dimanche 31 décembre 2017

Casse-Noisette : la quête du bras


Faisant quelques pas de côté, Kader Belarbi réinvente Casse-Noisette en racontant une histoire cohérente, dont le fil conducteur est la recherche d'un bras perdu. 
 
C'est un pensionnat à l'ancienne, où l'on dort en chemise et bonnet de nuit. Brossage de dents et lavage de parquet marchent au sifflet. Mais au diable conventions et époques, le dortoir est mixte, et on chahute sous les draps avec des lampes de poche. La surveillante est évidemment à lunettes, à chignon et revêche, mais n'est pas insensible au charme de l'étrange directeur Drosselmeyer, Coppélius à optiques multiples. Pas de sapin pour Noël : une pauvre guirlande, la visite de quelques parents, et un jouet presque pour chacun… Marie a été oubliée. Drosselmeyer lui invente un beau soldat de bois. 
 
Marie est une autre Alice : la nuit, murs et radiateurs deviennent gigantesques, les globes lumineux globes oculaires, et l'on passe de l'autre côté de l'armoire, là où les jouets s'animent. Un autre côté est toujours le royaume d'une reine de cauchemar, ici une araignée juchée sur sa toile - siège à roulettes. Et c'est un combat sans merci entre veuves noires et soldats de plomb – bien stables dans leurs carrés d'herbe collés aux bottes. Les lits s'ouvrent comme des cercueils tapissés de miroirs. Le beau soldat de Marie, qui n'est plus de bois, en perd son bras gauche.
Sous les sortilèges d'un Drosselmeyer omnipotent devenu lui aussi démesuré, les fleurs valsent avec leurs jardiniers, parmi une végétation luxuriante, çà et là carnivore, vaguement inquiétante. En Espagne, c'est un éventail qui propose ses mille et trois lames de bras pendant que sautent grenouilles et crapauds. En Turquie, voici une chenille calife qui fume la pipe, affublée de quatre-vingt-onze segments de gros bras. En Asie, des siamois vantent des bras en or, tandis qu'en Russie, le haut-fourneau crache un bras d'acier. Mais en Italie, ce sont six cent quarante bras salamis que vendent des masques blancs, Rigoletto, Falstaff et leurs amis pucciniens n'étant pas en reste.



Drosselmeyer devenu bonhomme de neige, l'hiver est plus convenu, malgré d'impayables sapères Noël, ramures vertes et barbes blanches. Et l'on retrouve le kitsch paillettes et les sourires figés pour le pas de deux, comme si on assistait soudain à un autre spectacle.
Mais c'était un rêve, quoi d'autre ? Le pensionnat est toujours là, avec ses radiateurs à la bonne taille, ses lits, ses chahuts sous les draps, sa surveillante à lunettes, et son « nouveau », qui ressemble étrangement à ce soldat de bois… sauf qu'il porte une casquette à l'envers.

Kader Belarbi mêle habilement mise en scène et chorégraphie dans les décors, astucieux et magnifiques, d'Antoine Fontaine, que les danseurs-acteurs manipulent à vue. Natalia de Froberville incarne une Marie très crédible, mais semble plus sur la réserve dans son tutu de princesse. Son soldat de bois Ramiro Gómez Samón est impressionnant de précision, y compris lorsqu'il doit danser privé de son bras gauche, une véritable performance. On remarque également la surveillante – reine des araignées – reine des flocons d'Alexandra Surodeeva, le Drosselmeyer de Rouslan Savdenov qui doit s'accommoder de son gros ventre, et le clown aérien de Philippe Solano. Les vocalises hivernales de la Maîtrise chantées depuis la coulisse sont particulièrement émouvantes. Et on regrette que les musiques et bruitages additionnels, sans grand intérêt, viennent bousculer Tchaïkovski, la beauté de l'Orchestre et la direction experte de Koen Kessels.

Capitole, 29 décembre 2017
Photos © David Herrero

mardi 21 novembre 2017

La Rondine : une hirondelle qui fait l'automne

On pouvait craindre deux choses avec cette reprise de La Rondine : que la production (2002) de Nicolas Joël ait pris la poussière et que les interprètes soient écrasés par l'ombre d'illustres prédécesseurs. Craintes balayées, cette hirondelle fait l'automne et Puccini est sublimé.

C'est le Figaro que ces messieurs lisent, dans ce salon où l'on fume et où l'on disserte sur l'amour pour tromper l'ennui, sous le regard des belles alanguies des panneaux muraux. Ces dames rivalisent d'élégance et de beauté. On papote et on fait des vers ; mais légèreté, paillettes et bijoux faciles masquent des regrets.
Ennuyeux, ce premier acte ? Pas un instant. Reprenant la mise en scène, Stephen Barlow n'a laissé au hasard aucun geste, aucun regard, aucune expression.


Chez Bullier, buveurs et danseurs s'adonnent à la folie de ces années dans un désordre de petits détails réglés au millimètre jusqu'au lointain qu'on voit à peine. On a de la tendresse pour ce vieux pochard en frac, à jardin, qui bat la mesure avec sa bouteille, et ira en titubant tenter d'offrir une rose à la dernière cliente.
Et à Nice, c'est une superbe verrière de treilles qui abrite les amoureux. Le majordome en referme les battants : verrière, volière, cage. Le passé rouvrira une porte et l'hirondelle s'envolera.



Magnifique, naturelle, très expressive, Ekaterina Bakanova compose une Magda idéale. Sa dernière note, celle de l'envol, dans le noir qui se fait, est bouleversante. Son Ruggero n'atteint pas la même finesse et le personnage est moins bien caractérisé, le côté provincial, sans doute. Dmytro Popov chante bien et fort, mais sait se discipliner pour nuancer son dernier acte.



La Lisette d'Elena Galitskaya est irrésistible d'aigus et de drôlerie, comment donc se fait-il que le théâtre de Nice l'ait huée ? Formidable Prunier de Marius Brenciu, qui fait passer l'ambiguïté amoureuse de ce manipulateur de soubrette tout en offrant de superbes passages en voix de tête.
Le rôle est court, mais Gezim Myshketa propose un Rambaldo à la ligne de chant immédiatement séduisante. Les trois dames (Norma Nahoun, Aurélie Ligerot et Romie Estèves) sont parfaites. Tous les petits rôles sont très bien tenus, en particulier par les artistes du chœur. L'ensemble du chœur fait merveille chez Bullier, chant, mouvements et jeu admirablement réglés.

Et on est emporté par cette musique immédiatement reconnaissable que subliment Paolo Arrivabeni et l'Orchestre du Capitole. N'en déplaise aux grincheux qui trouvent, à l'entracte, que « ce n'est pas assez dramatique », c'est bien la musique et le chant qui, ici, font chavirer.

Capitole, 19 novembre 2017
Photos © Patrice Nin

dimanche 5 novembre 2017

Falstaff : la mélancolie des soirées en demi-teinte


D'où vient que l'on sort de cette première avec un arrière-goût de déception, une sensation que ce Falstaff n'était pas un grand Falstaff ? Certes on a ri, mais on n'a pas été ému.
La scénographie d'abord, qui en dix-huit ans a pris un peu la poussière. Les panneaux coulissent en fond de scène, du garage à la laverie de Mrs Quickly, des murs de ce port de la Tamise au sombre chêne du Chasseur noir, ni sombre, ni chêne, simplement projeté sur la brique. Quelques figurants figurent et les nécessaires accessoires sont là, bien que relégués dans des coins, paravent très à cour, panier très au lointain. Il ne reste de la mise en scène que quelques gestes esquissés ou bien les gros effets de gros ventre. Point de façons dans les Après vous… Je vous en prie entre Falstaff et « Fontana », point de révérences aux Reverenza de Mrs Quickly, point de mystère sous le chêne qu'il n'y a pas.

C'est donc la musique de Verdi, dont Fabio Luisi cisèle les moindres détails, qui fait le spectacle, ainsi qu'une partie du plateau vocal.





Bryn Terfel semble étrangement à côté de son vecchio John, affublé d'une panse trop grosse, jouant sans grande conviction le comique plutôt que le sensible, comme désabusé, fatigué. Si la voix du grand Terfel est bien là, elle est à plusieurs reprises couverte par l'orchestre. L'artiste se mettra également en retrait aux saluts. Franco Vassalo campe en revanche un très beau Ford, qui laisse présager le meilleur pour son futur Scarpia. Varduhi Abrahamyan est très loin de Mrs Quickly, sans graves ni truculence. Aux côtés de la belle Meg de Julie Pasturaud, Aleksandra Kurzak manie son monde avec entrain et voix fruitée, malheureusement elle aussi couverte par l'orchestre ici ou là. Francesco Demuro est un peu pâle en amoureux transi. Excellents et très sonores Graham Clark (Dottore Cajus) et Rodolphe Briand (Bardolfo), le Pistola de Thomas Dear restant plus discret.



Mais un ange passe dans l'immense salle lorsque chante l'exquise Nanetta de Julie Fuchs : le temps s'arrête, suspendu à un aigu cristallin presque irréel de longueur et de légèreté.

Opéra Bastille, 26 octobre 2017
Photos © Sébastien Mathé

samedi 21 octobre 2017

Tosca et Fra Diavolo : des toiles peintes à l'opéra comics


Voir Tosca dans les lieux de sa création, dans les décors et costumes de la création reconstitués d'après les dessins d'Adolf Hohenstein. Considérer 1900 avec le regard de 2017 est l'objectif du projet La memoria du Teatro dell'opera : « vérifier comment nos yeux et notre goût réagissent au temps qui passe ; et si une scénographie classique résiste aux changements d'époques. » Au fond, la couche de poussière n'est pas si épaisse. Dans la Chiesa di Sant'Andrea della Valle, il y aura toujours une statue de la madone, une Magdalena plus ou moins achevée, un échafaudage, et la chapelle des Atavanti – on ira vérifier sur place que la représentation est fidèle, elle l'est en effet. Le bureau de Scarpia au palais Farnese aura toujours une fenêtre qui doit s'ouvrir sur la cantate, au moins deux portes, une table dressée pour le dîner sur laquelle on n'aura pas oublié le couteau, un bureau, chandeliers obligatoires. Et on doit avoir la sensation de vide sur la plate-forme du Castel Sant'Angelo, parfaitement rendue avec ce parapet net sur fond de basilique Saint-Pierre éclairée par le soleil levant. 

 



Dans ce contexte historique, la direction d'acteurs – d'aujourd'hui (Alessandro Taveli) – ne dit rien de plus que le texte, et les gestes et postures relèvent souvent du mécanisme plutôt que d'une véritable expression de sentiments (un, deux, trois, je me retourne et je saute…) Le couple Mario (Giorgi Berrugi) – Floria (Virginia Tola) manque de relief - le ténor récolte même quelques huées à l'issue de E lucevan le stelle, à moins qu'elles ne s'adressent au chef qui a, sacrilège hélas courant, arrêté l'orchestre ?


 
En revanche Luca Salsi, pour sa prise de rôle, en impose en Scarpia et porte quasiment seul la tension de l'acte II. Angelotti remarquable de graves de Luciano Leoni contrastant avec un sacristain effacé (Domenico Colaianni). Le jeune pâtre est magnifiquement chanté, depuis la fosse, par une jeune enfant de la Scuela di Canto Corale du Teatro dell'Opera. Jordi Bernàcer n'est pas avare de son, le Te Deum est impressionnant, et l'acoustique du théâtre permet d'apprécier, même du tout dernier rang de la dernière galerie, le dialogue des cloches et les cordes basses d'un prélude de l'acte III absolument magnifique. 

  Changement radical pour Fra Diavolo, place aux décors issus d'impressions 3D (Giorgio Barberio Corsetti et Massimo Troncanetti) et aux projections qui immergent le spectateur dans un comics. Phylactères, onomatopées, exagérations investissent les murs blancs de l'auberge, transportant les personnages en montgolfière ou en gondole sans qu'ils quittent leur balcon. De grosses mains décortiquent entièrement la (fausse) voiture, un aileron de requin poursuit de placides poissons, les fleurs poussent à toute vitesse, la mer se déchaîne, les nuages menacent, des ombres inquiétantes rasent les murs. C'est parfaitement réalisé, très faux, très vrai, très drôle. Le procédé s'essouffle cependant après l'acte I. Si Fra Diavolo parade dans un travelling infini entre deux rangées d'immeubles, acclamé par des silhouettes toujours plus nombreuses, la scène du mariage accuse un kitsch sans imagination et trop statique. L'envers du décor révèle cependant un intérieur d'auberge à deux étages et multiples chambres, idéal pour cacher les uns et tromper les autres, sous le regard d'une énorme Lune. Les chorégraphies, comme souvent, n'apportent pas grand chose, mais l'idée de confier le rôle muet de Francisco à un danseur (sosie de Benjamin Millepied) est tout à fait pertinente.



John Osborn, très applaudi au Capitole pour le rôle titre du Prophète, est exceptionnel d'aisance vocale et scénique, particulièrement dans son monologue du III où il dialogue avec ses victimes, seigneur ou fillette, baryton ou soprano. On remarque également le magnifique Giacomo de Jean-Luc Ballestra, baryton à la voix de velours parfaitement projetée. Nul besoin d'exercice cognitif complexe de lecture de surtitres anglais et italiens pour comprendre le français de ces deux-là. Il n'en est pas de même pour le reste de la distribution, dont la quasi-absence de diction empêche toute compréhension du texte. Roberto de Candia et Sonia Ganassi campent cependant un couple truculent d'anglais. Anna Maria Sarra (Zerlina) et Giorgio Misseri (Lorenzo) ont curieusement le même profil vocal : assez peu de projection mais des aigus très vaillants et sonores. Beppo presque inexistant de Nicola Pamio. La direction de Rory Macdonald est jeune, enjouée, très attentive au plateau. Le public plutôt âgé du dimanche après-midi fait une ovation au spectacle.



Teatro dell'opera di Roma, 14 et 15 octobre 2017

Photos © Yasuko Kageyama

vendredi 13 octobre 2017

Tiefland : quand une oeuvre inconnue fait un triomphe



Walter Sutcliffe et Kaspar Glarner ne cèdent pas au manichéisme du « haut » et du « bas » : le « haut » est pollué par les sacs en plastique du « bas » ; la nature du « haut » fait pousser des herbes folles – mauvaises herbes ! – dans la salle des machines du « bas ». Et un superbe travelling vertical établit un continuum irréfutable entre « haut » et « bas », crête, falaise, usine. Il y a du brouillard en « haut » et en « bas ». Des loups aussi. Une double volée de marches relie le « bas » à un entre-deux invisible.
En « bas », la faillite a mis les machines à l'arrêt et la caisse à outils de Moruccio est bien dérisoire. Les locaux sont mal entretenus, le canapé plein de poussière. Et tout comme la courroie de transmission ne transmet plus rien, les fils des marionnettes que Sebastiano cherche à manipuler se gripperont.
 

Nous sommes à une époque où, donc, il y avait encore des sacs en plastique, ainsi que des antennes aux téléphones portables, des magnétophones à cassettes. Ce qui « ne s'allume pas » est une cigarette. Les filles portent des Converse à motifs. Les costumes peuvent sembler anodins, il n'en est rien. Pedro refuse la chemise jaune cocu à jabot, ridicule déguisement, et préfère rester ce qu'il est, un va-nu-pieds. Marta est fagotée dans sa robe blanche et sa mantille de mariage, qu'elle abandonne bien vite pour remettre son pantalon sans chic : pas de séduction , pas de nuit de noces. La robe rouge à volants d'une Carmen des rues, non pas libre mais sous contrainte, est mal ajustée – et ce n'est certainement pas une erreur de l'habilleuse.
La direction d'acteurs est extrêmement précise, pertinente et naturelle jusque dans les invraisemblances des changements de postures. Même la rupture de rythme qui fait chanter Marta en avant-scène face public est signifiante : hors du temps, hors de l'espace, hors de l'action, introspection amoureuse hors des lumières du lieu.
 

C'est un Nicolai Schukoff en très grande forme vocale qui prend Pedro à bras le corps comme Pedro le loup, passant du rêve naïf à la violence animale du duel final. La présence scénique est exceptionnelle jusque dans le moindre regard, la diction parfaite, l'aigu sans faille. De surcroît, l'artiste est fort sympathique.
Meagan Miller impressionne dans le rôle difficile et exposé de Marta ; sa confession psychanalytique sur le divan poussiéreux est un grand moment.
Le Sebastiano du baryton Markus Brück est un odieux magnifique, pervers manipulateur crédible sans en rajouter.
Scott Wilde porte bien les quatre-vingt-dix ans de Tommaso, dont on admire les graves profonds.
Délicate Nuri d'Anna Schoeck, amoureuse transie qui pense séduire en tricotant pour l'hiver. Elle est entourée de trois moqueuses commères, pestes à jolies voix (Jolana Slavikova, Sofia Pavone, Anna Destraël).
Paul Kaufmann et Orhan Yildiz donnent corps aux personnages de Nando et de Moruccio.

Du lever de clarinette sur la crête à la catastrophe, Claus Peter Flor et l'orchestre du Capitole projettent sur scène une infinité de couleurs, d'atmosphères, qui rendent passionnante une partition inconnue. Robes clinquantes et bouteilles faciles, le chœur du Capitole, encore une fois admirablement préparé par Alfonso Caiani, compose avec brio une foule détestable.
Triomphe aux saluts pour une équipe d'artistes manifestement heureux d'avoir travaillé ensemble cette œuvre rare.

Nouveauté de la saison : le programme de salle, désormais allégé, est distribué à chacun gratuitement, ce qui est une excellente initiative. On peut simplement regretter que les artistes de l'orchestre et du chœur n'y soient pas crédités...

Capitole, 1er octobre 2017
Photos © Patrice Nin

dimanche 17 septembre 2017

Kévin Amiel au Capitole : la jeunesse t'appelle, ose la regarder !


Habitués et curieux ont bravé bise automnale, barrières et camions de déménagement pour assister nombreux à la première ouverture du Théâtre du Capitole dans le cadre des Journées européennes du patrimoine. Les robes fantomatiques des Willis en ont frémi sur leur portant.
Il ne fallait pas faire le petit détour par la salle où l'on accordait le piano : il ne restait bientôt que quelques décimètres carrés de parquet de grand foyer pour écouter debout, à côté de quelque costume impavide, l'histoire du bâtiment.
Faisant fi du brouhaha des visiteurs, Jean-Jacques Groleau explique avec gourmandise et anecdotes pourquoi la salle est sise dans les murs de la mairie, pourquoi elle n'est pas tout à fait rectangulaire, pourquoi il n'y a pas de lustre (et donc, certainement, pas de fantôme). C'est passionnant. D'ailleurs le brouhaha s'est presque tu.
Retour dans la salle, où il ne reste cette fois que quelques rares sièges disponibles à l'orchestre. Déjà le balcon de côté se remplit. En fond de scène, une fenêtre ouverte sur la roche pyrénéenne de Tiefland.

Christophe Ghristi, directeur artistique du Théâtre depuis le 1er septembre, vient lui même sur scène, en toute simplicité, présenter Kévin Amiel, repéré alors que ce dernier était membre de l'Atelier lyrique de l'Opéra de Paris. C'est le piano expert et bienveillant de Robert Gonnella qui accompagne le jeune ténor.

En hommage à Luciano Pavarotti, Kévin Amiel ouvre son programme par trois mélodies de Francesco Paolo Tosti. Ce qui surprend d'emblée est le vibrato serré qui rend la voix immédiatement séduisante. La diction est exemplaire, le sentiment présent sans ostentation ; on reçoit au cœur ce Non t'amo più comme une véritable lettre de rupture.
Suivent trois « tubes » : Una furtiva lagrima (Nemorino, L'Elisir d'amore, Donizetti), Che gelida manina (Rodolfo, La Bohème, Puccini) et È la solita storia del pastore (Federico, L'Arlesiana, Cilea) qui ravissent le public. Les aigus sont faciles, le médium solide, la projection idéale.
Kévin Amiel revient en interpellant les spectateurs – Ah ! Mes amis, quel jour de fête ! (Tonio, La Fille du régiment, Donizetti) et semble se jouer des contre-ut. Et, après un long conciliabule avec Robert Gonnella, c'est enfin le Duc (Rigoletto, Verdi), que propose le jeune ténor à la grande joie du public, une donna è mobile chantée avec juste ce qu'il faut de cabotinage.
Christophe Ghristi avertit : «  une fabuleuse génération de chanteurs français va déferler sur le Capitole ». Osons donc regarder la jeunesse – par exemple celle d'un Alfredo l'année prochaine ?

Capitole, 16 septembre 2017

samedi 22 juillet 2017

Le Prophète : maniéré et sublime à la fois


Des épis de bras ondulent dans le champ de blé. À cour les trois Moires encapuchonnées filent, Atropos coupe le fil d'un coup de ciseaux emphatique. Les trois anabaptistes incognito ? Non, quelque symbole incongru qu'on ne reverra pas.
Le Comte d'Oberthal est amené sur une plate-forme à roulettes, juché sur un cheval de plâtre, pouvoir inique et ridicule à moitié statufié. On retrouvera plus tard ce cheval en petit morceaux.
La fête villageoise est placée sous le signe d'un bœuf éventré aux entrailles sanglantes – préfiguration des pendus du camp des anabaptistes ? cependant que Jean sert des brocs dans sa taverne retable.
En hiver, le lac est gelé, les patineurs patinent, mais personne ne semble avoir froid. Au lieu d'étoffes précieuses, les jeunes filles trouvent des tutus courts et bariolés dans les coffres, très commodes pour danser, mais totalement anachroniques. Un étrange soleil bleu comme une orange descend des cintres.
Sur fond de porte-cierges géants, la Cathédrale de Münster brille de tout le faste du sacre le tableau visuellement le plus réussi. Quelques filles légèrement vêtues portant palmes annoncent la débauche. Le peuple, lui, a les yeux cernés par l'oppression.
Au dernier acte, une sorte de Cri de Munch entouré de rideaux de douche pailletés tient lieu de caveau. Au palais, ce sont des morts vivants, verdâtres, décharnés, qui acclament le prophète, âmes des trépassés d'une nuit de Walpurgis où les filles presque nues versent à boire. La pyrotechnie bien circonscrite se déclenche, un pétard fait un petit feu d'artifice et rien ne s'écroule.

La direction d'acteurs de Stefano Vizioli abuse de poses éplorées, de bras au ciel et d'immobilités archaïques, Berthe et Fidès en étant les principales victimes. Les trois anabaptistes, dont un seul (pourquoi ?) porte des lunettes noires, auraient pu être plus inquiétants. Si l'on apprécie que le ballet soit présenté, il vient hélas comme un intermède déconnecté – par le style, les costumes – de l'intrigue : des entrées dansées en tutus (en plein hiver donc) dont la seule « audace » chorégraphique consiste à tomber par terre.

 




Mais, sous la direction attentive de Claus Peter Flor, ce sont la musique et la voix qui sont sacrées en cette soirée. John Osborn incarne un Jean tout en nuances et en retenue scénique, dont les multiples couleurs vocales du songe font frissonner de plaisir. La Fidès de Kate Aldrich n'est fort heureusement pas artificiellement vieillie ; on admire son aisance dans la difficulté du rôle, les aigus faciles et les graves abyssaux qui restent audibles et beaux. Desservie par une gestuelle caricaturale, Sofia Fomina triomphe vocalement en Berthe, même si la puissance peut paraître démesurée pour l’acoustique du théâtre. Les trois anabaptistes de Dimitry Ivashchenko (Zacharie), Mikeldi Atxalandabaso (Jonas aux lunettes noires) et Thomas Dear (Mathisen) sont parfaits, bien caractérisés. Seul le Comte d'Oberthal de Leonardo Estévez est en retrait, montrant parfois quelques approximations d'intonation. Les artistes du chœur chantant solistes sont, comme à l'accoutumée, excellents. L'ensemble du chœur, adultes et jeunes, admirablement préparés par Alfonso Caiani contribue aux grands moments de la représentation.




Et le moment le plus intense, celui que le spectateur d'opéra vient chercher, celui qui fait monter les larmes aux yeux, est l'entrée des enfants de chœur de la cathédrale de Münster, voilés, couronnés de fleurs, yeux cernés de noir, faces blanchies, portant bougies ; leurs voix d'anges soulignées d'orgue s'élèvent, avec ce son unique, sublime, qu'est celui de la maîtrise du Capitole.


Photos © Patrice Nin
Capitole, 30 juin 2017

jeudi 25 mai 2017

Lucia de Lammermoor : une folie moins pyrotechnique que passionnante

La grille monumentale, la falaise abrupte, les piliers gothiques, les costumes lourds, disent d’emblée le confinement de Lucia sous la chape de l'implacable volonté familiale. Ses cheveux roux et sa robe verte se fondent dans les ogives rousses et vertes du château : elle fait partir du décor, un meuble donné en gage. Et, figés dans leurs passions stériles comme ils le seraient sur une toile, les personnages ne se regardent pas.

Mais même une mise en scène (magnifiquement) décorative n'échappe pas  aux détails cocasses : Lucia, qui ne peut regarder la fontaine sans frémir, se repose toutefois calmement auprès de ses eaux fumantes ; plus tard, dans la chapelle sans tombe des Ravenswood, les blasons des trois vitraux centraux portent la devise lucia – usurpation d'Ashton marquant son territoire jusqu'au détail des fenêtres ou plaisanterie du décorateur ?

 
Emma Bovary aurait-elle été entraînée vers l'homme par l'illusion du personnage ? Affublé d'une méchante perruque, visage impassible, l'Edgardo de Sergey Romanovsky peine à convaincre de son amour pour Lucia, de sa jalousie, de son désespoir.
On retrouve avec plaisir Vitaliy Bilyy, Enrico solide, bien incarné – sourire du parfait salaud compris ; on lui pardonnera quelques effets un rien emphatiques – on y goûte autant que lui. Malgré un petit accident en fin de son annonce de l'indicible, Maxim Kuzmin-Karavaev offre un Raimundo convaincant. La mise en scène peu caractérisée n'épargne pas l'Arturo vaillant de Florin Guzgă et le Normanno un peu nasal de Luca Lombardo, à peine esquissés. Malgré ses courtes interventions, on remarque la belle Alisa de Marion Lebègue.


Magnifique Comtesse des Noces la saison passée, Nadine Koutcher propose une Lucia déterminée jusque dans sa « folie ». Trilles, piani, aigus semblent naturels, faciles. Sur le plateau déserté par invités et piliers partis sur la pointe des pieds, ses réminiscences sont habitées, mais sans aucun excès. Une Lucia moins pyrotechnique que passionnante.



L'excellence des artistes du chœur est encore une fois à souligner. Maurizio Benini réussit un parfait équilibre entre l'orchestre – où l'on remarque la harpe d'Adeline De Preissac et la flûte de Sandrine Tilly – et le plateau. Le sextuor, où chaque voix se distingue aisément des autres, est un moment fort.

« Edgardo, il m'a fait pleurer, je l'épouse tout de suite », dit une jeune fille en sortant. Il y avait donc une Emma dans la salle.

Photos © Patrice Nin
Capitole, 21 mai 2017

vendredi 7 avril 2017

L'Ombre de Venceslao : coup de tonnerre au Capitole


C'est un coup de pied au c… du spectateur d'opéra confortablement assis, voire endormi, dans son fauteuil d'habitudes. Dérangeant ? Tant mieux ! Car oui, le trivial le dispute au grossier, c'est parfois aussi gras et lourd que la farce du Moyen-Âge : ces rustres ne s'embarrassent pas d'euphémismes et appellent un chat un chat – si l'on ose dire [1]. Mais c'est surtout autre chose.


Venceslao est un violent, maltraitant indifféremment cheval, enfants, femme. Un violent dans une nature violente qui envahit tout le théâtre : le fouet claque sur les planches, l'orage fait sursauter la salle, les flots de l'inondation débordent dans la fosse. Tel père, telle fille, en miroir et dans le miroir : lui deviendra presque doux, prévenant, avant d'en finir ; elle deviendra criminelle sans scrupules, avant de finir sous les balles perdues de la violence politique. Venceslao et China sont tous deux en errance, en recherche d'ailleurs, lui avec sa charrette, elle avec son poste de radio. Deux voyages au bout de la mort où la pluie s'invite toujours au moment crucial. Le perroquet, chœur antique truculent, n'a pas sa langue dans ses ailes. Trait d'union de ces tranches de vie en « miniatures » [2], il est le confident sans faille, la mémoire – Moi j'oublie jamais rien don Venceslao !

Jorge Lavelli préfère parler de théâtre chanté que d'opéra [3]. C'est en effet de théâtre qu'il est question, et de cette esthétique immédiatement reconnaissable : le vide, les visages blancs, les rideaux de perles, les quadrilatères de lumière au sol. Et une direction d'acteurs exigeante, délestée de toute posture : « Je demande toujours une implication totale, c'est-à-dire l'appropriation du personnage, en assumant complètement les situations, dans la plus grande sincérité, la plus grande vérité, en ne cherchant jamais à faire un effet » [4]. C'est étrangement la scène des chutes d'Iguazú à midi qui est la moins convaincante, avec ses trois personnages (et le perroquet) confinés dans un drap blanc tombé des cintres. Peut-être l'effet d'un involontaire comique de répétition – drap blanc nuptial d'Ernani, drap blanc lait de Brundibàr...




Thibaut Desplantes en impose par la stature et la voix dans le rôle-titre. L'acteur parvient – dès les scènes très exposées de la première partie, à mettre son personnage à distance, comme étranger à ce qu'il fait, déjà en route vers l'ombre.
Mechita, avec ses casseroles, son fer à repasser, son bon sens, est l'élément de sagesse et de stabilité. Bouillant ou froid, amer ou sucré, son maté apaise les différends et différences. Sarah Laulan lui confère sa voix chaude, sa présence forte.



China est une autre Lulu : même facilité à éliminer sans vergogne les gêneurs pour satisfaire ses désirs volatils, même attrait pour l'argent, même exposition physique, même suraigus confinant au cri. Estelle Poscio se glisse dans l'hystérie et les bas résille du personnage avec une aisance vocale et scénique confondante. À peine remarque-t-on qu'elle n'est pas – encore – une tanguera aguerrie.
Entrer sur scène en deux roues, dans tous les sens du terme, ne pose aucun problème au Rogelio de Ziad Nehme, qui réalise une véritable performance vocale dans la position, très exposée et peu flatteuse, pantalon sur les genoux et propos scatologiques, du diarrhéique en phase terminale.

Ce n'est pas tant un vieux Largui qu'interprète Mathieu Gardon qu'un Largui largué, benêt mais gentiment obstiné, ridicule avec sa très fausse poule et son vélo qui se déglingue. Les passages fréquents du baryton à la voix de tête sont aussi périlleux que remarquables.

Avec ses propositions différentes de traitement des animaux, Jorge Lavelli prend plaisir à brouiller les repères : cheval souffre-douleur très humain (Germain Nayl), homme singeant le singe dans les moindres détails (Ismaël Ruggiero), perroquet marionnette télécommandée hyperréaliste (avec la voix de David Maisse). Quel que soit le truchement, ces trois-là sont de vrais animaux.
Vaguement inquiétants, les serviteurs de scène, lointains cousins des anges noirs de Written on skin, transforment les lieux, ouvrent les portes, déroulent les tapis, enjoignent aux accessoires de jouer, aux chaises d'inviter les bandonéons – leurs alter ego – pour cet intermède étrangement apaisé. Peut-être le maestro de tango (Jorge Rodriguez, parfait) est-il lui aussi un serviteur de scène – personnage de spectacle dans le spectacle – surgi spécialement pour manipuler China dans ses abrazos ambigus et précipiter la catastrophe.

L'orchestre du Capitole se saisit avec brio de la musique très imagée de Martin Matalon, sous la direction attentive d'Ernest Martinez Izquierdo, baguette dans la main gauche comme il se doit. Instrument comme un autre, placé en loge de cour, le clavier électronique se fond subtilement dans la musique orchestrale et dans les voix, qu'il fasse parler le perroquet, fasse éclater orage ou fusillade, qu'il donne écho aux consonnes finales ou joue de vieux tangos.

Seuls Mechita et le perroquet, piliers et mémoires de vie, peuvent recevoir la visite de l'ombre, ombre blanche au milieu de tous les morts restés là – car la mort abolit les lieux. Dans un coin de cet au-delà, les quatre bandonéons, fantômes en guenilles, accompagnent de leurs derniers souffles l'ultime voyage de Venceslao.

Ovations aux saluts et nombreux rappels en cette première. La seconde fut beaucoup plus disputée. Le perroquet s'en souviendra.

[1] Jésus Aguila. Six clés pour comprendre l'Ombre de Venceslao. Programme de salle du théâtre du Capitole, avril 2017
[2] Entretien avec Martin Matalon, Opéra Magazine n°121, octobre 2016
[3] Rencontre avec Jorge Lavelli et Martin Matalon, animée par Jésus Aguila, théâtre du Capitole, 30 mars 2017 
[4] Entretien avec Jorge Lavelli, Opéra Magazine n°121, octobre 2016

Photos © Patrice Nin
Capitole, 2 avril 2017