mercredi 24 avril 2013

Don Giovanni : des racines et du ciel


Dans ma pièce la statue du Commandeur ne parle pas, ne marche pas et ne va pas souper en ville [1].

Trivialité terrestre, Leporello s'est plaint à l'avant-scène. Don Giovanni, Donna Anna, le Commandeur sortent de nulle part, pour un Prologue dans le ciel en plateau vide et nuages d'orage, représentation du défi ironique lancé à la nature et au créateur. J'ai déjà dit que Donna Anna fait pendant à Don Juan. Ne peut-on supposer qu'elle est destinée par le Ciel à révéler à Don Juan la part divine de sa propre nature, et, en l'arrachant au désespoir de ses vains efforts, à le sauver par l'amour même dont Satan s'était servi pour le corrompre ? [2]
L'homme sans visage se démasque à l'agonie du Commandeur. Et les arbres choient des cintres. Retour sur terre ?

Quelle est donc la signification de ces arbres descendus, qui remonteront d'un cran, puis de deux, découvrant leurs racines, avant de disparaître à nouveau ? Allégorie d'un Don Giovanni s'enfonçant progressivement six pieds sous terre ? mangeant déjà les arbres par la racine depuis le tréfonds de l'enfer ? Opposition de l'immobilité et de la frénésie du héros pris dans le vertige du temps qui passe ? [3] La note d'intention sans intention laisse sur une faim sylvestre.

Sur un sol miroir où, du balcon, on pourrait voir sous les jupes des filles, et dans de toujours très belles lumières de Jean Kalman, se côtoient robes de soirée et pantalon de cuir, perruques poudrées et costumes trois pièces, XVIIIe et années soixante. Volonté d'intemporalité ou confusion de vestiaire ?
De très beaux masques animaliers font irruption en trio au bal où l'on ne danse ni ne contredanse ; et Don Giovanni donnera la sérénade à la coulisse.
Les figurants figurent et restent là, dans une absence de mouvement incompréhensible, lorsque Don Giovanni indique aux uns (accennando a destra) d'aller par ici et aux autres (accennando a sinistra) d'aller par là.
Un cimetière blanc meringue émerge des dessous, intrication étriquée de tombes et de statues dont les cheveux (ou les cerveaux ?) leur dégoulinent sur le visage, et dans lequel Don Giovanni et Leporello essaient de se mouvoir, laissant vacant le reste du plateau.
L'ultime dîner en forme de pique-nique, nappe par terre à cour et musiciens de scène en dentelles, bas, perruques, mouches et lunettes de vue à monture rouge sur des chaises d'époque à jardin, fait également souffrir la statue du Commandeur et sourire le spectateur : lunettes de piscine et costume farinés, elle doit traverser tout le plateau pour atteindre son hôte, marchant comme un HRP2 mal programmé qui se serait échappé de son portique.

Fin ch'han dal vino. Presto ! [3]

À l'ouverture, la basse ne traîne pas, la résonance d'une église, d'une voûte ou d'un sépulcre [2] est gommée. L'orchestre surélevé est souvent trop fort et les décalages entre fosse et plateau, voire entre musique de scène et solistes, sont nombreux. Don Giovanni est dans l'urgence, tempo non ha. Ses mots s'effacent derrière la vitalité d'une « force qui va », à toute vitesse. C'est d'ailleurs le seul élément que nous retiendrons de l'air du champagne. Un simple tempo, presto, pour une unique caractérisation [5] : de manière surprenante, Fin ch'han dal vino est donné ici plutôt andante, par un galant plus désabusé qu'énergique, comme s'il savait déjà qu'il n'ajouterait pas une dizaine de noms à sa liste avant le matin.

Presto ! [3]

Tamar Iveri, qui avait donné une belle Vitellia dans la Clemenza l'an passé n'est à l'aise ni dans la robe ni dans la voix de Donna Anna, et crie désagréablement ses aigus. En revanche, Dmitry Korchak, faux airs de Roberto A. dans un strict costume trois pièces, réussit une vraie présence vocale et scénique en Don Ottavio. Vannina Santoni fait une Zerline à peine coquine tandis que son Masetto, Ipča Ramanovič, est un peu emprunté, plus timide en voix et en jeu que lors de son récital (*).
Maité Beaumont tire son Elvire tantôt du côté ridicule, tantôt du côté du plus touchant pathétique [4] ; elle exagère justement le trait de cette aristocrate dont le comportement extravagant est inadapté à sa condition sociale [4]. On la préférait cependant dans le travesti de Sesto.
Leporello de secours le dimanche, Don Giovanni le mardi, Kostas Smoriginas a l'audace, le physique et la voix qui font les futurs grands. Son aisance scénique et son beau baryton séduisent immédiatement. Troisième Leporello appelé en catastrophe et tout juste débarqué de l'avion, Roberto de Candia endosse facilement le costume sur sa rondeur bonhomme. Un peu tendu sur son premier air, il donne un Catalogo peu théâtral, mais prend confiance ensuite. Intégrant facilement la mise en scène – ce qui n'est guère compliqué, les chanteurs étant souvent à la rampe face public – il confère à la scène du balcon (ou plutôt de la passerelle) un comique très réussi, en valet lourdaud singeant son maître.

En 2005 Don Giovanni réapparaissait après sa descente aux enfers, enlaçant une jeune femme. En 2007, il ne réapparut point. En 2013, il réapparaît de nouveau. Le mythe est éternel une fois sur deux. Mais on ne sait toujours pas où vont les arbres.

[1] Carlo Goldoni, Mémoires, Paris 1787. In Jean-Philippe Grosperrin, Le code et la licence : Don Giovanni dans le système théâtral des aristocrates, Journée d'étude « Don Giovanni, les mille et trois visages d'un séducteur », Théâtre du Capitole, 27 mars 2013.
[2] E.T.A. Hoffmann, Don Juan. Contes – Fantaisies à la manière de Callot, tirées du Journal d'un voyageur enthousiaste, 1808-1815. Folio classique
[3] Gilles Cantagrel, L'ogre du temps. In G. Cantagrel, C. Massip et E. Reibel, Don Giovanni, le manuscrit, Bibliothèque nationale de France / Textuel 2005
[4] Michel Noiray, Don Giovanni, Avant Scène Opéra n° 172, 1996
[5] Emmanuel Reibel, Les métamorphoses de Don Juan. In G. Cantagrel, C. Massip et E. Reibel, Don Giovanni, le manuscrit, Bibliothèque nationale de France / Textuel 2005

Théâtre du Capitole, 26 mars 2013
(*) Les Midis du Capitole, 21 mars 2013

dimanche 7 avril 2013

Les Liaisons dangereuses : jeans et basques


On ne se défait pas aisément de liaisons dangereuses. John Malkovich non plus. Valmont en 1988 avec Stephen Frears, metteur en scène aujourd'hui avec de tout jeunes comédiens, il semble obsédé par cette trame inapparente mais trop réelle du lien social [1].

La pièce [2] débute comme débutait le film. Rideau au quart ouvert sur la scène où chacun, régisseurs compris, s'apprête pour la comédie des apparences et des manipulations. Le Valmont et la Merteuil de Frears se maquillaient, choisissaient perruques et mouches ; là chacun ajuste son costume, s'échauffe à sa manière, déplace une chaise, étreint son collègue, salue un ami virtuel dans la salle.

Les costumes, décors et accessoires sont à moitié. À moitié d'alors, à moitié d'aujourd'hui. On porte la redingote sur le jean, le gilet jacquard sur le taffetas, le panier non drapé sur le pantalon, un peu comme des squelettes inachevés [3]. Le valet souffle une ampoule électrique. La tablette tactile se substitue à la plume, on est voyeur avec l'appareil photo de son téléphone portable, et on se bat à l'épée. On se lance et on rattrape au vol la Cristalline en bouteille plastique, comme autant de lettres envoyées, reçues, détournées.

Les acteurs ne quitteront jamais la scène. Comme en répétition, ils sont spectateurs et témoins actifs, commentant les échanges d'un geste, d'un regard. Le secret n'existe pas.


John Malkovich propose une mise en scène inventive, précise, alerte, au rythme du brigadier et des annonces de changements de situations. Certains effets sont très réussis, comme le duel entre Valmont et Danceny, réglé au millimètre (mention spéciale au maître d'armes François Rostain), alternance de noir où seul danse le faisceau d'une lampe torche, et de lumière où les blessures marquées à vue à la bombe de peinture rouge affaiblissent les corps. En revanche, ce ralenti cinématographique, au demeurant époustouflant, où Valmont et son valet, traînant comme une proie le lit où est étendue Mme de Tourvel, remontent la scène et se congratulent comme des joueurs de foot, est quelque peu hors de propos.

Pour Malkovitch, les manipulations de Valmont et Merteuil sont jeux de jeunes gens immatures qui ne mesurent pas la portée de leurs actes. Malheureusement ses acteurs tout juste diplômés ne sont pas tous à la hauteur de son intention. Yannik Landrein, Valmont trop charmant, a l'attitude et le verbe désinvoltes, la diction imprécise. La Merteuil de Julie Moulier, moitié homme moitié femme dans son accoutrement pantalon et demi panier, débite un texte trop rapide, sans relief, sans perversité. Certainement gênée par un accidentel bras en écharpe, Jina Djemba joue et chante faux une présidente de Tourvel fort mal à l'aise. Mabô Kouyaté semble un peu perdu en Danceny et décontenancé en caleçon. En revanche, Agathe Le Bourdonnec passe subtilement de la Cécile Volanges naïve à la fausse ingénue et à la coquine, Merteuil en puissance. Lola Naymark assume avec aplomb le rôle très exposé d'Emilie, l'esthétique de la nudité totale ayant tendance à friser le graveleux.



C'est Lazare Herson-Macarel, formidable valet, accessoiriste, monsieur Loyal, jongleur de mots et de brigadier, qui dit la lettre CLXXV, cependant que dans un tableau de pieta un peu trop apprêté, la Merteuil démaquille son visage. La pièce se referme comme se refermait le film, sur cet effacement.

[1] Francis Marmande, Les Lettres dangereuses ou un homme sans histoire – Préface aux Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos, Pocket Classiques 1989.
[2] Adaptation pour le théâtre de Christopher Hampton,
adaptation française de Fanette Barraya.
[3] John Malkovich, entretien au Figaro, janvier 2012.

Photos © Gaspard Leclerc

Odyssud, 23 mars 2013

lundi 1 avril 2013

Schuberts Winterreise : un opéra d'errance et de désespérance


La bien-aimée a tourné le dos, elle n'est plus que sa maison, les murs qu'elle a dressés, qui séparent et cloisonnent les vies. Les portes sont fermées, il n'y a plus que le sol à embrasser. La nature pour seul témoin, l'amoureux éconduit s'en va sur le chemin de la destruction, d'abord ressassant les souvenirs, espérant encore une lettre au treizième poème, puis résolument n'aspirant plus qu'à la mort.

Aidé d'une légère amplification, Markus Brutscher marche sur le chemin avec rage et fragilité, fiancé trompé hurlant sa colère dans le micro, interrogeant en sprechgesang la neige ou les corbeaux, vivant et racontant tout à la fois ce voyage, parfois sur le fil de la justesse, mais avec une articulation parfaite, des piani émouvants. Le Voyage d'hiver est aussi une longue épreuve pour son interprète.

Markus Brutscher
Vingt-quatre musiciens (le Klangforum Wien, sous la direction attentive d'Emilio Pomárico) pour les vingt-quatre lieder du Winterreise de Schubert réinterprétés par Hans Zender. Les archets frappés sur les cordes des violons font crisser les pas sur la neige (Gute Nacht). Les cordes de la guitare égrènent les larmes gelées (Gefror'ne Tränen). Les machines à vent font valser la girouette (Die Wetterfahne) et plus tard se déchaînant, fragmentent le chant en lambeaux haletants (Mut). L'accordéon plaintif souhaite une ultime Bonne nuit comme dans un tango triste, puis indique en gémissant (Der Wegweiser) le chemin de l'auberge, le cimetière où les chambres sont les tombes et où résonne une marche funèbre, requiem pour le voyageur perdu. Les dissonances accompagnent les tumultes du cœur (Auf dem Fluße, Rast) jusqu'à déchaîner une tempête baroque (Der stürmische Morgen). Déambulant dans le théâtre comme le voyageur déambule dans sa glaciation intérieure, les musiciens créent des effets d'espace, écho lointain de la montagne (Irrlicht), ou cor du postillon de la poste, ce vain espoir (Die Post). La parhélie (Die Nebensonnen) n'est qu'une illusion, un faux soleil : le voyageur a rendez-vous avec la nuit, avec ce musicien étrange, inquiétant, la mort elle-même, dont on entend la vielle (Der Leiermann) ; et bientôt le thème lancinant se défait dans une ultime dissonance qui agonise dans un long effet d'orgue. C'est l'épais silence qui s'ensuit qui clôt le voyage, un voyage dont l'auditeur-témoin sort bouleversé.

Klangforum Wien © Lukas Beck 
Théâtre du Capitole, 20 mars 2013