Classica, mars 2013
[4] Concerti per violoni et archi « Per Pisendel ». Ensemble Il Pomo d'Oro, Dmitry Sinkovsky (violon et direction), Naïve 2012

Théâtre du Capitole, 4 mars 2013

Voir l'article de Joyce DiDonato

Drama Queens - EMI Classics

dimanche 3 mars 2013

Rythmes de danse : triptyque de rythmes


Entrelacs (Kader Belarbi)
Qui pratique la danse avec son ombre […] ressent intérieurement ce que calligraphier peut signifier lorsque le corps se fait pinceau et l'espace feuille : les instruments diffèrent, la vigueur demeure. [1]






Un décor d'arbres, de maison de thé laisse place au plateau blanc, feuille de riz vierge où le paysage va être peint. Le corps de ballet, en délicats hakama de transparence d'aquarelle, esquisse le fond, tandis que les pinceaux jaune, violet, rouge engendre[nt] et anime[nt] au fur et à mesure toutes les formes comme de multiples métamorphoses [du] premier trait [2]. L'obsession lancinante, le temps étiré de Fratres (Arvo Pärt) met en péril certains ensembles, la violence entêtante des percussions de Rebonds (Xenakis) fait le trait plus rapide, perturbe les équilibres et les hauteurs de jambes.











The Vertiginous Thrill of Exactitude (William Forsythe)
Sur la fulgurance du scherzo de la Neuvième symphonie de Schubert, c'est un concentré de ballet classique en onze minutes, une caricature rassemblant toutes les difficultés, augmentées de surcroît de lignes qui vont plus loin, de déhanchés, de décalages [3], avec une vitesse d'exécution à couper le souffle. Les cinq danseurs sont au bord du gouffre mais n'y tombent pas, remarquables de vélocité sans pour autant raccourcir le geste. Les tutus de farces et attrapes de Stephen Galloway, en feuille de nénuphar, ne facilitent pas la tâche des danseuses.













Anarchist Unit Related to Art (A.U.R.A.) (Jacopo Godani)
Jeux de lumières en noir et gris, néons blafards, espace lumineux étendu aux premiers rangs du public créent une atmosphère angoissante, renforcée par la musique obsédante de Ulrich Müller et Siegfried Rössert (48nord). Les danseurs s'expriment en corps et en cris dans des ensembles énergiques et précis, succession d'accélérations et d'arrêts dans des poses de sculpture. Le solo féminin, le duo des garçons, corps malléables [2] sont d'une sensualité violente et magnifique.




[1] Cyrille J.-D. Javary, L'écrire étincelant. In Fabienne Verdier, L'Unique trait de pinceau, Albin Michel 2001
[2] Kader Belarbi, Rythmes de danse, programme de salle du Ballet du Capitole, février 2013
[3] Minh Pham, répétition publique, 5 février 2013

Photos ©David Herrero 

Halle aux Grains, 24 février 2013

samedi 2 mars 2013

La Fausse suivante : le faux était en noir


La rampe de projecteurs s'élève vers le cintre, rideau de lumière blafarde sur le plateau nu où errent des silhouettes en costumes noirs. Mathieu Hornain éclaire d'inquiétude et de noirceur la fourberie de la nature humaine. Jeux de déguisements et de mensonges dans un espace théâtral qui lui ne se cache pas : valet sur la scène, amant dans les coulisses, on change de masque même quand la coulisse devient apparente.


La pièce est donnée sans les divertissements des actes I et III, économie de moyens peut-être, unité de noirceur certainement. On fume pour se donner une contenance, on se parle sans se regarder, souvent l'un à cour l'autre à jardin ; seul les désirs ambigus, vénaux, violents, rapprochent les corps. L'argent est déguisé en amour, chez les maîtres comme chez les valets.





Silvia fut le premier Chevalier. Sylvie Maury est celui d'aujourd'hui, assez joli cavalier,
costume trois pièces, mains dans les poches, grosse voix – qui parfois oublie d'être grosse. Le texte est hélas dit trop rapidement, au risque d'en gommer les nuances – l'homosexualité latente, cette solidarité féminine à double visage – et de devenir inintelligible par moments. Laurent Perez est un Lélio détaché, un fourbe qui semble ne croire en rien sauf peut-être à lui-même et à sa cigarette. La Comtesse de Cécile Carles, pantalon noir, stilettos rouges et bustier beaucoup trop décolleté, affiche une vulgarité aussi détestable que sa manipulation des êtres.











Les grands vainqueurs du jeu sont les valets, le Trivelin manipulateur d'Olivier Jeannelle, génial dans son interprétation des anciens et des modernes et dans sa narration du commerce entre le Chevalier et la Comtesse (avec toutefois quelques exagérations gestuelles ici ou là). Denis Rey est d'abord un Frontin inquiétant, en grand pardessus, chapeau et lunettes d'espion, puis un magnifique Arlequin, bouffon émouvant, pauvre garçon mal dégrossi, toujours prompt à baisser ses bretelles pour obtenir un échantillon. Il réussit même à jouer l'impossible didascalie : d'une main il prend l'argent, et de l'autre il embrasse le Chevalier.













Accessoires incongrus dans la nudité de l'espace que seules sculptent les lumières, les épées vont mal avec les habits d'aujourd'hui. Des armes de carnaval qui sonnent faux dans la noirceur.



Photos © Djeyo – Le Clou dans la planche

Théâtre Jules-Julien, 21 février 2013